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L'AMI DE LA RELIGION.

LES ANNALES DE PHILOSOPHIE CHRÉTIENNE
ET LA CIVILTA CATTOLICA;

OU SI LA CIVILTA CATTOLICA EST TRADITIONALISTE.

La Civiltà Cattolica a publié, sous ce titre, dans sa dernière livraison du 3 septembre 1853, l'article suivant que nous croyons important de mettre sous les yeux de nos lecteurs:

Dans son n° de juin 1853, page 471, M. Bonnetty, l'honorable directeur des Annales de Philosophie, annonce à ses lecteurs qu'un appui aussi intelligent que compétent vient en aide à la philosophie traditionaliste el à ses principes; et que cet appui est celui de la CIVILTA CATTOLICA.

Pour prouver cette adhésion de la Civiltà Cattolica aux principes de ladite philosophie traditionaliste, il emploie deux arguments ou, comme il dit, deux grands principes que nous aurions établis et qui seraient identiques à ceux des Annales de Philosophie. Le premier, c'est que la philosophie ne doit pas être une science inquisitive, mais une science démonstrative. Cette proposition également soutenue par le père Ventura, est la base de la philosophie traditionnelle; car si la philosophie ne doit pas rechercher la vérité, elle la connait par un autre moyen, lequel est celui de l'enseignement. Le second principe, c'est que la CIVILTA CATTOLICA se pose comme l'adversaire de la philosophie de Descartes.

En remerciant M. Bonnetty de vouloir bien nous attribuer une autorité plus grande que celle qui nous appartient, il est de notre devoir de déclarer que la Civiltà Cattolica a expressément et fréquemment professé qu'elle n'admettait pas les principes de la philosophie traditionaliste; elle l'a professé avant de faire paraître ses articles sur les Deux Philosophies; elle l'a professé plus clairement encore depuis la publication de ces articles. Mais puisqu'on ne se lasse pas d'en appeler aux Deux Philosophies, pour nous faire Traditionalistes malgré nous, il est bon que nous démontrions ici jusqu'à l'évidence que dans les Deux Philosophies of ne saurait trouver aucun argument en faveur de ladite proposition. Et d'abord, on en aurait une preuve dans ce que nous avons dit que la philosophie ne doit pas être inquisitive, mais une science démonstrative, quand bien même dans la définition de la philosophie démonstrative et de la philosophie inquisitive, nous n'aurions}pas eu soin d'écarter expressément le sens dans lequel les Traditionalistes prennent ces deux mots. Voici nos paroles (1):

« Nous avons appelé démonstrative la philosophie des Scolastiques, non « qu'elle ne cherchat et ne trouvát, elle aussi, beaucoup de vérités, mais parce • qu'elle ne prenait pas pour but particulier la recherche de toute certitude, « mais bien l'évidence démonstrative.

«Par contre, nous nommons inquisitive la philosophie moderne, non « qu'elle ne prétende démontrer beaucoup de vérités, mais parce que, par« tant du doute et sentant par conséquent que ses démonstrations manquent « de base, elle est toujours obligée d'avoir recours à de nouvelles recher«ches et d'arriver jesqu'à l'abîme pour trouver à asseoir une conviction. »> (1) Vol. 1, p. 380, 2a série.

L Ami de la Religion, Tome CLXI.

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Quiconque est au courant des controverses qu'ont engagées en Franceles Traditionalistes et leurs courageux adversaires, ne pourra s'empêcher de reconnaitre que les principes soutenus par les premiers sont évidemment repoussés dans ces paroles; et, en vérité, nous ne savons pourquoi ni comment quelques-uns d'entre eux les jugent favorables à leurs doctrines. Quand nous donnions à la philosophie démonstrative le devoir et le droit de chercher et de trouver beaucoup de vérités, n'avons-nous pas nié in terminis le principe fondamental de l'école traditionaliste? Nous blâmons certainement la philosophie inquisitive, mais seulement en tant qu'elle part du doute et prend pour bui particulier la recherche de toute certitude. En effet, elle ne peut manquer ainsi de conduire ses sectateurs à des recherches toujours nouvelles, précisément parce que cette démonstration manque de base, comme toutes celles qui partent du doute. En somme, nous ne saurions approuver celui qui, disant qu'en philosophie il convient de prendre ses prémisses de premiers principes qui ne sont pas à démontrer, autrement dit de la certitude, se met ensuite à la recherche de toute certitude, et prétend démontrer les pre miers principes mêmes. Ces premiers principes mêmes, bien que nous ayons dit qu'ils n'avaient pas besoin d'être démontrés, nous ne les croyons pas pour cela hors de la portée de notre raison; s'ils n'ont pas besoin d'être démontrés, c'est précisément parce qu'ils se présentent à notre raison entourés de leur lumière propre. C'est ce qui a été clairement exprimé dans les articles cités où l'on a eu soin de désapprouver formellement cette phrase dans laquelle le P. Ventura disait que nous recevons par la foi les premiers principes.

Mais, dit M. Bonnetty, si la philosophie ne doit pas rechercher la vérité, c'est donc qu'elle la connaît par un autre moyen, celui de l'enseignement. Cette objection pourrait avoir quelque force si nous avions dit que la philosophie ne doit pas chercher la vérité; mais le fait est que nous avons dit précisément le contraire. Nous avons dit, en effet, que la philosophie cherche et trouve beaucoup de vérités, mais en partant d'uu point fixe, et non en partant du doute comme fait cette philosophie que nous appelons inquisitive et en ce sens seulement. Ainsi prétendre que la Civiltà cattolica favorise les traditionalistes parce qu'elle a adopté un de leurs termes, en l'employant et le définissant dans un sens opposé au leur, c'est en réalité disputer non sur les choses mais sur les mots. En voilà assez sur le premier argument.

Le second argument, c'est que nous combattons Descartes, par la raison que les traditionalistes le combattent; mais un pareil argument ne prouve pas plus que celui qui va suivre. Les calvinistes combattent Luther; donc les calvinistes sont des catholiques. La conséquence serait juste, puisque les catholiques et les calvinistes sont d'accord pour combattre Luther. Pour que l'argument de M. Bonnetty fût valable, il faudrait que, comme c'est a axiome hors de doute que : Quæ conveniunt uni tertio conveniunt inter se, de même cet axiome fût vrai: Quæ disconveniunt uni tertio conveniunt inter se. Nous croyons avoir suffisamment démontré comme quoi les articles des Deux Philosophies ne favorisent pas les traditionalistes ; que si nous avons emprunté quelques mots, quelques expressions particulières à cette école, que nos lecteurs veuillent bien se rappeler que nous écrivons en Italie où, à l'exception des savants, il y a à peine une personne (si encore il y en a une) qui s'occupe de cette question. Il se peut donc que parmi nos paroles quelques-unes aient pu paraître équivoques pour la France où la nécessité

de défendre la vérité fait que l'on est plus scrupuleux sur le choix des mots En Italie, nous pouvions écrire avec cette liberté de formule que nous laisse l'ignorance où est encore parmi nous le commun des lecteurs sur l'opinion des traditionalistes. Au reste, la Civiltà cattolica avait déjà combattu ces doctrines dans sa première série même par un article intitulé le Protestantisme et l'Unité sociale (1). Il y était dit: Dans le fait que je vous démontre, à savoir que tout homme ne peut connaitre le droit naturel avec les seules forces de l'individu isolé, je n'entends pas prouver, comme veulent le faire aujourd'hui bien des gens qui se jettent dans l'excès opposé aux sophistes du siècle dernier, que toute connaissance morale est en nous entièrement et uniquement l'œuvre de la tradition sociale et de la religion révélée. En résumé, depuis la publication de ces articles, si fréquemment cités, des Deux Philosophies, nous avons donné tant et de si claires explications de la philosophie inquisitive et de la philosophie démonstrative, que nul de ceux qui les ont lues ou qui voudraient les lire ne nous semble pouvoir soupçonner la Civiltà cattolica de favoriser les doctrines traditionalistes. Il nous suffirait de rappeler, à cet égard, l'article sur l'Evidence individuelle (2). Entre autres choses, toutes d'accord avec notre proposition, l'on y trouve le passage suivant: « Une telle philosophie, nous l'appelons démonstrative, en faisant observer qu'il n'est nullement dans notre pensée de dire que la raison hu naine soit incapable de découvrir par elle-même aucune vérité, ainsi que le prétendent lesdits traditionalistes, mais, etc. »

Pour éviter désormais toute autre méprise pareille, nous prions les pérsonnes qui nous honorent de leur estime et qui veulent bien tenir compte de la nôtre, d'examiner attentivement l'article que nous avons récemment publié et qui est intitulé: Le Progrès philosophique (3). Nous y avons démontré toute l'importance qu'il y a à rattacher la philosophie catholique à l'étude de saint Thomas; importance que nous avons, pour ainsi dire, fait toucher du doigt, en diverses occasions semblables, dans tout le cours de nos précédents travaux philosophiques. D'après une telle déclaration, si quelqu'un pouvait, en quelque façon que ce fût, douter de nos sentiments, il lui suffirait pour être pleinement éclairé, de jeter un regard sur la Somme théologique. Si l'honorable directeur des Annales de philosophie s'était borné à prendre ce parti, il ne fût assurément pas tombé dans la méprise qui l'a conduit à nous faire un honneur que nous ne méritions pas en invoquant notre secours. Lui qui chez les docteurs de la Scolastique a blâmé longtemps une tendance rationaliste, sans excepter de cette sentence injuste le saint docteur d'Aquin lui-même, n'aurait pu nous croire traditionalistes en sachant que nous sommes pleinement d'accord avec les doctrines de saint Thomas. Nous pourrions ajouter qu'un de nos collaborateurs, celuilà même qui a écrit les articles des Deux Philosophies, prit la liberté, il y a dix ans environ, d'envoyer à M. le directeur des Annales de Philosophie une longue lettre qu'il confia aux soins de M. l'abbé Espitalier. Dans cette lettre, Il prenait la défense du Docteur Angélique, et démontrait combien c'était chose contraire à l'esprit catholique que d'injurier la doctrine des Scolastiques. L'honorable M. Bonnetty ne jugea point à propos de publier cette lettre mais peut-être se la rappellera-t-il, et il en tirera cette conclusion

:

(1) Première série, vol. 1, p. 286.
(2) Deuxième série, vol m, p. 57.
(3) Troisième série, vol. m, p. 265.

qu'il est impossible de confondre la cause de la Civiltà cattolica avec celle des traditionalistes.

Mais, pour en revenir à notre argument, la doctrine positivement combattue par nous est celle qui prétend que l'homme ne peut avoir, par les forces de sa raison, aucune connaissance, au moins dans l'ordre moral et religieux, sans le secours de la parole et par conséquent de la tradition qui nous la transmet. Nous croyons, au contraire, avec le récent concile d'Amiens, que « Tandis qu'on a à combattre le Rationalisme, il faut se garder « de réduire à l'impuissance la faiblesse de la raison. Par la doctrine cons<< tante des écoles catholiques, il est connu que l'homme qui jouit de l'exer« cice de la raison peut, par l'application de cette faculté, percevoir et « même démontrer beaucoup de vérités métaphysiques et morales, et en«tre autres l'existence de Dieu, la spiritualité de l'âme, la liberté et l'im« mortalité, la distinction essentielle du bien et du mal, etc. Il est faux que la raison soit impuissante à résoudre ces questions; que ses argu«ments ne prouvent rien et soient détruits par des arguments opposés. — «Il est faux que l'homme ne puisse admettre naturellement ces vérités << sans croire d'abord à la révélation divine par un acte de foi surnaturel... « Si quelqu'un, sous le nom de Traditionaliste ou sous tout autre nom, tom« bait dans de pareilles erreurs, il s'écarterait certainement du droit sen«tier de la vérité. » Telles sont les paroles graves et formelles du concile d'Amiens; et, en vérité, nous ne savons comment on peut avoir idée de les citer en faveur des doctrines traditionalistes.

Nous adressons ces déclarations aux journaux et aux Revues qui auraient pu tomber dans la même erreur, et croire la Civiltà Cattolica traditionaliste, parce qu'elle a employé quelques-uns des mots en usage dans cette école. Parmi ces publications, nous ne confondous pas la Revue catholique de Louvain, dans laquelle nous trouvons (4) un résumé de ces mêmes articles des Deux Philosophies. L'illustre professeur de théologie, F. Labis, qui nous a fait cet honneur, recueille avec précision et expose avec justesse les idées que nous avons émises en faveur de la philosophie scolastique; et, d'autre part, il ne relève pas chez nons la moindre ombre de ce traditionalisme que d'autres veulent bien nous attribuer.

Mais, pour des motifs particuliers, nous devons adresser ces observations à l'Unité catholique. Nous avons regretté, et nous lui en exprimons notre plainte, que dans les mêmes numéros elle ait accompagné les éloges, les citations et traductions qu'elle a bien voulu faire de la Civiltà Cattolica de blâmes lancés contre la pieuse Compagnie de S. Sulpice en France. Gertes nous avons tout lieu de connaître les droites intentions, la doctrine et la piété de l'illustre et zélé directeur de cette Revue, ancien champion de la liberté religieuse en France. Nous devons également ici lui témoigner toute notre gratitude pour les éloges qu'il accorde à la Civiltà Cattolica, et particulièrement pour l'appui qu'il nous prête dans d'autres questions. Mais comme la concordance accidentelle des louanges qui nous sont données avec le blâme dirigé contre la Compagnie de S. Sulpice pourrait être interprétée par quelques personnes comme ayant eu lieu en conformité de nos sentiments, il est de notre devoir d'éloigner formellement de nous un pareil soupçon. De notre temps, on ne s'est que trop habitué à diriger des

(1) 6e liv., août 1853, p. 330 et suivantes.

attaques contre les Ordres religieux. Et ici nous ferons observer, en thèse générale, que personne, fût-ce même un ecclésiastique, n'a le droit de se poser en accusateur public d'Ordres religieux qui sont placés sous la surveillance des Evêques et du Chef suprême de l'Eglise. Ces paroles ne paraftront pas trop fortes à quiconque voudra bien considérer qu'une erreur dans des thèses philosophiques est assurément bien moins funeste que celle qui est commise par des individus (laïques ou ecclésiastiques, peu importe), lesquels, sans en avoir reçu mission, assument l'énorme responsabilité d'attaquer des Ordres entiers de personnes consacrées à Dieu. En pareil cas, la bonne intention ne saurait servir d'excuse à l'erreur trop évidente et à la faiblesse du jugement.

Nous insérons ici, comme pièces justificatives de l'article qu'on vient de lire, les passages suivants des Annales et de l'Unité Catholique :

ANNALES (p. 471 et suiv.).

Nous le répétons, voilà les principes de la philosophie traditionnelle consacrés et approuvés par la haute sagesse de l'Eglise romaine. Nous espérons que les adversaires de cette philosophie y feront attention et s'empresseront d'y conformer leur conduite.

Déjà nous pouvons annoncer à nos lecteurs qu'un secours très-intelligent et très-compétent arrive aussi à la philosophie traditionnelle et à ses principes, c'est celui de la Civiltà Cattolica. Plusieurs articles très-importants ont paru dans cette revue, l'une des plus savantes du monde catholique et rédigée à Rome par l'élite des Pères jésuites. En attendant que nous rendionS un compte détaillé de ces articles, dans lesquels nous aurons bien peu de divergence à signaler, nous devons consigner ici deux grands principes qu'ils établissent, identiques à ceux des Annales.

Le premier, c'est que la Philosophie ne doit pas être une science inquisitive, mais une science démonstrative. Cette proposition, également soutenue par le P. Ventura, est la base de la philosophie traditionnelle; car si la philosophie ne doit pas rechercher la vérité, c'est qu'elle la connaît par une autre voie, qui est celle de l'enseignement.

Le deuxième principe, c'est que la Civiltà Cattolica se pose comme l'adversaire de la philosophie de Descartes, et se remet ainsi dans cette belle position où s'était placée la compagnie de Jésus à l'origine même du Cartésianisme, lorsqu'elle faisait écrire au P. André qu'il fallait réprouver Descartes comme -Calvin. Les articles si curieux que nous avons publiés sur le P. André, n'ont pas été sans doute inutiles à cette position reprise par les Jésuites. Plût à Dieu que leurs efforts eussent été alors couronnés de succès; plût à Dieu que les chrétiens eussent fait attention à cette condamnation dont Rome avait frappé les principes de Descartes! nous n'aurions pas vu sans doute cet effrayant naufrage de la foi où se sont perdues tant d'ámes d'elite!...

Ainsi donc les bases de la Philosophie traditionnelle sont posées d'une main ferme et ayant autorité; elles sont appuyées sur une parole qui ne se trompe pas, et cela grâce aux Pères du concile d'Amiens.

Mais ce n'est pas la seule bonne nouvelle que nous ayons à donner à nos lecteurs. La condamnation de la Théologie de Bailly et du Manuel du droit cano

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