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« J'ai néanmoins tasché de garder toute la modération possible; et, lorsqu'il s'agissait de l'intérest de l'ordre, j'ai toujours penché plutost du costé de l'indulgence que de la sévérité. Mais enfin, quelques mesures que j'aye gardées, je n'ay pas laissé d'essuyer beaucoup de contradictions. J'ay tasché de les surmonter par le silence et par la patience; mais mon silence n'est pas devenu moins insupportable que mes discours, et l'on m'oblige enfin à me défendre ou à me rétracter.....

« Je puis dire même qu'il est nécessaire que j'écrive pour le bien commun des personnes de lettres, d'autant que, si les principes que veut établir le révérend père subsistent une fois, il est impossible qu'une personne qui ait tant soit peu de lumière et de discernement se puisse réduire à écrire exactement des choses de l'ordre, à moins qu'on ne veuille renoncer àl a sincérité, onne foy et à l'honneur. >>

Restons-en là, et félicitons-nous de retrouver ce nom et ce sentiment de l'honneur, si peu compris et si peu goûtés de nos jours, sous la plume de ce grand moine, tout blanchi de la poussière des chartes et des légendes. Félicitons aussi M. Dantier d'avoir ajouté quelques traits précieux à la figure d'un saint et célèbre religieux dont le noble caractère et la pure renommée apparaissent debout dans le passé, comme pour consoler les honnêtes gens, condamnés le plus souvent à ne rencontrer dans l'histoire que l'empire prolongé de la bassesse et la victoire effrontée du mensonge.

(Correspondant du 25 juillet 1858.)

Cartulare monasterii beatorum Petri et Pauli de Domina, Cluniacensis ordinis Gratianopolitana diœcesis.... Nunc primum sub auspiciis Delphinatis Academiæ, cura, studio et impensis hujus Academiæ socii typis mandatum. Lugduni excudebat Ludovicus Perrin. A. R. S. 1859.

Etude historique sur l'abbaye de Remiremont, par M. A. GUINOT, curé de Contrexeville, chanoine honoraire de Troyes. Paris, chez Douniol, 1859.

I.

Au moment où je vais braver moi-même l'indifférence du public pour les études sérieuses, pour celles-là surtout qui se rattachent au moyen âge, je cède à un instinct facile à comprendre, en tendant une main fraternelle à des compagnons de travail ou d'infortune, à ceux qui, comme moi ou avant moi, se sont aventurés sur l'océan des recherches monastiques. Je veux donc signaler très-brièvement, parmi les diverses monographies monastiques dont j'ai eu récemment connaissance, deux ouvrages qui m'ont semblé spécialement dignes de sympathie et d'intérêt.

Le Cartulaire de Domène forme à coup sûr le plus beau volume et le plus complet qui ait été édité de notre siècle sur une maison religieuse. Il sort de ces presses de Louis Perrin, à Lyon, qui ont conquis la première place dans l'imprimerie européenne, et que nous avons déjà eu l'occasion de vanter à l'occasion de l'Essai historique sur l'abbaye de SaintBarnard de Romans.

C'est assez dire qu'il ne laisse rien à désirer quant à la beauté, à l'élégance et la netteté des caractères, ni quant à la correction du texte. Les livres publiés par M. Perrin rappellent les plus beaux siècles et les plus beaux monuments de

la typographie. On éprouve, en les contemplant, et surtout en les maniant, une jouissance tout à fait inconnue de ceux qui consument leur vie littéraire à feuilleter et à déchiffrer les flasques et pâteux in-octavo ou les horribles in-douze, dits formats anglais ou éditions compactes, de la librairie

ordinaire.

Après cet hommage rendu à la forme, il faut dire un mot du fond de cette intéressante publication. Domène, ancien village épiscopal, abbatial et féodal, est un chef-lieu de canton du département de l'Isère, sur la route de Grenoble à Allevard, dans cette magnifique vallée du Graisivaudan qui égale, si elle ne surpasse pas, les plus beaux paysages de France. Elle renferme une église priorale, consacrée en 1058, aujourd'hui ruinée, mais dont les ruines, soigneusement conservées, ont fourni à notre savant collaborateur, M. Albert du Boys, la matière d'une notice archéologique qui ouvre très-convenablement le volume du Cartulaire. Cette église est le seul débris aujourd'hui existant du prieuré de Domène, fondé en 1027 par Aynard Ier, seigneur de Domène, d'une des plus nobles maisons du Dauphiné. Son arrière-petit-neveu, Hugues, figure au Musée de Versailles, parmi les chevaliers croisés en 1147, et ses descendants, sous le nom de Monteynard, ont maintenu jusqu'à nos jours l'illustration d'une race qui a donné un ministre de la guerre sous Louis XV, et a été appelée à la pairie sous Charles X, après avoir débuté dans l'histoire huit siècles auparavant, sous les auspices de la grande abbaye de Cluny. Aynard Ier avait fait don, en effet, de sa fondation à l'illustre abbé Odilon et à cette fameuse communauté de Cluny, qui était à cette époque la métropole monastique de l'Europe et disputait à Rome elle-même, sous les prédécesseurs de Grégoire VII, lui-même enfant de Cluny, l'empire des âmes et de la société

chrétienne. Aynard se retira vers la fin de ses jours dans le prieuré qu'il avait construit et doté, non loin de son château, et y mourut sous l'habit religieux. Sa postérité resta toujours en alliance intime avec Cluny; car on trouve dans les Épîtres de Pierre le Vénérable une lettre où ce glorieux ami de saint Bernard, qui avait été prieur de Domène de 1120 à 1122, intervient auprès du pape Eugène III en faveur de Guy de Domène, lequel avait été excommunié par son évêque, pour cause de bigamie. Guy et son vénérable avocat soutenaient que son second mariage était seul valide, et que sa première union était nulle, en ce que la fiancée n'était pas nubile, qu'elle était sa cousine, etc.

Voici quelques passages de cette lettre, qui n'a été qu'indiquée par M. de Terrebasse dans une note additionnelle du Cartulaire de Domène, et dont le texte entier manque dans ce beau volume.

« Au souverain Pontife et à notre Père particulier, le << seigneur pape Eugène. Je me suis souvent excusé de l'im«<portunité avec laquelle je fatigue mon père de mes lettres. <«< Je m'en suis excusé, et cependant je recommence sans «cesse, et pour des causes urgentes. Père, pardonnez-moi, << s'il vous plaît. Vous voyez bien que je fais en cela comme << en presque toutes choses, ce que je ne voudrais pas faire. « Oui, vraiment, je fais toujours, non ce que j'aime, mais «< ce que je déteste. Voici d'ailleurs de quoi il s'agit : Votre <«< Paternité se rappelle sans doute que je lui ai parlé à Segni <«< d'un homme noble, savoir du seigneur Guy de Domène, <«<et que je vous ai prié de faire examiner et définir avec <«< justice, et dans nos pays, la cause pour laquelle il s'afflige <«< d'être soumis à l'interdit. Vous m'avez répondu que le <«< métropolitain de Vienne, auteur de toute cette affaire, «< avait été mandé auprès de vous, et que, après en avoir

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<«< conféré avec lui, vous termineriez cette question. Mais voici que, en traversant les Alpes à mon retour d'Italie, j'apprends que l'archevêque est déjà parti, qu'il fait grande diligence et qu'il doit être déjà près de Rome. C'est pourquoi, moi aussi, j'envoie en toute hâte à ses trousses mon <«< courrier avec cette lettre.... Que votre prudence ne m'ac«<cuse pas d'une sollicitude superflue pour une affaire qui « n'est étrangère. Veuillez comprendre que ni la personne <«< ni la chose ne nous est étrangère. Guy de Domène, dont il «< s'agit, est à nous et non à d'autres. Il est à nous par l'amour; à nous par la naissance; à nous enfin par la <«< reconnaissance. Par l'amour, car il nous aime, nous et tout «< ce qui est à nous, plus que tous les autres monastères <«< du monde. Par la naissance, parce que ses pères, ses aïeux <«<et ses bisaïeux en ont fait autant. Par la reconnaissance, << parce que lui et eux ont richement doté divers monastères <«< fondés par eux et donnés par eux à Cluny. Voilà pourquoi je regarde ses affaires comme les nôtres, et non comme <«< celles d'un étranger. C'est un homme de guerre; il est << enchaîné au siècle par mille liens et mille soucis; il ne << peut pas aller facilement vous rejoindre. Mais moi, je vous <<< sollicite pour cet absent, je verse pour lui mes prières <«< devant Votre Majesté apostolique. Écoutez-le parler, s'il << vous plaît, par l'intermédiaire de ma lettre. »

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Cela dit, l'abbé de Cluny énumère les sept raisons pour lesquelles le sire de Domène se croyait autorisé à garder pour femme celle qu'il avait épousée en dernier lieu, puis il continue ainsi : « Cet homme est cruellement affligé d'avoir << encouru l'interdit ecclésiastique, ce qui n'était encore « arrivé à aucun de ses aïeux; il en gémit comme chrétien «<et bien plus qu'on ne pourrait le supposer, vu sa qualité « de laïque. Je l'ai vu moi-même, et j'en rends à mon Père

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