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Agréez, Monsieur le député et cher collègue, l'assurance

de ma haute considération.

Le Ministre de l'Instruction publique

et des Cultes,

Signé DE FOURTOU.

N° 7.

LETTRE DE M. LEBEURIER AU MINISTRE.

Évreux, ce 9 avril 1874.

MONSIEUR LE MINISTRE,

Je reçois communication d'une lettre sur les travaux de la cathédrale d'Évreux que vous avez adressée à mon savant ami, M. Louis Passy. D'après cette lettre je me serais borné, dans la séance du Comité des inspecteurs généraux tenue à l'évêché d'Évreux, à critiquer très-sévèrement les travaux confortatifs accomplis en 1834 et à demander qu'on recommence aujourd'hui des travaux de même nature.

En vérité, Monsieur le Ministre, le compte-rendu qu'on vous a remis sur cette séance m'y fait jouer un rôle par trop ridicule. Je me dois à moi-même de rétablir auprès de vous les faits en ce qui me concerne.

Tout ce qui s'est passé à Évreux, Monsieur le Ministre, a prouvé combien était sage la promesse faite par votre prédécesseur, M. Batbie, de nous envoyer un architecte. distinct du corps des inspecteurs généraux, pour juger l'opposition faite aux assertions de l'un d'entre eux. Lorsque dans un jury on écarte les parents ou les alliés des

parties, on ne fait à ceux-là aucune injure et on ne met point en doute leur mérite ou leur valeur.

Permettez-moi de vous faire remarquer encore, Monsieur le Ministre, que l'administration a pour habitude, quand elle veut faire une enquête sérieuse, d'en faire dresser procès-verbal et de faire signer leurs dires aux personnes qui déposent.

Ces remarques faites, j'arrive au récit des faits:

M. Viollet-le-Duc prit le premier la parole, il parla longuement, et avec une ironie qui ne me semblait pas de saison, de ces amateurs qui ne sont rien, qui ne représentent rien et se permettent cependant d'émettre des opinions sur des choses que connaissent seuls les hommes de l'art.

Après lui, M. Delamotte développa le même thème, en me jetant des regards rien moins qu'aimables.

Stupéfait d'une si singulière entrée en matière, je crus devoir dire que je n'étais qu'un simple amateur et qu'après les paroles de ces deux Messieurs, il ne me restait plus. qu'à me taire.

Alors, un tout jeune conseiller de préfecture, qui représentait M. le préfet absent, se hasarda bien timidement à dire que si M. le Préfet nous avait convoqués, M. Bordeaux et moi, c'était sur la demande de M. le Ministre.

On comprit qu'on était allé un peu loin et on me demanda de présenter mes observations. Il était évident que j'étais en présence, non de juges impartiaux, mais d'adversaires passionnés, qui d'avance voulaient prendre fait et cause pour leur collègue.

Je demandai d'abord à prouver en quelques mots que M. Viollet-le-Duc était tombé dans deux graves erreurs en attribuant les parties hautes de notre nef à la fin du XIIIe siècle et les chapelles au xv. M. Viollet-le-Duc m'in

terrompit aussitôt pour déclarer que c'était là un point d'archéologie qui n'était pas de la cause et que je ne devais pas traiter. J'insistai en disant que l'importance qu'on devait attacher à la conservation d'un monument dépendait beaucoup de son âge et de son intérêt archéologique. M. Viollet-le-Duc, qui seul dirigeait et réglait l'enquête, dans sa propre cause, repoussa ma demande, et je dus me soumettre.

Je parlai alors des gros travaux accomplis par l'État en 1834 et les années suivantes, travaux complétement inutiles pour la consolidation de l'édifice, parce qu'on s'était borné à refaire, fort mal du reste, des détails d'ornementation, clochetons, balustrades, etc., sans toucher aux arcs-boutants et aux contre-forts, parties essentielles à la stabilité des édifices gothiques.

M. Viollet-le-Duc me répondit que les inspecteurs généraux ne pouvaient être responsables puisqu'ils n'existaient pas encore. Il avait raison, mais M. Viollet-le-Duc a été nommé inspecteur général en 1853. Depuis vingt-deux ans, il est venu souvent à Évreux; il a vu ces arcs-boutants et ces contre-forts, dont il peint si vivement dans son mémoire le piteux état. Pourquoi donc n'a-t-il jamais prescrit la moindre réparation, le moindre travail d'entretien à ces points d'appui du monument? Voulait-il donc préparer la démolition? Si aujourd'hui cette démolition est nécessaire, comme il le prétend, n'est-il pas le premier sinon le seul coupable?

J'arrivai ensuite au point le plus important du débat. L'écartement des murs de la nef est fort ancien et n'a pas augmenté sensiblement depuis le commencement du XVIe siècle. A cette époque on reconstruisit la partie inférieure des contre-forts entre les chapelles et on établit des renforts au-dessus de leurs voûtes, au point où arrive la

poussée de la grande voûte. Ces travaux exécutés avec beaucoup de soin ont conservé leur verticalité, preuve évidente, indiscutable, que l'écartement des murs est arrêté depuis cette époque et que l'édifice ne court aucun danger sérieux, pourvu qu'on fasse immédiatement les réparations nécessaires.

M. Viollet-le-Duc me répondit que ces travaux, au contraire, avaient été faits sans soin. Les nouvelles maçonneries n'ont pas été liées aux anciennes, mais simplement juxtaposées. Par suite, la partie ancienne des contre-forts a pu continuer à s'écarter sans que le renfort placé en avant suive ce mouvement, et sans qu'il cesse de garder son aplomb.

J'ai depuis, Monsieur le Ministre, soumis cette réponse à des ingénieurs, à des architectes et à des constructeurs. Tous en ont souri et m'ont dit qu'elle n'était pas sérieuse. Plusieurs de MM. les inspecteurs généraux ont dit devant moi, en visitant la nef, qu'un certain nombre de travées, particulièrement celles qui avoisinent la tour centrale et les tours du portail pouvaient être conservées sans inconvénient. Or, le devis des travaux suppose la démolition et la reconstruction de toutes les travées. Ce devis est d'ailleurs logique; car, du moment qu'on ne reconstruit pas sur le plan ancien, la démolition d'une travée entraîne la démolition de toutes les autres, à moins de nous laisser une nef semblable à un habit d'arlequin. Tout est donc habilement préparé par M. Viollet-le-Duc pour faire disparaître un monument qui contrarie ses systèmes archéologiques.

Dans le dernier paragraphe de votre lettre, Monsieur le Ministre, vous mettez en avant l'insistance de l'autorité diocésaine, intéressée plus que personne à la conservation du monument. Permettez-moi de vous faire remarquer

que notre vénérable évêque, Mgr Grolleau, est complétement étranger aux choses de l'art et de l'archéologie et a déclaré lui-même, devant le Comité, son incompétence absolue. Mais il a été précédé sur le siége d'Évreux par un prélat qui joignait à une rare distinction de l'esprit une science archéologique prouvée par de remarquables écrits. Or, Mgr Devoucoux demandait avec insistance le maintien et la réparation des voûtes. M. Bourguignon, architecte diocésain, dressa un devis dans ce sens, qui fut approuvé par l'évêque et par le préfet dès 1864, si je ne me trompe. Cet architecte, qui n'était pas un de ces amateurs traités avec tant de dédain, mais un homme du métier, croyait la réparation non-seulement possible mais facile. Sous son inspiration, M. le préfet de l'Eure la réclamait vivement, dans des lettres adressées à votre ministère, le 29 juin 1870 et même le 12 septembre 1871 après la chute du plâtre qui bouchait d'anciennes fissures.

Tous ces efforts ont été stériles, par suite de l'opposition d'un seul homme, M. Viollet-le-Duc. Aujourd'hui cet inspecteur général, non moins systématique que savant, est parvenu à ses fins. Mais j'ose croire, Monsieur le Ministre, qu'il n'en eût pas été de même, si vos bureaux, évidemment placés sous son influence, ne vous avaient pas laissé ignorer les précédents de la question dans les dernières années de l'Empire, les promesses formelles de votre prédécesseur, M Batbie, et la vraie physionomie de la séance du Comité tenue à Évreux, le 12 février dernier.

Daignez agréer, Monsieur le Ministre, l'hommage de mon très-profond respect.

LEBEURIER,

Archiviste de l'Eure.

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