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trente dernières années aux œuvres les plus ingénieuses de la charité, à ses soins les plus rebutants, à ses travaux les plus infatigables. Elle y porte tout d'abord l'instinct et le génie de sa vocation. Souvent exposée à d'injustes, à d'impurs soupçons, longtemps ignorée, méconnue, et parvenue, selon son vœu le plus cher, à cacher son rang aux populations qu'elle soulageait, son mérite et sa renommée éclatent enfin et lui valent l'admiration de tous. Elle reparaît même à la cour, non plus à celle de Bruxelles, mais à celle de Louis XIV, alors tout resplendissant de jeunesse et de bonheur. Elle y est contrainte par un devoir de famille, pour présider à l'éducation d'une nièce dont les grands parents allèrent jusqu'au roi pour empêcher qu'on ne confiât la jeune princesse à celle qui s'était réduite au rang de petite tourière de religieuses de village.

Cette mission finie, elle ressort de ce qu'elle appelait son purgatoire avec une passion plus vive que jamais pour la solitude et le silence, pour ses pauvres et son hôpital. Toutes les fois qu'on lui montrait une belle terre, un beau château, qu'on lui vantait une ville ou un pays : Tout cela, disait-elle, ne vaut pas mon petit Baugé. Ce fut là qu'elle mourut pleine de jours et de vertus, mais pleine aussi d'épreuves et de chagrins propres à hâter et à assurer sa couronne. «< Mon Dieu, disait-elle dans une prière écrite pendant sa jeunesse et qui nous a été conservée, mon Dieu, détrompez mon cœur. » Elle fut exaucée ; et ce cœur détrompé explique la force de sa vie et la paix de sa mort.

Elle avait été précédée devant Dieu, et elle est dignement accompagnée dans l'histoire par une pauvre fille de campagne, une vraie paysanne de la Beauce, Marthe, qui fut son amie, sa confidente, son associée active et persévérante dans l'œuvre de la fondation de son Hôtel-Dieu comme dans le

gouvernement de sa communauté, et dont la vie rappelle à chaque page celle de nos Petites-Sœurs des Pauvres. N'oublions pas non plus le frère de notre héroïne, ce prince d'Épinoy, si modeste, si dévoué, si humble, le guide et l'appui de sa sœur, qui quitte la cour et l'armée pour la protéger et l'accompagner dans ses voyages, dans ses déguisements, et qui nous semble presque aussi généreux et aussi édifiant qu'elle, lorsque, caché comme elle sous un nom obscur, il travaille de ses mains aux murs de l'hôpital où elle devait finir sa vie.

Je me persuade que les lecteurs indifférents, et même les plus étrangers à l'histoire de l'Église et de la charité chré– tienne, ne sauront pas échapper complétement au charine que répand sur tout ce récit l'âme intrépide et pure d'Anne de Melun. Ils aimeront cette grâce fière et calme dont on voudrait croire que la race française n'a pas perdu le secret. Ils goûteront cette pointe d'ironie qui rappelle la contemporaine de madame de Sévigné, et qui ne messied pas à qui connaît le fort et le faible de la nature humaine. D'autres, en parcourant cette vie, croiront se retrouver au sein des annales de ces siècles de foi où les grands courages et les grands sacrifices étaient le pain quotidien de la vie sociale et le tempérament providentiel des désordres et des violences d'une société qui risque d'être aussi maladroitement célébrée par ses panégyristes qu'elle a été sottement calomniée par ses détracteurs. Anne de Melun nous offre un type de ces fortes vertus dont Dieu n'a déshérité aucune nation ni aucune époque, mais qui semblent avoir été l'apanage spécial des temps antérieurs aux développements de notre civilisation pacifique et industrielle. Elle tient à la fois au présent et au passé : au présent, par le caractère pratique et régulier de ses œuvres; au passé, par ses instincts, ses goûts, ses préférences

intérieures. Je crois bien que si l'on fouillait sa généalogie, on trouverait qu'elle est la petite-fille ou la petite-nièce de sainte Élisabeth. Elle l'est certainement par le cœur, par la tendresse active de sa charité, par l'impétueux élan de son âme vers ses frères souffrants, et surtout par ce mélange de simplicité naïve et de généreuse humilité qui caractérise la plupart des paroles qu'on nous a conservées d'elle. Je retrouve tout à fait la royale infirmière de Marbourg dans cette princesse qui court au-devant du pauvre qui l'attendait avec tant de rapidité, qu'une religieuse lui dit : « Vraiment, ma sœur, <«< si c'était un duc et pair vous n'iriez pas plus vite! » qui répond: << Quoi! je sais que Jésus-Christ me demande, et << vous croyez qu'il ne faut pas plus se hâter pour lui parler << qu'à un duc et pair? »

- et

Ailleurs, et dans le cours de ses voyages, elle a si mauvaise mine, si mince apparence, qu'on veut à peine la recevoir dans les hôtelleries. Son frère vient au-devant d'elle avec deux carrosses, et aussitôt les aubergistes lui témoignent toutes sortes d'hommages.

« Voyez, dit-elle en riant, ce qu'est le monde : hier, on <<< nous refusait la porte; aujourd'hui, on nous reçoit à bras <<< ouverts. Nous devons cette obligation à nos chevaux, qui <«< nous font honneur; ce sont eux que l'on considère, et non << pas nous ! »>

Sa plus grande jouissance, et c'était aussi celle de la sainte duchesse de Thuringe, semble avoir été de jeter de la poudre aux yeux, dans un but précisément contraire à celui où l'on se livre ordinairement à cet exercice. Elle se plaisait à ravaler sa condition, à se faire passer pour une pauvresse, pour une petite paysanne sans mérite et sans autorité. C'est ainsi qu'un ancien domestique de son frère passant par Baugé, et voulant la voir, la trouve occupée à balayer les salles. Ne

l'ayant pas reconnue, il lui demande à parler à l'abbesse du couvent.

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<< Comment s'appelle l'abbesse que vous voulez voir? » lui dit mademoiselle de Melun. « La princesse d'Épinoy, lui répond-il. Alors, lui montrant son balai : « Voilà, » lui dit-elle en riant, « la crosse de l'abbesse que vous cherchez. >>

Elle ne fut, en effet, jamais abbesse, ni même religieuse. Elle vécut et mourut, non dans un couvent, mais dans un hôpital. Et, sur la porte de cet hôpital, elle avait fait graver ces vers, qui ne nous semblent pas à dédaigner, même

comme vers:

Mourir à l'hôpital ou mourir sur des roses,
Sont deux semblables choses;

Car c'est toujours mourir :

Mais c'est à l'hôpital, et non pas sur des roses,
Que l'homme apprend les choses

Pour bien vivre et mourir.

Il ne faut pas, du reste, que cette notice dégénère en analyse; il faut qu'on lise le livre, et qu'on ne se figure pas que, pour avoir parcouru ces quelques lignes, on a eu l'honneur de faire la connaissance de cette sainte, noble et charmante personne qui s'est appelée Anne de Melun. Je m'arrête donc; mais ce ne sera pas sans avoir marqué le lien qui unit cette Melun d'autrefois au Melun d'aujourd'hui, à notre Melun, à l'héritier de son nom et de sa charité, à celui qui, par un rare et enviable privilége, a commencé par pratiquer les vertus qu'il sait si bien décrire.

On le reconnaîtra en lisant ce volume : le fondateur des Annales de la Charité, le président de la Société d'Économie charitable, l'auteur inépuisable et l'infatigable directeur de tant d'OEuvres diverses, est non-seulement un orateur persuasif et habile, c'est encore un écrivain sobre, pur, correct,

élégant aussi et très-expérimenté, connaissant ces secrets du métier que l'art seul ne découvre point, et où se révèle la touche du maître. Mais ce qui vaut mieux que le style, c'est le mens divinior qui apparaît dans ces pages. Oui, cette âme que Dieu a mise, comme il dit, « dans les hôpitaux catholiques, qui en réchauffe les murs glacés et en bannit l'indifférence, » ce souffle de vie supérieure qui anime toutes les œuvres et toutes les paroles de notre ami, circule aussi dans ce livre et le pénètre d'un feu intérieur et d'une lumière aussi douce que durable. Que cet hommage ne paraisse pas déplacé parce qu'il est rendu à l'ami sûr et dévoué, au compagnon modeste et zélé de nos anciennes entreprises pour la liberté du bien. J'en appelle à tous ceux qui l'ont connu : qui de nos jours a rendu la religion plus aimable, la vertu plus populaire, la charité plus contagieuse? Suspect aux esprits exclusifs, dénoncé par les plumes violentes, mais cher à toutes les âmes droites et libérales, il a su, dans ce temps de parodies et de palinodies, se créer une renommée sérieuse, sans tache et sans éclipse; et, en relevant la vieille illustration de son nom, il lui a donné l'éclat le plus pur et le plus approprié à la société moderne.

15 mai 1855.

(Euvres. VI.

Art et Littérature

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