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par Richelieu et Mazarin. Ils l'avaient au contraire transformée en piédestal de la royauté absolue. Louis XIV eut un rôle à la fois plus durable et plus splendide, mais peut-être moins méritoire et moins prodigieux que celui du premier consul Bonaparte.

Louis XIV est naturellement le héros du livre de M. de Noailles, comme madame de Maintenon en est l'héroïne. Tous ceux qui ont groupé l'histoire autour d'une biographie savent par expérience l'attrait irrésistible qu'exerce sur l'esprit et la plume d'un écrivain le personnage de sa prédilection. Mais si l'auteur, à force de recherches et de labeur, obtient en quelque sorte le droit d'être partial, c'est au lecteur de s'en défendre. Aujourd'hui que d'autres idoles, sans prestige et sans grâce, rencontrent les mêmes adulations, les mêmes profanations que celles dont l'époux de madame de Maintenon fut pendant toute sa vie l'objet, ne soyons pas trop indulgents pour les erreurs qui ont été, plus qu'on ne pense, la cause de nos malheurs et de notre abaissement. Pour avoir le droit d'être indépendants et fiers vis-à-vis du présent, commençons par l'être envers le passé. Nous vivons dans un temps qui est bien fait pour réconcilier avec le pouvoir absolu, et qui, je le crains, nous y ramène à grands pas. Raison de plus pour maintenir la hauteur et la droiture de nos jugements historiques.

Dans le système social et politique dont Louis XIV fut le type je veux bien qu'on admire tout ce qui fut admirable, qu'on m'explique et qu'on excuse tout ce qui se peut excuser et expliquer, mais je ne veux pas tout absoudre. Mon âme se soulève contre cet enthousiasme servile du génie, de la naissance, de la vertu même, contre cette complicité universelle avec les fautes du maître, contre cette absorption de tout en lui, contre cette déification, comme dit Saint-Simon, d'un

mortel au sein même du Christianisme. Il y a plus : j'estime qu'il fut le père et le promoteur de ce qui compromet le plus aujourd'hui l'ordre social en Europe. Il fonda l'absolutisme monarchique, d'où est sorti, par une pente inévitable, cet absolutisme démocratique qui renverse tout ce qu'il ne nivelle pas, et dont l'antique liberté chrétienne, même au sein des républiques les plus populaires du moyen âge, n'avait pas laissé poindre le moindre germe. Il créa cette personnification de l'État, qui sera entre les mains des nouveaux barbares qui nous menacent la source de notre néant et de notre servitude.

Il n'y a pas jusqu'au communisme dont il ne puisse être regardé comme le précurseur dans cet étrange passage de ses Mémoires que cite M. le duc de Noailles, et dont M. Ampère a signalé, avant moi, la désastreuse portée. « Vous devez être persuadé, mon fils, que les rois sont seigneurs absolus et ont naturellement la disposition pleine et libre de tous les biens qui sont possédés, aussi bien par les gens d'Église que par les séculiers, pour en user en tout temps comme de sages économes, c'est-à-dire suivant le besoin général de leur État1. »

Au fond, et au risque de paraître avancer un paradoxe audacieux, nous oserons dire que ce qui fait l'ineffaçable grandeur de Louis XIV, ce qui, pour lui comme pour Napoléon, lui assure une place à part dans la mémoire des hommes, c'est l'adversité qui couronna ses dernières années,

1 OEuvres de Louis XIV, tome II, page 121. Il convient de rapprocher de cette doctrine l'incroyable ordre du roi, du 31 octobre 1660, qui interdit de bâtir dans Paris ou à dix lieues à la ronde, afin que l'on puisse se procurer à meilleur marché des matériaux pour l'achèvement des Tuileries et du Louvre ; et cela sous peine de 10,000 livres d'amende pour la première contravention et des galères pour la récidive. Il est cité tout au long dans le Bulletin archéologique du Comité historique des Arts et Monuments, tome II, page 719.

pu

et surtout la magnanimité, bien supérieure à celle de Napoléon, qu'il opposa aux catastrophes de la fin de son règne. C'est là que Dieu l'attendait pour l'éprouver, pour le rifier et pour lui donner le gage de la véritable immortalité, dans ce que Saint-Simon appelle, en son sublime langage, « le dernier désespoir de ce maître de la paix et de la guerre, ce distributeur de couronnes, ce châtieur des nations, ce conquérant, ce grand par excellence, cet homme immortel..... pour qui tout était à bout d'encens. »

En citant Saint-Simon, nous nous trouvons forcés de reprocher à M. le duc de Noailles l'excessive sévérité de ses jugements sur ce redoutable ennemi de Louis XIV et de madame de Maintenon. Nous n'y retrouvons pas la haute et intelligente impartialité qui distingue le reste du livre. Il ne convenait pas, ce semble, de rendre ici injustice pour injustice. Pour nous, à travers les préjugés gallicans et jansénistes de l'ami du Régent, à travers ses rêves sur la grandeur manquée de la pairie et ces puérilités extravagantes de sa vanité ducale, qui ternissaient chez lui la véritable fierté aristocratique, il nous semble impossible de ne pas reconnaître un grand amour de la vertu, un grand fonds d'équité.

C'est la voix de l'honnête homme, du chrétien convaincu et pratiquant qui éclate si souvent chez lui en accents dignes de Bossuet. De là cette impartialité, peut-être involontaire, mais réelle, qui ne déguise pas la haine, mais qui la tempère par un aveu significatif, par un éloge vif et senti, mêlé aux critiques les plus amères, et dont on trouve de si nombreux exemples dans ces fameux portraits que La Bruyère n'a point égalés. A-t-on d'ailleurs bien le droit de qualifier si durement un témoin qu'on ne récuse pas quand on lui emprunte les plus précieux détails du portrait de Louis XIV? Au milieu des calomnies qu'il a eu le tort de répéter sur madame

de Maintenon, ne voit-on pas que lui aussi a subi, quoique bien à contre-cœur, l'empire de celle qu'il qualifie d'enchanteresse et de charmante malheureuse ? N'est-ce pas à lui que nous devons le beau tableau de la vie si digne et si solitaire de madame de Maintenon à Saint-Cyr, après la mort du roi? On dirait que le duc de Noailles a voulu faire expier au duc de Saint-Simon l'iniquité de ses attaques jalouses et envenimées contre la maison de Noailles. Il eût été plus habile et plus généreux de n'en prendre nul souci. Ce ne sont pas les premiers venus qu'on attaque de la sorte. Une race moins illustre par son origine et par l'éclat des services rendus à l'État n'eût point excité chez Saint-Simon cette bile qui témoigne de l'infériorité de sa naissance en même temps que de la suprématie de son talent. Je me figure du reste que ce pauvre grand écrivain est assez puni par le sort que lui a fait la postérité. Que serait-il devenu s'il avait pu prévoir que l'avenir ne s'occuperait ni du rang de son duché, créé en 1633, ni de sa participation au triste gouvernement du Régent, mais se contenterait de le placer au rang des premiers prosateurs de la langue française, lui qui ne consentait à écrire une notice sur son bienfaiteur Louis XIII qu'à la condition expresse qu'on tairait son nom et qu'on lui épargnerait le ridicule de passer pour auteur?

Ce sont là les deux seuls points sur lesquels nous nous permettons de différer d'avis avec M. le duc de Noailles et de lui opposer quelques critiques. Nous avons entendu reprocher à son livre des longueurs; nous n'en avons pas trouvé. Le chapitre sur l'aqueduc et le château de Maintenon contient des détails un peu techniques, mais fort instructifs, et dont la sécheresse est d'ailleurs rachetée par le touchant épisode des adieux du roi Charles X à ce lieu, en 1830, épisode qui a tout l'intérêt et le charme d'une légende déjà vieillie,

car, ainsi que le remarque l'auteur, « jamais le passé n'a disparu si vite que de notre temps. »>

Les deux volumes publiés se terminent par un chapitre sur la révocation de l'Édit de Nantes; et ce chapitre est à lui seul un ouvrage important et durable. « Cet acte, dit M. de Noailles, fut une grande faute, plus grande toutefois, si l'on se reporte à ce temps-là, par l'exécution que par la pensée. » Ces mots résument l'opinion de l'auteur, qui rencontrera peut-être plus d'un contradicteur. Nous le trouverions volontiers trop indulgent pour les mesures odieuses de police et de pénalité qui précédèrent et accompagnèrent l'édit de révocation. Il nous citerait en vain, comme complices de cette indulgence, les esprits les plus éminents et les plus cultivés de l'époque, dont il nous donne une énumération curieuse ct complète. Mais notre conscience est d'accord avec son érudition, lorsqu'il nous explique la différence profonde qu'il faut reconnaître entre ce qu'on appelait la liberté religieuse au dix-septième siècle et ce qu'on entend aujourd'hui sous ce nom; lorsqu'il nous trace le tableau de l'existence politique du protestantisme en France depuis Henri IV; lorsqu'il prouve que l'intolérance et la cruauté des protestants avaient devancé et surpassé de beaucoup celles des catholiques; lorsque enfin il dégage complétement la responsabilité de madame de Maintenon. Nous n'insisterons pas sur ce point si important, parce que tous les lecteurs de ce recucil peuvent se rappeler l'excellent travail où M. de Falloux a fait si bonne justice des déclamations et des lieux communs qui constituent la science historique de la foule en ce qui touche la révocation de l'édit de Nantes '. Dans une note de ce travail, M. Lenormant avait déjà constaté ce que M. de Noailles prouve et

1 Voir dans le Correspondant, tome XVI, p. 259, l'article intitulé: Études historiques en province, par M. le vicomte de Falloux.

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