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domestiques d'un château du pays; le hasard l'y a protégé contre les atteintes des siècles, des événements et de l'indifférence humaine; il y serait probablement encore enfoui s'il ne fût tombé sous le regard clairvoyant d'un érudit, quí en devina la valeur et dont la plume exercée pouvait en saisir et en retracer la physionomie originale.

une

Il y a trois ou quatre ans, M. l'abbé Tollemer, membre de l'Académie de Caen, ancien proviseur et auteur d'un livre très-remarquable sur les Origines de la charité catholique, aperçut dans une maison de Valognes, où il était entré pour quelque affaire, forte liasse de papiers déposée sur la table. Il l'examina et il apprit que ces vieux papiers appartenaient à M. Raoul de La Gonnivière, de St-Germain de Varreville. Le propriétaire, sur la demande qui lui en fut faite, s'empressa de mettre à la disposition de M. Tollemer non-seulement la liasse déjà entrevue, mais encore une seconde toute semblable et qui était une suite de la première.

Ces deux pièces ont la forme d'un épais agenda long de 30 centimètres et large de 10; elles sont recouvertes de parchemin et formées de feuilles d'un gros papier attachées entre elles avec des fils qui s'enroulent autour d'une forte ficelle.

Le journal commence au 25 mars 1553 et finit au 24 mars 1562 V. S.; il est d'une écriture nette, mais assez difficile à lire à cause de l'orthographe fort capricieuse et des abréviations qui y sont employées. Il commence ainsi : « Mises et receptes faites par moy « Gilles de Gouberville d'empuys le samedi 25° jour de « mars (icelluy compris) 1553 avec le mémoire d'aul<< cunes choses qui d'empuys le dict jour se sont en

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<<< suyvis tant pour mes affères que pour ceux d'aultruy, << lesquels se seroient trouvés avecques les myens ung « chacun jour, moys et an ainsi qu'il apparaîtra cy« après. »

L'auteur qui, d'après un acte authentique, vivait encore en 1576, a probablement continué ce journal après 1563; mais, jusqu'ici du moins, on n'a pas retrouvé d'autres manuscrits que ceux dont nous nous occupons. M. Tollemer avait d'abord eu la pensée de les publier en leur entier. Un examen rapide lui démontra que l'entreprise serait assez considérable, assez coûteuse et ne répondrait peut-être pas à l'attente d'un public qui ne compterait qu'un petit nombre d'érudits. On conçoit, en effet, qu'une série d'environ 4,000 notes écrites au courant de la plume, sans ordre, et dont beaucoup se répètent ou sont dépourvues d'un intérêt réel, serait loin d'offrir une lecture attrayante à ceux qui y chercheraient autre chose qu'un élément d'étude et de travail.

Cette double considération décida l'auteur du livre à adopter un système de mise en œuvre qu'il nous décrit ainsi :

« J'ai commencé par étudier toute la diversité des faits contenus dans le manuscrit ; j'ai noté avec soin << les ressemblances et les différences qui pouvaient se « remarquer entre eux et je suis ainsi arrivé à former a plusieurs groupes, parfaitement distincts, des mille « éléments qu'il renferme. Chaque groupe m'a fourni « la matière d'un article spécial. Dans tous ces articles, « je me suis fait une loi de reproduire aussi littéralement que possible, non-seulement la pensée, mais << même la phrase, la façon de dire de l'écrivain, de << telle sorte que chacun d'eux est le résumé fidèle de

<< son opinion personnelle sur les points divers que << j'ai essayé de mettre en lumière et le plus souvent, dans son propre langage. »>

Grâce à cette méthode dont l'application exigeait de longues recherches, une persévérance à toute épreuve et un rare esprit d'analyse, nous devons à M. Tollemer un livre extrêmement curieux, rédigé avec une verve toute normande, plein d'aperçus nouveaux sur le siècle le plus dramatique de notre histoire, et d'autant plus précieux que publié par fragments dans le Journal de Valognes, du 17 février 1870 au 20 mars 1872, il n'a été tiré sous forme de volume, qu'à un très-petit nombre d'exemplaires et qu'avant peu d'années il sera devenu à peu près introuvable.

Il nous serait impossible, même dans un article étendu, de passer en revue les nombreux chapitres qui composent le Journal du sire de Gouberville; nous nous contenterons d'en signaler rapidement les points principaux.

Les premières recherches de l'auteur ont pour objet le nom et la famille du gentilhomme campagnard. Il y a dans cette partie des indications, qui seront trèsutilement consultées, sur la formation et sur les variations des noms. La facilité avec laquelle on en changeait au XVIe siècle rend fort difficile l'établissement des généalogies. Ainsi, dans la famille Picot, alliée à presque toutes les familles du Bessin, le nom patronymique n'était porté par personne; chacun de ses membres prenait ou laissait à sa fantaisie tantôt le nom d'nne terre, tantôt le nom d'une autre. Cela favorisait singulièrement les usurpations et n'était pas sans quelque inconvénient à une époque où être noble ne flattait pas seulement l'amour-propre, mais pro

curait certains priviléges dont l'un des plus appréciés était l'exemption de la taille. A des intervalles indéterminés, le gouvernement du roi envoyait dans les provinces des commissaires chargés de vérifier les titres et de ramener à la condition plus modeste de roturier ceux qui avaient tenté d'en sortir. Au mois de novembre 1555, le Cotentin fut visité par le président de Mendreville et le procureur général de la Cour des aides à Rouen. Il y eut beaucoup de condamnations à des amendes qui s'élevèrent parfois jusqu'à six années du revenu. Gilles de Gouberville soutint victorieusement l'épreuve ; il justifia que dès 1463 Guillaume Picot, son ancêtre, figurait sur le registre des nobles de la vicomté de Bayeux.

Notre gentilhomme était l'aîné de sept frères et sœurs légitimes qui demeuraient presque tous en Basse-Normandie. Il avait de plus, et ce détail de mœurs faciles est à noter, quatre frères et sœurs naturels qui habitaient chez lui; il les appelle sa demi-sœur Guillemette et ses demi-frères Noël, Jacques et Symonnet; ce dernier était son favori et son inséparable compagnon. Le personnel des domestiques était nombreux; il était de neuf hommes et de cinq femmes. Les gages les plus élevés ne dépassaient pas 4 livres par an pour les premières, et 9 livres pour les seconds; ils descendaient jusqu'à 50 sous, presque toujours on y ajoutait un objet de toilette ou quelques livres de lin pour les femmes, et un ou plusieurs agneaux, une génisse ou une certaine quantité de sarrazin pour les hommes.

Le lecteur, une fois mis ainsi au courant de la composition de la maison, voit passer sous ses yeux et dans des paragraphes séparés, les diverses

matières sur

lesquelles l'auteur a groupé les notes consignées dans le journal; il est successivement renseigné sur les monnaies très-nombreuses (il y en avait 35 types différents, français et étrangers) qui avaient cours dans le Cotentin, sur les meubles, les vêtements, la table avec les aliments: le pain, la viande, le gibier, le poisson, les épices, le cidre, le vin, etc., etc.

Dans ces chapitres, nous voyons à chaque page se rallumer, pour ainsi dire, le foyer domestique de nos vieux normands; œuvre qui ne pouvait être accomplie que par l'un d'eux; que par celui qui, sans songer à écrire pour les générations à venir, notait les plus intimes, et, au point de vue de ses contemporains, les plus insignifiantes circonstances de la vie rurale.

Ainsi, pour prendre quelques exemples entre beaucoup d'autres, nous savons que sous les derniers Valois, le luxe des vêtements avait atteint un point extrême. Eh bien! le Journal du sire de Gouberville confirme ce fait. Il nous apprend que jusqu'au fond du Cotentin les étoffes les plus communément en usage étaient le velours, le satin, le camelot de soie, le taffetas à gros grain, les fourrures, sans oublier le tissu populaire, en usage général encore aujourd'hui, le droguet qui n'était autre, probablement que la fine brunette de St-Lo, dans laquelle le héros du roman d'Antoine de La Sale se faisait tailler des chausses brodées et une robe noire fourrée de « martres sibelines. »

Dans un autre ordre d'idées, une note du 23 février 1554, nous révèle l'existence à Cherbourg, d'une association burlesque que jusque-là, si nous ne nous trompons, on n'avait rencontrée qu'à Rouen et à Evreux : confrérie des Cosnards ou des Cornards. Dans ces deux

la

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