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regardée comme un chef-d'œuvre de l'art. Mais les grandes croisées carrées ornées de ravissantes sculptures, les salles voûtées, les immenses cheminées ont disparu pour faire place à une foule de petites chambrettes que vous montrent complaisamment ces nouveaux distributeurs, tout fiers d'avoir tiré un si bon parti d'une si utile grandeur. C'est à peine si l'on peut découvrir çà et là quelques traces d'un de ces admirables plafonds en bois de chêne sculpté dont l'art s'est perdu depuis.

Enfin, on vient de m'apprendre qu'au château de Montmurand en Bretagne, la chapelle où Duguesclin fut armé chevalier a été changée en buanderie, et qu'une autre chapelle a été bâtie exprès dans la cour voisine pour la remplacer! Une pareille profanation ne souffre pas de commentaire.

Il est juste de citer à côté de ces scandales quelques rares et nobles exemples d'un culte voué par quelques familles aux manoirs de leurs pères. Le plus éclatant de ces exemples qui soit à ma connaissance est celui du château de Biron, sur les confins de l'Agénois et du Périgord, dont l'imposante beauté, les trois chapelles gothiques, ont trouvé dans les possesseurs actuels des protecteurs éclairés. Ce château est l'objet d'une véritable affection dans le pays, où le nom des Biron jouit de toute sa gloire, et où les bergères chantent encore la complainte du maréchal que fit décapiter Henri IV. On peut nommer encore, en Périgord, Bannes, préservé dans sa forme ancienne par MM. de Losse, et Lanquais, par MM. de Gourgues; en Angoumois, le vaste et beau château de La Rochefoucauld, racheté par l'illustre maison de ce nom; en Anjou, sur la rive méridionale de la Loire, la belle tour de Trèves, haute de cent pieds, construite en 1016, par Foulques d'Anjou, donnée par Charles VII au chancelier Robert le Maçon, en reconnaissance de ce qu'il lui avait sauvé la vie lors de la

prise de Paris par les Bourguignons, et parfaitement entretenue par M. de Castellon qui en est aujourd'hui le maître 1.

Malheureusement ce ne sont là que de trop rares exceptions à une règle générale de destruction et d'abandon. S'il en est ainsi des anciens seigneurs, de ceux que tout concourt à faire regarder comme les représentants du principe conservateur, jugez des ébats que doivent prendre les nouveaux acquéreurs dans leurs antiques possessions. Pour eux, quand ils ne renversent pas tout, ils mettent tout à neuf, et vous savez ce que cela veut dire. Ils sont souvent, à cet égard, d'une bonne foi et d'une naïveté comiques. On voit à Montignac le vieux château des comtes de Périgord, détruit à la révolution, sauf le donjon carré, massif superbe que l'on a arrangé de la manière que vous allez voir. Je laisse parler l'Annuaire de la Dordogne de 1824 : « Ces ruines, dit l'ingénieux observateur, ont pris un aspect moins hideux depuis que le propriétaire actuel, achevant de raser à moitié hauteur partie du rempart et une des tours, s'est construit sur cet emplacement un petit ermitage, d'où l'œil découvre la ville et la vallée. Cet homme industrieux a crépi en chaux bien blanche tous les joints des pierres noirâtres du mur extérieur, et cela donne un air de jeunesse à ces murs séculaires. >>

Il faut placer au premier rang de ces hommes sages et vraiment éclairés M. Parquin, ancien bâtonnier de l'ordre des avocats de Paris, propriétaire des belles ruines du Vivier en Brie, et qui conserve tout ce qui reste de cet ancien manoir de nos rois avec les soins les plus paternels. Elles avaient été vendues comme matériaux propres à démolition lorsqu'il les racheta, les dégagea, les restaura; il a même fait construire une longue et dispendieuse chaussée pour supprimer deux chemins vicinaux qui amenaient chaque jour des passants vandales au sein de ces vénérables débris. Sous le titre de : Une Journée au Vivier, 1832, in-4o, on a publié une description agréable de ce monument, qui a été, en outre, l'objet d'un rapport détaillé fait par une commission de l'Institut historique, et imprimé dans son journal, numéro de février 1836, avec figures.

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Par compensation de cette métamorphose d'un donjon en ermitage, il ne faut pas oublier que le propriétaire de l'ermitage dit d'Anne d'Autriche, au-dessus d'Agen, a métamorphosé le sien en guinguette. C'est moins pittoresque, mais plus productif : chacun son goût.

Mais on ne rit plus, on rougit et on s'indigne en songeant au monstrueux abus du droit de propriété que font certains nouveaux riches, dominés par des préjugés brutaux et par une risible terreur de l'histoire et de la religion, que l'on baptise si souvent en province des noms de carlisme et de jésuitisme. Par exemple à Cuneault, en Anjou, toujours sur les bords de cette Loire qui baigne de ses eaux les monuments les plus nationaux de la France, il y a une église que la tradition populaire fait remonter à Dagobert, que l'on peut hardiment, je crois, dater du onzième siècle et que je n'hésite pas à regarder comme un des débris les plus précieux de l'art de cette époque. Les sculptures des chapiteaux des colonnes de la nef sont de l'exécution la plus naïve et la plus originale. Le clocher surtout est étonnant. A part ces beautés, il y en avait une toute particulière, résultant de l'effet de perspective que devait produire la construction du vaisseau qui va en se rétrécissant depuis le portail jusqu'au rond-point, tandis que la voûte s'abaisse successivement dans la même direction. A la révolution cet effet fut détruit par un mur de refend, bâti en travers du choeur. L'abside tout entière est échue en partage à M. Dupuy de Saumur, qui l'a transformée en grange remplie de fagots, après avoir défoncé les vitraux des croisées.

Ce qui dépasse tout ce que j'ai vu de barbarie en ce genre, c'est le spectacle dont j'ai été témoin à Cadouïn, en Périgord, lieu où se trouvent enfouis dans un désert des chefs-d'œuvre de peinture, de sculpture et d'architecture. Cadouïn est un

ancien monastère de l'ordre de Cîteaux, fondé par saint Bernard lui-même. Il en reste une église et un cloître. Je veux, en passant, vous parler de l'église. Elle est d'abord très-remarquable par son architecture, qui est tout en plein cintre, avec la corniche en damier qui se retrouve dans tant d'églises romanes. La voûte seule est en ogive très-primitive. La façade est originale: elle offre un couronnement semi-hexagonal, soutenu par une colonnade de neuf arcs en plein cintre d'une grande élégance. C'est un type tout à fait méridional, de même que la petite coupole qui s'élève au-dessus du transept. Le chœur est parfait, et les enroulements en feuillages des cinq croisées qui l'éclairent, d'une grande délicatesse, malgré le badigeon qui les recouvre. A la voûte de ce chœur, se trouve la peinture la plus remarquable du moyen âge que j'aie rencontrée en France: c'est une fresque qui représente la résurrection de Notre-Seigneur. Au premier regard que je jetai sur cette voûte, mes yeux, déshabitués depuis longtemps de jouissances pareilles, crurent retrouver leurs anciennes amours des écoles toscane et ombrienne, antérieures à Raphaël. Le Christ, tenant à la main le gonfalon de la croix, met le pied hors du tombeau; deux soldats endormis gisent de chaque côté; deux anges, en longues tuniques, soutenus dans l'air par leurs ailes déployées, encensent, avec des encensoirs d'or, le vainqueur du péché et de la mort : un paysage simple et gracieux dans le fond, avec un ciel d'azur foncé, parsemé de grandes fleurs de lis d'or en guise d'étoiles. En Italie, cette fresque, qui rivaliserait avec quelques-unes des plus célèbres que j'aie vues, serait à peu près de la fin du quinzième siècle. Je ne connais pas assez l'histoire de l'art en France pour en conjecturer la date même approximative, et, dans le pays, on n'a pu me fournir aucun renseignement ni sur son époque ni sur son auteur. Rien ne saurait surpasser la majestueuse placi

dité du Christ, le naturel de la pose des soldats endormis, le tendre respect, l'amoureuse adoration des deux anges. Toute la composition est empreinte de cette suavité harmonieuse, de ce goût naïf et pur, de cette simplicité exquise, de cette transparence de couleur, enfin de cette vie surnaturelle et céleste, si bien adaptées aux sujets d'inspiration religieuse, et si universellement répandues sur toutes les œuvres de la divine dynastie qui a régné sur la peinture depuis l'angélique moine de Fiésole jusqu'à Pinturicchio; dynastie que Raphaël a détrônée, mais qui n'en sera pas moins toujours celle des princes légitimes de l'art.

Je me laisse aller, Monsieur, à une admiration que vous partageriez, j'en suis sûr, si vous aviez été avec moi, et j'oublie mon cloître et mes vandales. A côté donc de cette église se trouve un autre chef-d'œuvre, car on dirait que les chefsd'œuvre des trois arts se sont donné rendez-vous dans ce coin de terre oublié et presque inconnu dans les environs mêmes. C'est le cloître intérieur de l'ancien monastère, vrai bijou de l'époque la plus brillante de la transition qui a précédé la renaissance, marqué au sceau de l'influence mauresque et orientale qui envahit alors l'imagination française. Je crois qu'il n'existe pas en France un morceau de ce temps plus riche, plus fini, plus orné. Si on avait le courage d'y trouver un défaut, ce serait la profusion des détails, la beauté vraiment trop coquette des ornements. On est tenté de croire que l'imagination du sculpteur s'est abandonnée sans frein à ses caprices; mais en examinant de plus près, on reconnaît qu'il n'y a rien dans cette incroyable abondance qui ne soit strictement en harmonie avec la sainteté du lieu, rien qui n'ait été dominé par une inspiration profondément religieuse. Le trône de l'abbé au milieu des bancs de ses moines, exposés au soleil du midi, est surtout remarquable par un

d'abord

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