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pauvre clocher n'a pu échapper à un badigeonneur officiel, intitulé architecte du département, lequel est venu tout exprès de la préfecture pour le peindre en rose.

Quand ces autorités usent de leurs droits en déléguant des fonctions importantes pour l'art et les monuments historiques, elles déploient d'ordinaire autant de discernement que lorsqu'elles mettent elles-mêmes la main à l'œuvre. Je n'en veux citer qu'un exemple. On a nommé, il y a quelques années, à Amiens, un bibliothécaire, dont toute la vie précédente avait été complétement étrangère à ce genre d'étude, et qui, trouvant que les manuscrits in-folio que renfermait sa bibliothèque ne pouvaient pas rentrer dans les rayons des casiers, crut que le meilleur parti était de les réduire en les rognant à la hauteur nécessaire. Il est très-flatteur pour la France éclairée et régénérée d'avoir donné ainsi une seconde édition du trait de ces Cosaques, qui, lors du transport de la bibliothèque de Varsovie ou de Vilna à Pétersbourg, scièrent par le milieu les livres qui étaient trop gros pour entrer dans leurs caisses.

Puisque j'en suis aux bibliothèques, je ne puis passer sous silence l'idée lumineuse de ce conseiller municipal de Châlon-sur-Saône, qui, pour contribuer de son mieux à la diffusion des lumières et de l'instruction publique, proposa gravement de consacrer à la reliure des livres d'école les parchemins des missels et autres manuscrits de la bibliothèque de la ville.

Après avoir vu de si beaux exploits dans sa patrie, un Français a la consolation de lire dans les journaux anglais que la corporation ou conseil municipal de Chester dépense tous les ans des sommes considérables pour maintenir dans un état de réparation complète les vieilles murailles de cette ville, et qu'à York une assemblée provinciale (county mee

ting) a décidé que le vieux château de cette ville, qui menaçait ruine, serait reconstruit exactement sur le même plan et dans le même style.

Passons à la troisième catégorie.

3o Les propriétaires.

Je ne prétends pas assurément que les ravages exercés par les propriétaires soient aussi déplorables et même aussi nombreux que ceux qui peuvent être portés au compte du gouvernement et des autorités locales; il y a une bonne raison pour cela. C'est que les propriétaires ont rarement à leur disposition des monuments assez importants pour que la disparition en soit très-regrettable. Mais toutes les fois que l'occasion s'en présente, on remarque chez eux le même mépris, la même insouciance du passé, souvent le même acharnement grossier contre les nobles restes qui tombent malheureusement entre leurs mains. Cette tendance est surtout inexplicable et inexcusable chez ce qu'on appelle les grands propriétaires, chez l'ancienne noblesse de province, à qui tant de motifs indépendants de l'art devraient inspirer une sorte de culte pour ces vestiges de leur propre histoire. Eh bien! en général, il n'en est rien. Ni de glorieux souvenirs de famille, ni le respect des œuvres de leurs pères, ni les sympathies politiques qu'on leur impute pour le passé dont ces monuments sont l'image, rien de tout cela ne fait la moindre impression sur la majeure partie d'entre eux. Il eût été à désirer, au moins dans les intérêts de l'art, qu'ils eussent été conséquents à leurs opinions politiques à la manière de M. Voyer d'Argenson, qui, en vrai niveleur, a fait raser son beau château des Ormes en Poitou par amour de l'égalité. Par amour de l'ancien régime, la noblesse royaliste aurait dû nous conserver scrupuleusement ses castels. Mais point;

vous les verrez laisser vendre sous leurs yeux et à vil prix, ou bien vendre eux-mêmes impitoyablement le manoir de leurs pères, le lieu dont ils portent le nom, pour peu qu'un séjour plus rapproché de Paris ou même un avantage pécuniaire les séduise. S'ils daignent le conserver, ce sera pour en sacrifier maintes fois la partie la plus précieuse et la plus originale à une commodité du jour, à une invention parisienne : le plus souvent ils n'en feront aucun cas, ils ne se donneront pas même la peine de détruire, tandis qu'un peu d'intérêt et bien peu d'argent eussent suffi pour préserver ces illustres ruines des derniers outrages. Je crois qu'au risque d'envahir le domaine de la liberté individuelle, on peut et on doit infliger la publicité à des méfaits de ce genre. Vous en savez beaucoup plus long que moi sur ce sujet, Monsieur, et j'espère que vous ne garderez pas toujours pour le cercle restreint de vos amis ces plaisants récits qui nous ont souvent à la fois réjouis et indignés. Pour moi, je ne veux parler que de ce que j'ai vu par moi-même.

En entrant dans le Périgord, à Mareuil, on voit un château abandonné, appartenant à la grande maison qui porte le nom de cette province. C'est un type parfait de résidence féodale au treizième et même pendant la première moitié du quatorzième siècle. Ce château est dans l'état d'abandon le plus complet; de charmants détails de sculpture dans les tympans des fenêtres et les fausses balustrades des croisées sont chaque jour endommagés par les fermiers qui l'habitent; les toits des tourelles s'affaissent et entraînent des pans de murs avec eux; on a même parlé de jeter bas la tour d'entrée et les ouvrages avancés, et d'en vendre les matériaux ; et l'on n'y a renoncé, du moins c'est ce qui m'a été assuré, que sur les réclamations de la ville, qui en demandait la conservation comme ornements publics. Il y a ici un changement de rôles si bizarre,

une anomalie si curieuse, que je cite ce détail sans trop y croire moi-même; ce serait toujours un trait fort honorable pour le conseil municipal de Mareuil, en supposant même que l'esprit de contradiction y entrât pour quelque chose.

Plus loin dans le Périgord, à Bourdeille, on voit de deux lieues de loin la haute tour du château qu'a popularisé et célébré Brantôme. M. de Jumilhac l'a vendue pour six mille francs. Encore plus loin, sur les charmantes rives de la Dordogne, un immense rocher porte les imposantes ruines de Castelnau, château qui a appartenu depuis des siècles à la maison de Caumont-La Force. Le duc actuel les a mises en vente pour six cents francs; encore a-t-il eu le chagrin de ne pas trouver d'acquéreur, tant est grand le respect héréditaire que porte à ces vieilles pierres la population environnante.

En Angoumois, Aulnac, sur les bords de la Charente, castel qu'une dépense insignifiante suffirait pour remettre dans un état parfaitement conforme au goût du quatorzième siècle, avec d'autant plus de facilité que l'extérieur n'a subi aucune restauration maladroite; Aulnac est livré par son propriétaire actuel, M. de Chambonneau, à une ruine graduelle qui deviendra dans peu d'années irréparable.

Près de Toulouse, le même sort attend le célèbre château de Pibrac, qui donna son nom à Dufaur, ambassadeur de France au concile de Trente, qui appartient encore à ses descendants et que les souvenirs d'Henri IV, qui y a séjourné quelque temps pendant sa vie aventureuse de roi de Navarre, n'ont pu préserver d'un abandon complet. Dans le coin d'une grande pièce à peine fermée, on voit couché à terre et couvert de poussière un tableau sur bois vraiment remarquable du seizième siècle, une Adoration des mages; on a l'air de le regarder comme un devant de cheminée.

Œuvres. VI. -Art et Littérature.

3

En Anjou, Pocé, aux portes de Saumur, fameux dans l'histoire de cette province par les bizarres priviléges que la tradition attribue à ses châtelains, est inhabité et condamné à servir de dépendance à une ferme voisine, bien que dans un état de conservation surprenante à l'extérieur : on ne peut pas même en visiter l'intérieur.

Un peu plus loin, en pleine Vendée, sur cette route de Saumur à Thouars, que le plus noble sang de France a si souvent arrosée, on voit, dans une position excellente, audessus du Thouet, l'immense et majestueux château de Montreuil-Bellay, véritable forteresse, renfermant dans son enceinte la belle église gothique qui sert de paroisse à la ville. Il a appartenu au célèbre prince de Talmont, et après avoir traversé comme par miracle les fureurs de la guerre civile, il n'a pas su trouver grâce devant sa veuve; elle l'a vendu sous la Restauration à un habitant de Saumur, qui le détruit en détail. Au bas du rempart se trouve une seconde église, dont il ne reste que les murs à moitié abattus, encore couverts de fresques que les intempéries des saisons n'avaient pas eu le temps de rendre méconnaissables à l'époque où j'y suis passé, mais qui doivent être perdues maintenant.

Sur les bords de la Loire, entre Saumur et Candes, s'élève encore le château de Montsoreau, célèbre dans l'histoire si éminemment chevaleresque de l'Anjou par mille aventures, et plus tard par le rendez-vous fatal de Bussy d'Amboise. Ce château, dont la construction date du plus beau temps de la renaissance, avait aussi échappé au vandalisme révolutionnaire, mais il a été victime de celui de son dernier propriétaire, le marquis de Sourches-Tourzel. Il l'a vendu à des paysans du village qui l'ont déchiqueté, dégradé, abîmé de mille manières. On n'a épargné que le curieux escalier tournant dans la tourelle du sud-est, dont la voûte surtout est

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