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Toutes les fois qu'un monument tombe entre les mains du génie militaire, il est immédiatement sacrifié et déshonoré. Témoin le château de Vincennes, où le génie a rasé ces deux belles tours qui faisaient l'admiration de nos pères : témoin les belles abbayes de Soissons, Notre-Dame et SaintJean des Vignes, qui ont été, malgré toutes les réclamations des archéologues éclairés et zélés du lieu, mutilées de la manière la plus brutale.

Dernièrement encore, deux magnifiques arcades romanes, à Notre-Dame de Soissons, signalées par les antiquaires, ont été recouvertes par une construction tout à fait moderne. Mais il y a plus: en plein Paris, des actes analogues ont été commis à l'École polytehnique. Savez-vous ce que c'était, Messieurs, que l'École polytechnique? c'était le collége de Navarre, le collége où ont étudié Rollin, Gerson et Bossuet; rien que cela! On en a fait l'École polytechnique. J'avoue que la destination est très-belle; mais il y avait une chapelle, une chapelle ogivale, qui rappelait le souvenir vivant encore de cette grande institution et de ces grands hommes. Elle avait vingt fenêtres, m'a-t-on dit, car je ne l'ai pas vue; eh bien, elle a été démolie par le fait des ingénieurs de la guerre, et cela l'année dernière, en février 1846.

J'ai un autre exemple plus récent et plus fàcheux encore à citer, c'est celui de Toulouse.

A Toulouse, il y a une admirable église que je me vante d'avoir été le premier à signaler dès 1833 à l'attention publique. C'est l'église des Jacobins ou des Dominicains. Cette belle église date du treizième siècle; elle a été achevée au quatorzième. Elle a des caractères tout à fait spéciaux que je ne vous définirai pas, ce serait trop long, mais elle possédait deux titres qui la distinguaient et qui devaient mériter la sollicitude de tous les hommes éclairés. D'abord, elle a

Œuvres. VI.

Art et Littérature.

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servi de sépulture à saint Thomas d'Aquin, à ce grand homme qui fut, comme vous le savez tous, non-seulement une des gloires de l'Église, mais encore une des gloires de l'université de Paris, où il a longtemps enseigné, et où, par parenthèse, il ne pourrait pas, grâce au monopole, enseigner aujourd'hui. (On rit.— Mouvements divers.)

Outre ce glorieux tombeau, la vieille église des Jacobins se distinguait par des fresques du plus curieux mérite, des fresques du quatorzième siècle, qui, en Italie, seraient l'objet de la visite des voyageurs et de l'étude de tous les artistes. Cette église avait 200 pieds de long et 100 pieds de hauteur; elle était à deux nefs, particularité assez rare; enfin, elle avait un clocher qui passait pour le plus beau du Midi. Eh bien, le génie militaire s'en est emparé, et voici ce qu'il en a fait :

Il a d'abord recouvert ces fresques d'un badigeon, parce que les fresques et les peintures l'intéressent fort peu, tandis que le badigeon lui plaît beaucoup. (Nouvelle hilarité.) Puis il a détruit les voûtes des chapelles latérales; puis il a coupé en deux l'église par un plancher : en bas, il a mis une écurie; du premier étage, il a fait un magasin de lits militaires; voilà son art à lui. (Mouvement.) En outre, il a détruit deux côtés du cloître, car il y avait un cloître admirable à côté de l'église, et il a transformé les deux autres côtés et la salle du chapitre en belles écuries garnies d'auges et de rateliers. Je ne sais trop ce qu'il a fait du réfectoire qui avait treize fenêtres en ogive avec de riches meneaux, mais je sais ce qu'il a fait d'une chapelle, la plus belle de toutes, la chapelle de Saint-Antonin, qui était couverte de fresques admirables; il en fait le dépôt des chevaux morveux. (Nouveau mouvement.)

Voilà l'emploi qu'on trouve à faire, en 1846, d'un monu

ment d'art qui, je le répète, en Italie attirerait tous les voyageurs, tous les artistes. Eh bien, réellement, je ne crois pas qu'il y ait un pays, excepté la France, où de si honteuses dévastations soient possibles.

J'espère qu'il suffira de les signaler, comme je le fais en ce moment à la Chambre et à M. le ministre de la guerre, pour rendre l'administration de la guerre plus traitable; je dis plus traitable, parce qu'il y a en ce moment un procès intenté par la ville de Toulouse, qui fait exception à la triste règle que je signalais tout à l'heure, qui est animée d'un intérêt éclairé pour cette église, et qui fait un procès à l'administration de la guerre pour rentrer en possession de cet édifice. Je n'examine pas le point de droit, mais je conjure M. le ministre de la guerre, et je prie la Chambre de m'appuyer dans ce vou, je le conjure de vouloir bien examiner s'il ne pourrait pas trouver le moyen, sans léser les droits de l'État, de céder à cette ville une église dont on pourra faire un usage convenable, mais dont bien certainement elle fera autre chose qu'un dépôt de chevaux morveux; je le conjure de faire cesser l'état actuel des choses, et de céder à ce vou. (Marques générales d'assentiment.)

Après le ministre de la guerre, il me faut passer au ministre de l'instruction publique. Là il y aurait encore quelque chose à vous signaler: ce serait, si le ministre de ce département était ici, la destruction du logis abbatial de Saint-Étienne dans l'enceinte même du collège de Caen, destruction qui a été opérée l'année dernière. Mais ce que je ne puis omettre, c'est ce qui se passe à la bibliothèque de Sainte-Geneviève. Je sais bien qu'ici M. le ministre de l'instruction publique n'est pas le seul coupable; ses prédécesseurs ont aussi leur part dans cet acte. On a donc voulu remplacer cette belle bibliothèque de Sainte-Geneviève, qui

était de toutes celles de Paris la mieux combinée pour le service d'une bibliothèque; on a voulu la remplacer par une nouvelle bibliothèque; on l'a sacrifiée, on en a éloigné le public; on a voté, à la grande satisfaction de MM. les architectes, une nouvelle bibliothèque, et, pour commencer, on a rasé un curieux monument, l'ancien collége de Montaigu, collége non pas aussi célèbre que le collége de Navarre, mais qui avait aussi figuré avec honneur dans l'ancienne université de Paris, où avaient étudié Érasme et Calvin, et qui offrait aussi de très-précieux, de très-curieux débris d'architecture ogivale. Eh bien, on l'a rasé pour élever l'horrible édifice que vous pouvez tous aller voir, si vous en avez la triste envie, sur la place de l'École de droit.

Et, puisque j'en suis au département de l'instruction publique, je dirai en passant que, tout en applaudissant sans réserve au crédit qui nous est demandé, dans la loi que nous avons sous les yeux, pour la publication relative aux débris de Ninive, je voudrais qu'on ne laissât pas en souffrance d'autres publications relatives aux grands monuments que nous avons sur notre sol, comme la grande publication relative à la cathédrale de Chartres, publication qui mérite au moins autant de sollicitude que celle relative à Ninive, et qui est en souffrance depuis plusieurs années. Il me semble aussi que les encouragements à la littérature, dont on fait un si bizarre usage, et qui sont consacrés à des publications comme la Monographie du chat, pour laquelle le budget porte 3,500 francs, pourraient être utilement employés à encourager les deux seuls recueils d'archéologie nationale, le Bulletin de M. de Caumont et les Annales de M. Didron. Ces deux recueils ont rendu les plus grands services à l'art national, aux souvenirs historiques, et l'on s'étonne de ne pas les voir figurer sur ces listes de souscription où

tant d'autres ouvrages moins dignes occupent une large place.

Je voudrais passer sous silence le ministère du commerce et de l'agriculture, parce que M. le ministre n'est pas là; mais je ne puis me dispenser de signaler la destruction d'une très-belle et très-curieuse église, celle de l'Observance, qui frappait tout d'abord l'œil du voyageur en entrant à Lyon par la Saône, et qui a été détruite pour agrandir l'École vétérinaire, malgré une délibération du 22 janvier 1846, délibération dans laquelle le conseil municipal critiquait cet acte de vandalisme en ces termes :

« Le conseil exprime de vifs regrets sur la destruction d'un édifice tellement remarquable, qu'à l'époque de la vente des biens des congrégations religieuses, l'église de l'Observance fut formellement réservée, et qu'il eût été facile de la conserver par une restauration bien moins coûteuse qu'une construction nouvelle. »

J'arrive à un point plus délicat et que je prie la Chambre de me permettre de traiter; j'y mettrai tous les ménagements possibles; il s'agit de la liste civile. J'aborderai ce terrain avec tous les ménagements, avec tout le respect que je dois et que je porte à ce qui est souverainement respectable. Personne n'admire plus que moi ce qui a été fait à Versailles; c'est une des pensées qui honorent le plus le règne actuel. Le pays tout entier l'admire et l'apprécie. Qu'il y ait des imperfections de détail, je ne m'en inquiète pas; c'est une grande, une noble pensée à laquelle je serai toujours heureux de rendre hommage, ainsi que vous tous. (Adhésion générale.)

Mais pourquoi faut-il, en rendant cet hommage, que j'aie à signaler un fait qui ne me paraît pas d'accord avec la nature de cette grande entreprise? Je veux parler de la transplan

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