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de leur séparation. Enfin, et ce n'est pas son moindre mérite, elle nous donne des notions très-importantes sur l'état des connaissances déjà acquises à l'époque où deux ou plusieurs langues se sont séparées. Tout le monde connaît les résultats des grandes recherches qui ont permis, depuis le commencement de ce siècle, de démontrer la parenté et la filiation des langues indo-européennes ou aryennes. Toutes les langues européennes, excepté le basque, le lapon et le finnois (sans parler du turc et du magyar, qui sont d'importation récente), et un grand nombre de langues asiatiques répandues, à travers l'Arménie et la Perse, presque au fond de l'Hindoustan, sont issues d'une seule langue, que l'on appelle aujourd'hui l'aryaque primitif. Cette langue est perdue depuis bien des siècles. On a pu cependant la reconstituer dans ses parties les plus essentielles, en dégageant ce qu'il y a de commun entre toutes celles qui en descendent. Ces admirables travaux nous ont remis en présence des Aryas primitifs et nous ont donné de précieuses notions sur leur état social et intellectuel, car la langue d'un peuple est en quelque sorte l'image de sa vie.

Les altérations spontanées des langues ne s'effectuent qu'avec une extrême lenteur; la linguistique remonte donc très-loin dans le temps. Il y a pourtant une limite où elle s'arrête; mais, lorsqu'elle devient impuissante, l'archéologie préhistorique nous guide encore dans les ténèbres du passé.

L'archéologie préhistorique, que son nom distingue suffisamment de l'archéologie ordinaire, étudie les monuments, les sépultures, les objets d'industrie, tous les restes matériels des époques antérieures à l'avénement de l'histoire. Chacune de ces époques est caractérisée par certains faits, par certains objets, par un certain état de l'industrie; on peut ainsi remonter d'étape en étape le cours des âges. On trouve d'abord, dans les temps les plus rapprochés de la période historique, des peuples qui connaissaient l'usage du fer (age du fer); d'autres avant eux n'avaient pas connu ce métal, mais s'étaient servis du bronze; et, avant l'âge du bronze, il y avait eu une époque où l'homme, privé du secours des métaux, en était réduit à façonner la pierre pour fabriquer ses armes et ses outils. Cet age de la pierre se subdivise, à son tour, en deux périodes bien distinctes. La moins ancienne est celle où l'on avait appris à polir le silex; elle est caractérisée par la hache polie : c'est l'époque de la pierre polie, qu'on appelle encore époque néolithique. L'homme alors vivait dans un milieu peu différent du nôtre, et la faune qui l'entourait était notre faune actuelle. Mais, en poussant plus loin ses recherches, en pénétrant plus profondément dans le sol, en explorant les cavernes qui furent si longtemps habitées par l'homme, l'archéologie préhistorique a découvert une époque plus reculée encore, où l'art de polir la pierre était inconnu, où l'on savait seulement la tailler. C'est l'époque de la pierre taillée, ou époque paléolithique. Elle nous reporte à une distance incalculable dans le passé, au milieu de conditions de faune et de climat différentes des conditions actuelles. A côté des silex taillés par l'homme et des débris de son corps, dans les mêmes couches du sol, dans les mêmes cavernes, parmi les débris de ses repas, on trouve les ossements d'animaux appartenant à des espèces depuis longtemps éteintes, ou refoulées vers les régions polaires par les

REVUE D'ANTHROPOLOGIE.

T. VI. 1877.

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changements de climats. Cette faune est celle de l'époque quaternaire, et l'archéologie préhistorique se trouve ainsi parvenue à un point où elle ne peut plus avancer qu'en s'appuyant sur la géologie et sur la paléontologie. La géologie détermine la nature des couches qui recèlent les plus anciennes traces de l'homme; la paléontologie nous fait connaître les animaux dont il a été le contemporain, et ces deux sciences jumelles nous révèlent l'ancienneté de son existence.

Je viens de passer en revue les nombreuses sciences dont l'anthropologie est tributaire. Vous voyez qu'un champ aussi immense ne saurait être cultivé dans son entier par un seul homme, et vous comprenez dès lors pourquoi nous avons dû répartir entre plusieurs personnes l'enseignement que nous inaugurons aujourd'hui.

Il s'agit maintenant de grouper et de coordonner les innombrables matériaux empruntés à ces sources multiples.

Conformons-nous à notre définition : l'anthropologie est l'histoire naturelle du genre humain.

L'histoire naturelle d'un genre quelconque comprend deux parties: 1° l'étude des caractères communs à tout le groupe; 2o celle des caractères propres aux divers groupes partiels dont il se compose.

Nous établirons donc dans l'anthropologie une première division, en distinguant l'anthropologie générale de l'anthropologie spéciale.

1° L'anthropologie générale se subdivise à son tour en deux branches. Elle doit d'abord, suivant la méthode zoologique, étudier les caractères distinctifs du genre humain. Pour cela, elle le met en présence des genres qui en approchent le plus, au point de vue de la forme, comme au point de vue de la structure; et elle constate les analogies et les différences à l'aide de l'anatomie comparée, Si cette première branche de l'anthropologie générale était purement anatomique, elle pourrait être appelée: l'anatomie comparée de l'homme et des animaux supérieurs; mais, comme elle doit tenir compte des caractères morphologiques aussi bien que des caractères anatomiques, elle a reçu le nom d'anthropologie zoologique.

Par elle, nous savons en quoi notre genre humain diffère de tous les autres. Mais le connaissons-nous? Pas encore. Nous l'avons étudié à l'état passif, à l'état de cadavre; il faut l'étudier maintenant à l'état de vie et d'action. C'est le sujet de l'anthropologie biologique, seconde branche de l'anthropologie générale.

2o L'anthropologie spéciale est l'étude des groupes partiels dont se compose le genre humain. L'anthropologie générale a fait connaître ce qui leur est commun; l'anthropologie spéciale va chercher ce qui les distingue.

Quels sont ces groupes? Il en est de divers ordres; il y a d'abord les groupes naturels qui sont connus sous le nom de races; il y a ensuite les groupes accidentels qui, suivant leur importance, sont appelés tribus, peuplades, peuples, nations, et que nous désignerons d'une manière générale sous le nom de peuples.

J'ai parlé de races. Quelle acception donnerons-nous à ce mot?

En zoologie, en botanique, la plupart des groupes appelés genres comprennent un certain nombre de groupes secondaires, distingués par des caractères fixes et héréditaires, et désignés sous le nom d'espèces. Ce fait

a donné lieu à deux interprétations, à deux doctrines qui se disputent les suffrages des naturalistes. Pour les uns, les espèces sont permanentes ; les changements qu'elles subissent ne peuvent y produire que des variétés; elles ont toujours été, dès l'origine, aussi distinctes qu'aujourd'hui ; elles continueront à l'être aussi longtemps qu'elles continueront à exister. Pour les autres, les espèces ne sont point stables; elles paraissent l'être, parce qu'on ne les a pas observées pendant un nombre suffisant de générations; mais elles subissent à la longue l'action modificatrice du temps et des milieux, et leur différence actuelle n'implique pas une différence d'origine. Cela n'empêche pas les transformistes de distinguer et de décrire les espèces, exactement de la même manière que les partisans de la doctrine de la permanence; néanmoins, dans l'acception classique, qui est la plus générale, le mot espèce entraîne l'idée d'une origine spéciale, et, lorsqu'on dit que deux êtres ne sont pas de même espèce, on donne à penser qu'ils n'ont pas une origine commune.

Le genre humain, lui aussi, se décompose en un certain nombre de groupes secondaires, distingués les uns des autres par des caractères héréditaires. Ces différences sont-elles primordiales? Il y aurait alors plusieurs espèces d'hommes; c'est l'opinion des polygénistes. Sont-elles, au contraire, l'effet d'influences séculaires qui auraient modifié, suivant plusieurs directions divergentes, un type primitivement unique? S'il en est ainsi, les groupes secondaires du genre humain ne sont plus des espèces, mais seulement des variétés ; c'est l'opinion des monogénistes.

On ne pourrait donc désigner ces groupes ni sous le nom d'espèces, ni sous le nom de variétés, sans supposer résolue à l'avance une question très-controversée; c'est pourquoi l'on est convenu de leur donner le nom de races, qui ne préjuge rien, et laisse la question ouverte.

La race est distinguée par un ensemble de caractères qui se transmettent par hérédité, et qui, à moins de croisements, ont un degré de permanence suffisant pour se maintenir pendant la durée des générations que nous pouvons observer dans le présent ou dans le passé. Ce passé remonte assez haut pour plusieurs races, qui sont représentées sur les monuments de l'Egypte avec leurs caractères actuels.

Il y a d'ailleurs, dans certaines races appelées primaires, des subdivisions connues sous le nom de sous-races ou races secondaires.

Les races, qu'elles soient primaires ou secondaires, sont les divisions naturelles du genre humain. Les peuples, au contraire, sont des groupes accidentels, factices, passagers, produits par les événements politiques ou résultant de la communauté des intérêts, des aspirations, des croyances, du langage.

Ce que nous cherchons à connaître, comme naturalistes, ce sont les groupes naturels, c'est-à-dire les races. Mais elles ne se présentent à nous que bien rarement dans leur état de pureté. Elles sont presque partout mêlées, déguisées sous des croisements, disséminées, diluées par des migrations sans limites. L'ordre de choses naturel se trouve ainsi tellement bouleversé, qu'il est devenu très-difficile de le retrouver. Les seuls groupes qui se présentent à notre observation, ce sont les peuples. C'est donc seulement de l'étude des peuples que peut découler la connaissance des races.

Réunissant toutes les notions que l'on peut recueillir sur les caractères physiques des peuples, sur leurs origines, leurs mélanges, leurs langues, leurs religions, leurs mœurs et leurs industries, nous pouvons, en les comparant entre eux, en constatant leurs analogies ou leurs différences, retrouver leur filiation, remonter aux sources diverses d'où ils sont issus, et, après ce travail d'analyse, nous pouvons procéder à une synthèse d'où nous ferons ressortir la détermination des races.

C'est ainsi que l'étude des groupes accidentels, qui sont les peuples, nous conduit à l'étude des groupes naturels, qui sont les races.

L'anthropologie spéciale comprend donc deux branches distinctes, savoir la description des peuples et la science des races. Ces deux branches doivent recevoir deux noms différents, dont le choix n'est pas sans difficulté. Le grec, auquel nous empruntons nos nomenclatures, ne nous fournit pas ici ses ressources ordinaires. Les anciens n'avaient pas la notion toute moderne de la race. La race, le peuple, c'était tout un, pour eux; et ces deux idées, aujourd'hui si différentes, étaient exprimées l'une et l'autre par le mot vs. De cette pauvreté de la langue grecque est résulté pour nous un embarras assez sérieux. Ne pouvant disposer que d'un seul radical, nous sommes obligés de faire reposer la distinction des mots sur leur désinence.

L'étude des peuples, étant purement descriptive, s'appelle l'ethnographie. Celle des races est d'un ordre beaucoup plus élevé ; elle est exclusivement scientifique, et elle a reçu dès lors le nom d'ethnologie.

La ressemblance de ces deux noms a fait naître quelque confusion dans l'esprit d'un grand nombre de personnes, mais l'acception que nous leur donnons est parfaitement déterminée; c'est d'ailleurs celle qui leur a été donnée dès l'origine.

Le mot ethnographie est dû à Balbi et date de 1826; c'est Will. Edwards qui, en 1839, a créé le mot ethnologie.

Balbi ne se proposait nullement d'étudier les races; le point de vue anthropologique n'existait pas pour lui; il s'occupait simplement de la classification des peuples d'après leurs langues; et il faut bien reconnaître qu'effectivement la langue est le principal signe de la nationalité. Il intitula donc son ouvrage : Atlas ethnographique du globe, ou classification des peuples anciens et modernes d'après leurs langues. L'étude scientifique de ces langues, abstraction faite des conditions politiques qui s'y rattachent, constitue la linguistique; mais le langage n'a pas cessé pour cela d'être l'un des premiers éléments de la description des peuples, c'est-à-dire de l'ethnographie; et c'est par une extension' toute naturelle que les autres éléments de cette description ont été groupés sous le même nom.

Le sens du mot ethnographie était donc déterminé lorsque Will. Edwards fonda, en 1839, une société dont le but était l'étude des races humaines ; il donna à cette science le nom d'ethnologie, et la Société prit le nom de Société ethnologique. La distinction de l'ethnographie et de l'ethnologie fut dès lors établie telle qu'elle l'est aujourd'hui, et j'ajoute qu'elle est conforme à l'étymologie, car l'une des désinences signifie description, tandis que l'autre signifie science.

L'ethnologie est exclusivement anthropologique, mais il n'en est pas de

même de l'ethnographie; elle comprend des relations faites à des points. de vue très-divers, des narrations de voyages où figurent des faits historiques, politiques, militaires, commerciaux, religieux, linguistiques, etc. Parmi ces faits innombrables, nous choisissons ceux qui peuvent nous conduire à l'ethnologie, négligeant plus ou moins les autres, qui sont trèsnombreux.

Cette réserve faite, nous devons accorder une place dans notre cadre à l'ethnographie, comme étant l'une des sources les plus riches des informations dont nous ne pouvons nous passer.

En résumé, l'anthropologie générale étudie le genre dans son ensemble, et se divise en deux branches : l'anthropologie zoologique et l'anthropologie biologique.

L'anthropologie spéciale étudie les groupes secondaires du genre humain et comprend également deux branches : l'ethnologie ou science des races humaines, et l'ethnographie ou description des peuples.

Telle est la répartition logique des immenses matériaux que l'anthropologie met en œuvre. Je pense que c'est cette division qu'il conviendrait de suivre dans un traité didactique où l'anthropologie serait exposée dans son ensemble; mais l'ordre logique n'est pas toujours celui qui est le plus favorable à l'enseignement. Dans l'intérêt des professeurs comme dans celui des élèves, il est avantageux de grouper ensemble les faits qui relèvent des mêmes moyens d'étude, alors même que ces faits se rattacheraient à des branches différentes.

Ainsi l'anatomie comparée de l'homme et des animaux supérieurs rentre dans l'anthropologie générale, tandis que l'anatomie comparée des races humaines et la craniologie, qui en est une dépendance, rentrent dans l'anthropologie spéciale. Or, ces deux études, quelque distinctes qu'elles soient, gagnent beaucoup à être présentées l'une après l'autre dans un même cours. Nous avons donc pensé qu'il y avait lieu de les réunir dans un cours intitulé anthropologie anatomique.

De même, l'étude des époques préhistoriques nous montre les phases de l'évolution de l'industrie et de la civilisation, et se rattache par là à l'anthropologie générale; mais, en nous permettant de distinguer dans un même pays diverses époques, et d'y reconnaître la succession de diverses races caractérisées par les crànes et les ossements de chaque époque, elle jette le plus grand jour sur l'ethnogénie, qui fait partie de l'ethnologie. Elle ne pourrait donc être exposée complétement ni dans l'anthropologie générale ni dans l'ethnologie, et il est bien préférable de la présenter tout entière dans un cours intitulé anthropologie préhistorique.

La même remarque est applicable à la linguistique, qui fournit, d'une part, à l'anthropologie biologique, des notions très-importantes sur les lois générales de la formation et de l'évolution des langues, et qui, d'une autre part, apporte à l'ethnologie de très-nombreux renseignements sur les migrations, les communications et les mélanges des races et des peuples. L'utilité du cours d'anthropologie linguistique ressort d'ailleurs de la nature du sujet, qui exige, de la part de celui qui l'expose, une compétence toute spéciale.

Enfin, le cours de démographie et de géographie médicale comprend égale

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