Page images
PDF
EPUB

sont mêlés ensemble, il fallait que les biens et les maux fussent communs aux uns et aux autres, afin que le désordre même tînt les hommes toujours suspendus dans l'attente de la décision dernière et irrévocable.

Ah! que le saint et divin Psalmiste a célébré (a) divinement sur sa lyre cette belle distinction de biens et de maux! J'ai vu, dit-il, dans la main de Dieu une coupe remplie de trois liqueurs Calix in manu Domini... Il y a : 1o le vin pur, vini meri; il y a : 2o le vin mêlé, plenus mixto. Enfin, il y a la lie, fæx ejus non est exinantia. Que signifie ce vin pur, sinon la joie de l'éternité qui n'est altérée par aucun mal? Que veut dire cette lie, sinon le supplice des réprouvés, qui n'est jamais tempéré d'aucune douceur? Et que représente ce vin mêlé, sinon ces biens et ces maux, què l'usage peut faire changer de nature, tels que nous les éprouvons dans la vie présente? O la belle distinction des biens et des maux que le Prophète a chantée ! Mais la sage dispensation que la Providence en a faite! Ici, durant le temps du mérite, les biens et les maux mêlés dont les sages savent profiter pendant que les méchants en abusent. Mais ces temps de mélange finiront: venez, esprits purs, esprits innocents, venez boire le vin pur de Dieu, sa félicité sans mélange. Et vous, ô méchants endurcis, méchants éternellement séparés des justes, il n'y a plus pour vous de félicité, plus de danses, plus de banquets, plus de jeux; vous boirez toute l'amertume de la vengeance divine. Bibent omnes peccatores terræ.

« O que vos œuvres sont grandes ! que vos voies sont justes et véritables, ô Seigneur, Dieu tout-puissant! Qui ne vous louerait, qui ne vous bénirait, ô Roi des siècles! 1» Qui n'admirerait votre Providence! qui ne craindrait vos jugements! Ah! vraiment, « l'homme insensé n'entend point ces choses, et le fol ne les connaît pas. » Vir insipiens non cognoscet, et stultus non intelliget hæc. « Il ne regarde que ce qu'il voit, et il se trompe. » Hæc consideraverunt et erraverunt. Car il vous a plu, ô grand Architecte, qu'on ne vît toute la beauté de votre édifice qu'après que vous y aurez mis la dernière main,

VAR. (a) Chanté.

1. Apoc., xv, 3, 4.

et votre Prophète a prédit que « ce serait seulement dans le dernier jour qu'on entendrait clairement le mystère de votre conseil. » In novissimis diebus intelligetis consilium ejus1.

Mais comme alors il sera trop tard pour profiter d'une connaissance si nécessaire, prévenons l'heure destinée par une pieuse méditation, mettons-nous en esprit dans ce dernier jour, et, du pied de ce tribunal devant lequel nous comparaîtrons, contemplons les choses humaines. Dans cette crainte, dans cette épouvante, dans ce silence universel de toute la nature, avec quelle dérision sera entendu le raisonnement des libertins qui s'endurcissaient (a) dans le crime, en voyant d'autres méchants impunis! Eux-mêmes s'étonneront comment au contraire ils ne voyaient pas que cette impunité les avertissait de la sévérité de ce dernier jour. Car encore que Dieu ait fait voir dans la vie présente presque à tous les siècles des exemples de sa juste vengeance, je ne crains point de le dire, que ces châtiments exemplaires qu'il exerce sur quelques-uns ne nous doivent pas sembler si terribles que l'impunité de tous les autres. Si Dieu n'avait épargné aucun criminel, cette erreur (b) aurait quelque excuse, de n'avoir pas (c) attendu un autre discernement plus terrible. Maintenant que nous sommes instruits par sa parole, et de plus avertis par sa patience, convaincus par les choses mêmes et par l'ordre de tous ses desseins, quel sera notre aveuglement (d), si nous ne demeurons persuadés qu'un conseil supérieur et éternel préside aux affaires humaines: que s'il nous paraît quelque désordre dans la vie présente, c'est afin de nous tenir en attente de la vie future; et qu'enfin, puisque nous sommes si bien gouvernés par la sagesse divine, ce doit être notre unique application de prendre des sentiments dignes d'une si haute conduite.

[merged small][ocr errors][merged small][merged small][merged small][merged small]

SUR L'EMINENTE DIGNITÉ DES PAUVRES

DANS L'ÉGLISE

SERMON1

POUR LA SEPTUAGÉSIME

Prêché à Paris, aux Filles de la Providence
(février 1659)

NOTICE

Je n'hésite pas à croire, sur la foi de M. Floquet 2, que la maison « chargée d'une multitude nombreuse de pauvres filles entièrement délaissées,» désignée dans la péroraison de ce discours, était le séminaire des Filles de la Providence, inauguré en 1652, près du Val-de-Grâce, par les soins de Mme de Polaillon (Marie Lumagne) et de saint Vincent de Paul. C'était la maison-mère d'un Asile de la Propagation de la foi, inauguré d'abord à Metz vers 1640, mais reconstitué et agrandi en 1657, dont Bossuet était le supérieur depuis plusieurs années 3.

Il est ainsi permis de croire que Bossuet prêcha aux Filles de la Providence, dès son arrivée à Paris“, un sermon de cha

1. Ms., t. XI, f. 379-388; Déf., t. IV, p. 536-550 (Cf. Vers., XII, 1-22; Viv., VIII, 425-439). Voy. mes Etudes critiques, liv. II, chap. 1. 2. Etudes, t. II, p. 1-6.

3. Ibid., t. 1, liv. Il et V.

4. La septuagésime tombait en 1659, le 9 février : le sermon aurait donc été prononcé, au plus tard, le samedi 15. Or l'on sait que, le 4, Bossuet signait encore, à Metz, le procès-verbal de l'Assemblée des Trois-Ordres. (Ibid., p. 555.)

rité qui avait pu lui être demandé avant son départ de Metz par les religieuses et par M. Vincent, dont on sait que l'archidiacre de la cathédrale de Metz aimait à seconder les efforts en toutes choses. Le sermon sur l'Eminente dignité des pauvres aurait donc inauguré la brillante carrière que le prédicateur allait fournir désormais dans les chaires de la capitale (1659-1669).

L'aspect du manuscrit1 et le caractère même de la composition semblent confirmer sur ce point la conjecture de M. Floquet. Bossuet avait d'abord jeté sur quatre feuillets de même format 2, couverts dans tous les sens jusqu'à la marge, le texte d'un entretien très-court et très-simple. Il aura senti le besoin de revenir sur ce travail et d'ajouter quelque chose à ses raisons, pour les rendre plus persuasives, mais sans changer le caractère d'une exhortation où les formes du style sont restées austères comme le fond de la doctrine.

Le corps du discours avait pu être composé d'avance; les additions ont été écrites à la dernière heure et très-vite sur le premier papier venu3: par exemple, sur le feuillet blanc de deux lettres que Bossuet venait de recevoir au Doyenné de Saint-Thomas-du-Louvre. Elles se rapportent à chacun des trois points, avec des renvois plus ou moins clairs, et sans que Bossuet ait toujours effacé les parties de sa première rédaction auxquelles il les substituait.

Ce qu'il n'a point effacé méritait d'être conservé ; mais les éditeurs ne sont pas entrés, je le crois, dans la pensée de l'orateur, en les intercalant dans le texte ; pour éviter toute confusion, je restitue ces passages dans leur intégrité, mais à la suite du sermon, comme le complément naturel des variantes.

Le manuscrit ne donne pas le sommaire de ce discours.

1. On y reconnaît les grandes feuilles et la grande écriture du carême des Minimes (1660), et on peut affirmer, tout au moins, que le discours a été écrit de 1659 à 1661.

2. Ms., t. XI, f. 379, 386, 387, 388.

3. Ibid., f. 380-385.

4. Ibid., f. 380: « à Monsieur, Monsieur l'abbé de Bossuet, à Paris; » f. 381: « Monsieur, Monsieur Bossuet, grand archidiacre en la cathédrale de Metz, à Paris. » La lettre était adressée d'abord à Metz : léger indice, mais qui pourrait s'ajouter aux preuves fournies par M. Floquet.

M. Lachat a publié pour la première fois 1 trois belles pages, d'un tour serré et rapide, qui me paraissent en être le résumé substantiel plutôt que l'esquisse.

SUR L'ÉMINENte dignité dES PAUVRES DANS L'ÉGLISE

Erunt novissimi primi, et primi novissimi. [Les derniers seront les premiers, et les premiers seront les derniers.]

[Matth., xx, 16.]

Encore que ce qu'a dit le Sauveur Jésus, que les premiers seraient les derniers et que les derniers seraient les premiers, n'ait son entier accomplissement que dans la résurrection générale, où les justes, que le monde avait méprisés, rempliront (a) les premières places, pendant que les méchants et les impies, qui ont eu leur règne sur la terre, seront honteusement relégués aux ténèbres extérieures : toutefois ce renversement admirable des conditions humaines est déjà commencé (b) dès cette vie, et nous en voyons les premiers traits (c) dans l'institution

VAR. (a) Occuperont. (b) Comme ébauché. — (c) Un commen

cement.

1. T. VIII, p. 440-442 : « Abrégé d'un sermon pour le dimanche de la septuagésime. »

2. Bossuet n'a point écrit la traduction du verset de saint Matthieu. En revanche, il donne ensuite et il traduit un verset des Psaumes : « Parcet pauperi et inopi, et animas pauperum salvas faciet. Il pardonnera au pauvre et à l'indigent, et il sauvera les âmes des pauvres. >> (Ps. LXXI, 23). Le prédicateur aura hésité entre les deux textes en commençant son discours; mais on voit, dès la fin de l'exorde, qu'il s'était décidé pour le premier. Aussi n'ai-je conservé que celui-là. L'autre se retrouve en tête de l'Abrégé de sermon publié par M. Lachat (t. VIII, p. 440).

3. ED.: seront.

« PreviousContinue »