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que l'idée. Enfin le Frioul eut toute une école locale, fondée par le disciple chéri de Jean Belin, et restée toujours fidèle aux traditions chrétiennes.

M. Rio s'arrête au moment où le dualisme du bon et du mauvais principe cesse dans l'école vénitienne, envahie exclusivement par les disciples de Giorgione, du Titien et de la satanique influence de l'Arétin. Il lui suffit d'avoir constaté que la prééminence universellement reconnue de l'école vénitienne pour le coloris, a été fondée par les anciens maîtres catholiques que nous venons d'énumérer. Selon lui, les trois dons qui constituent la perfection dans la peinture se répartissent entre les trois grandes écoles d'Italie de la manière suivante: à l'école florentine, l'excellence du dessin, la science des contours et des formes; à l'école ombrienne l'expression des pieux élans et des pures affections de l'âme ; enfin à l'école vénitienne la perfection du coloris. Cette distinction, peut-être trop absolue, est suivie de considérations très-ingénieuses sur l'analogie de l'harmonie musicale avec celle des couleurs, analogie rendue incontestable par de précieux détails biographiques sur le goût prononcé de tous les peintres grands coloristes pour la musique.

A la suite de cette partie pittoresque de son chapitre, l'auteur se trouve naturellement amené à juger le caractère national et les destinées de cette Venise où l'art chrétien avait survécu plus longtemps que partout ailleurs. On nous permettra de ne pas passer sous silence, en terminant cette longue analyse, l'un des morceaux les plus frappants de ce beau volume. Ç'a été pour nous une trop vive satisfaction que de voir ce grand sujet de l'histoire de Venise enfin traité, ne fût-ce qu'en passant, par une plume catholique, qui puisse nous reposer un peu de ces invectives éternellement répétées contre la politique vénitienne, le conseil des Dix,

l'inquisition, ainsi que des déclamations non moins banales sur la beauté et la décadence de Venise, faites par des gens qui n'ont pas même soupçonné la véritable source de cette immortelle beauté. Mais on ne conçoit que trop l'inimitié des uns et l'intelligence des autres, quand on se reporte à cette dévotion si patente, si populaire, si nationale, dont tant de monuments sont encore debout, même dans la Venise découronnée et dépeuplée de nos jours, et qui frappent tout d'abord et bon gré mal gré l'observateur. Quand on voit non-seulement dans les églises, mais dans tous les édifices publics; non-seulement dans les monuments de l'art primitif, mais dans ceux des seizième et dix-septième siècles, tous ces doges, ces sénateurs, ces représentants divers du pays et de la puissance publique, tous agenouillés devant la sainte Vierge, le lion de Saint-Marc, ou la croix du Nazaréen, tous proclamant ainsi que le catholicisme était le principe suprême et fondamental de l'existence de Venise; on comprend fort bien l'impression désagréable qui doit résulter de cette vue dans l'esprit des savants et des historiens modernes, et la répugnance qu'ils ont dû en déduire pour un gouvernement semblable; on se figure leur dépit de ne pouvoir concilier, malgré toutes leurs lumières, l'existence des merveilleux chefs-d'œuvre de cette cité avec la superstition et le fanatisme si enracinés et si effrontément avoués dans cette malheureuse république. M. Rio, animé par d'autres intentions et éclairé par une autre lumière que celle dont s'enorgueillissaient les écrivains qui l'ont précédé, M. Rio nous montre Venise sous un tout autre point de vue : il établit comme résultat de ses recherches que Venise a conservé plus longtemps que Rome et Florence, dans sa vie publique comme dans son école de peinture, l'empreinte religieuse qui distingue particulièrement les républiques ita

liennes au moyen âge. « Venise, » dit-il, « a été la plus chrétienne des républiques; » et à ce propos il s'élève avec une trop juste indignation, non moins contre les calomnies dn rationalisme moderne, que contre « la honteuse négligence avec laquelle les Chrétiens ont livré leur propre héritage aux écrivains soi-disant philosophes. » (P. 520.) Il montre Venise placée, comme la Pologne et l'Espagne, en sentinelle avancée de la chrétienté contre les barbares; il énumère quelques-unes des gloires du pavillon vénitien, celui de tous «< qui, chrétiennement parlant, a laissé les plus honorables souvenirs. » Il rappelle à la fin du dix-septième siècle les Mocenigo, les Morosini, dignes rivaux de Sobieski dans cette dernière des croisades, « à laquelle les grandes puissances européennes assistaient avec une stupide indifférence, toutes fières de se trouver à jamais guéries de l'enthousiasme religieux. » A propos de cette inscription du palais Vendramin: Non nobis, Domine, sed nomini tuo da gloriam (Psal. cxIII, 1), il constate la durée de la noble habitude, dont nous parlions tout à l'heure, qu'avaient conservée, pendant tout le seizième siècle, les souverains et les généraux de Venise de faire honneur de leurs victoires à Marie, et de se faire peindre à genoux devant la sainte Vierge. Après avoir rappelé le grand nombre de saints personnages canonisés par l'Église, parmi l'aristocratie vénitienne des premiers siècles, et ces doges Trevisani et Priuli, plaçant la plus fervente piété sur le trône, comme pour consoler Venise chrétienne de la scandaleuse présence de l'Arétin, il nous cite sur diverses familles illustres de la république des particularités dignes d'être à jamais consacrées dans l'histoire catholique. Enfin, comme pour rendre à Venise une dernière justice, à l'occasion de sa chute et de l'odieuse perfidie dont elle fut victime à Campo-Formio, il insiste sur l'attachement

et les regrets que lui témoignèrent en ce moment suprême les provinces qu'elle avait conquises et réunies à son empire. fl aurait pu citer la conduite généreuse de Bergame sous le noble Ottolini, celle de Vérone, Trévise et autres villes de terre ferme; mais se portant à l'autre extrémité des possessions vénitiennes, il s'est borné à citer textuellement les adieux de la ville de Péraste en Dalmatie à la glorieuse bannière de Saint-Marc. Cette admirable effusion de piété et de reconnaissance nationale est une noble et digne péroraison du chapitre sur Venise et de cette partie du travail de M. Rio.

En lisant cette dernière page de son volume, où il déploie une connaissance si approfondie et une appréciation si catholique et si juste de l'histoire de Venise, en les rapprochant de son admirable chapitre sur Savonarole, nous avons presque été tenté de regretter que M. Rio, au lieu de se borner à l'étude des arts, n'eût pas consacré son âme et son talent à l'histoire politique et religieuse de Venise ou même de l'Italie en général. Ce dernier sujet, le plus beau peut-être qu'il y ait au monde, était digne de son zèle pour la vérité, et de son enthousiasme pour la foi. Nous posséderions alors un travail bien essentiel à notre jeunesse, aujourd'hui réduite à avoir recours aux perfides sophismes d'un Saint-Marc, à l'hostilité voltairienne d'un Sismondi, pour se donner un aperçu d'une histoire plus travestie, plus maltraitée que ne l'a été peutêtre celle même de France 1.

1 Comme s'il entrait dans les vues de la Providence que l'Allemagne, patrie de la réforme, devînt de nos jours la patrie de la régénération de la science historique, c'est encore un écrivain allemand et protestant, M. Léo, professeur à l'Université de Halle, en Saxe, qui, dans son Histoire des États d'Italie, 5 vol. in-8°, 1830-1834, a été le premier à envisager l'élément catholique de l'histoire d'Italie, à rendre justice au caractère personnel de quelques souverains pontifes, enfin à montrer comment les réformes irréligieuses et arbitraires de Joseph II, de Léopold en Toscane, de Tannucci à Naples, avaient frayé le chemin du carbonarisme et de la révolution.

Du reste, tout en nous associant de bon cœur à l'enthousiasme et à la sympathie de M. Rio pour Venise, nous devons cependant faire quelques réserves à son admiration exclusive, et nous établirons une distinction plus tranchée qu'il ne l'a faite entre la belle et pieuse Venise des Pisani et des Dandolo, et la Venise savante et opulente des siècles postérieurs. Nous ne croyons pas que l'influence du néo-paganisme des Médicis ait été aussi tardive et aussi faible à Venise qu'il le dit. Cela peut être vrai pour la peinture, et encore partiellement ; cela ne l'est certes point pour la sculpture et l'architecture. Les principes de l'architecture chrétienne y ont été répudiés tout aussitôt que dans le reste de l'Italie; et certes le gouvernement qui permettait à Sansovino d'introduire dans sa fameuse porte de bronze de l'église de Saint-Marc le portrait de l'infâme Arétin, avait une bien étrange idée de la liberté religieuse en fait de sculpture. N'est-ce pas lui aussi qui, sur la Loggia, au pied de la grande tour de Saint-Marc, faisait représenter sous la figure de Jupiter et de Vénus les royaumes de Candie et de Crète, conquis et si glorieusement défendus au nom de la foi du Christ? Nous nous souvenons même d'un certain tombeau de Benedetto Pesaro à l'église des Frari, qui date de 1503, et où ce guerrier est représenté avec la Madone au-dessus de sa tête, et le dieu Mars tout nu à ses côtés. Nous ne croyons pas avoir jamais rencontré en Italie une profanation d'une date aussi reculée. Ce qui est plus grave, et ce que M. Rio paraît avoir perdu de vue, c'est la conduite trop souvent irrespectueuse et défiante du gouvernement vénitien envers le Saint-Siége, surtout au commencement du dix-septième siècle, lors du démêlé avec Paul V. Il ne faut pas oublier que Venise a donné le premier exemple d'un État catholique qui déclare un interdit pontifical non avenu; qu'elle s'est constituée juge

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