Page images
PDF
EPUB

extrême sensibilité. Il n'a pu assister spectateur impassible aux malheurs de la patrie, qui l'avaient profondément ému. Et,-dans la marche des armées étrangères vers la Normandie, et qu'il craignait de voir pénétrer jusque dans le Bocage, ce qui le préoccupait avant tout, ce n'était pas sa fortune ni sa personne, mais la conservation de son herbier. Il aurait dit volontiers aux Barbares: prenez tout ce que je possède, tuez-moi; mais respectez des collections qui représentent le travail de toute ma vie; respectez le monument que j'ai élevé à la science;

[ocr errors]

respectez un herbier qui a été constamment à la disposition de tous les savants, quelle que fût leur nationalité.

La santé de Lenormand reçut un nouveau coup, lorsqu'il se vit enlever, pour l'incorporer dans la garde mobile, le serviteur dévoué qui le soignait depuis longues années.

L'armistice lui rendit ce serviteur fidèle, qui s'empressa d'aller de nouveau lui prodiguer ses soins, et il retrouva un peu de tranquillité; mais ce ne fut que pour quelques mois. - Le 10 décembre 1871, il se levait pour se remettre au travail quotidien, lorsque son domestique, qui l'aidait à s'habiller, le sentit s'affaisser dans ses bras. René Lenormand venait de rendre son âme à Dieu, qui avait exaucé son dernier vœu en épargnant les angoisses de l'agonie à l'épouse qui avait été si affectueuse pour son mari, qui s'était, en quelque sorte, assimilé ses goûts, pour lui donner la preuve de tendresse la plus grande qu'elle pût lui offrir.

Un temps rigoureux ne put arrêter l'affluence de

personnes de tout rang, de tout âge, de toute condition, d'opinions les plus diverses, qui voulurent rendre à Lenormand les derniers devoirs et lui adresser le suprême adieu. Les mêmes regrets étaient dans tous les cœurs, les larmes dans tous les yeux. Quel plus beau tribut pouvaient payer ceux qui restaient à celui qui s'en allait !

Caractère d'une probité antique, possédant les qualités les plus élevées du cœur et de l'esprit, modèle à suivre aussi bien dans les opinions que dans la conduite de la vie, unissant la fermeté à l'aménité la plus parfaite tels sont les titres qui ont mérité à Lenormand la reconnaissance de tous ceux qui l'ont connu. L'Académie de Caen devait à sa mémoire un tribut spécial de regrets; la Normandie le citera toujours comme un de ses enfants les plus dignes. La Faculté des Sciences et la Ville de Caen doivent plus particulièrement lui exprimer leur gratitude profonde pour le trésor botanique qu'il leur a légué, et qui continuera, après René Lenormand, un enseignement né de ses travaux, en même temps qu'il contribuera à faire de la ville de Caen un des principaux centres scientifiques de la France.

Qu'il me soit permis, en terminant cette notice, d'exprimer un vœu auquel, j'en suis convaincu, l'Académie et la Société Linnéenne s'empresseront de s'associer. - Une ville s'honore en honorant les citoyens remarquables auxquels elle a donné le jour. - La ville de Condé-sur-Noireau, après avoir élevé une statue à l'illustre et infortuné Dumont-d'Urville et donné son nom à l'une de ses rues, voudra réunir, après leur mort, des savants qui avaient été des amis

de jeunesse et leur rendre un commun hommage en appliquant à une autre rue le nom de René Lenormand. - De tels actes font souvent naître de nouvelles vocations scientifiques, et ils constituent pour une ville la couronne la plus belle dont elle puisse orner son front.

Par M. Clovis MICHAUX,

Membre correspondant (1).

La foule ah! savez-vous tout ce qu'ose la foule,
Quand, libre de la peur et bravant toute loi,
A son tour elle aspire à répandre l'effroi ?
Est-ce, en son large lit, un beau fleuve qui coule,
Inondant lentement de ses flots débordés

Les champs que, dans son calme, il avait fécondés ?
Non; c'est la mer, terrible en ses brusques colères,
Qui brise, en mugissant, les digues tutélaires,
Trop impuissants remparts, dont de sages terreurs
Se flattaient d'avoir fait l'écueil de ses fureurs.
La foule est à la fois la vague furibonde,
L'ouragan qui dévaste et la foudre qui gronde.
Elle est aveugle et sourde au cri de la pitié.
Malheur à qui s'expose à son inimitié !

Il subira la mort, non pas cette mort prompte
Que l'homme faible accepte et que le brave affronte,
Mais la mort prolongée au milieu des tourments
Qu'invente la torture en ses raffinements.

Oui, la foule est absurde et la foule est cruelle.

Quel flatteur de la force a dit, courbé sous elle,

(1) Cette pièce, composée en août 1872, était siguée: Cl. Michaux, âgé de 84 ans.

Que la voix de la foule était la voix de Dieu ?

Qui donc vit ce prodige en quel temps? en quel lieu ?

Était-ce quand, la plèbe imposant ses suffrages,
Athènes proscrivait ses héros et ses sages?

Ou quand, aux bords du Tibre, un peuple furieux
Heurtait contre les lois ses flots séditieux ?

Ou de meurtres, plus tard, quand la tourbe altérée,
Se ruant dans le cirque, attendait sa curée,

Et demandait, du ton d'un tigre rugissant,

Après le pain, du sang, du sang, toujours du sang?

Était-ce chez ce peuple étrange, inexplicable,
Des rives du Jourdain exilé lamentable,

Quand la plèbe, poussant son cri sinistre : A bas!
Sur la tête du Juste appela le trépas ?

De ses seuls appétits prenant toujours conseil,
En tout pays la foule offre un tableau pareil.
Imbécile ou barbare, ou l'un et l'autre ensemble,
Partout dans ses instincts la foule se ressemble.

Paraît-elle parfois mettre en Dieu son appui ?
Mensonge! elle est impie et ne croit point en lui.
Suivez son étendard dans la cité tremblante;
C'est au bout d'une pique une tête sanglante.
Cherchez vos monuments, vos temples consumés
Par les feux qu'à plaisir ses mains ont allumés.
Voilà ses jeux détruire est le travail qu'elle aime;
Et, pour mettre le comble à son bonheur suprême,
Soyez sûr qu'elle rêve un suprême attentat,
Le plaisir souverain de renverser l'État.

Qui donc musèlera cette hydre à mille têtes,
Qui, pour troubler la paix, va soufflant les tempêtes

« PreviousContinue »