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âge, quitte l'école, sachant à peu près lire, écrire et compter, mais absolument inhabile à discerner, à se conduire. Cet état intellectuel l'expose plus encore qu'une ignorance complète à l'erreur et aux passions. Ne constatons-nous pas, dans les statistiques criminelles, que la majorité des accusés déférés aux Cours d'assises appartient moins à des catégories de la population illettrée qu'à celles pourvues de cette instruction tout à fait sommaire?

Les classes élevées et moyennes trouvent dans la famille une certaine culture morale; mais peuton contester que notre enseignement secondaire et notre enseignement supérieur n'aient pour résultat principal de développer et d'orner la mémoire, l'intelligence, l'imagination, d'exercer à l'assimilation et à la mise en œuvre ? Y réserve-t-on une place assez grande à tout ce qui concerne le jugement, la méthode, la morale, la pratique des devoirs, surtout des devoirs publics?

Que nous sortions ainsi, soit des écoles primaires, soit des lycées, soit des facultés, nous devons être nécessairement superficiels, accessibles aux entraînements, épris de l'éclat et de la forme et n'accorder que peu d'attention et de portée aux qualités les plus essentielles pour la bonne conduite des peuples comme des individus: l'honnêteté, la sagesse, la prévoyance.

Une fois livrés à nous-mêmes et responsables, essayons-nous seulement quelque effort de nature à nous plier, les uns les autres, aux nouvelles exigences de notre régime politique et social nous éclairer et à nous refréner réciproquement,

à

nous unir? Notre presse, notre littérature populaire, notre théâtre, loin de se proposer ce but, ne tendent-ils pas plutôt, en général, à attiser toutes les passions et à légitimer tous les excès? Les classes ne demeurent-elles pas presque aussi isolées entre elles qu'avant 1789? N'avons-nous pás, enfin, tous les vingt ans, le spectacle, chaque fois plus dissolvant, des fortunes révolutionnaires? De telles conditions ne peuvent être qu'autant d'empêchements à l'éducation morale.

L'éducation politique fait encore plus défaut. On déplore que, parmi nous, depuis quatre-vingts ans, toutes les formes de gouvernement aient tour à tour triomphé et échoué; en même temps, par une contradiction étrange, on veut que chacun soit d'un parti, et il n'est guère admis qu'on appartienne au pays seul. Combien peu, cependant, se rendent compte des nécessités inhérentes à leur propre parti et y souscrivent ! Les gouvernements libres, la république et la monarchie constitutionnelle, ne peuvent être des réalités et durer que s'ils reposent sur des institutions locales animées et la participation effective de tous aux intérêts publics. Sous ces gouvernements, le pouvoir central, restreint, précaire, mobile, n'est pas en mesure de procurer les avantages dispensés par ce même pouvoir, sous la monarchie pure; c'est aux assemblées centrales et locales, à la Nation elle-même, qu'il incombe d'y suppléer et de régir; mais, pour qu'un tel but soit atteint, il est indispensable, on le comprend, que la majorité des mandants et des mandataires sache dis

cerner, en toute occasion, le bien à l'intérieur comme à l'extérieur, et agir, se concerter, se dévouer pour le faire prévaloir. Si les électeurs votaient mal, les assemblées délibéreraient mal aussi, et on verrait promptement péricliter le Gouvernement et le pays. Or, cette clairvoyance, cette activité, cette union générales en faveur des intérêts publics, il n'est permis de les attendre que d'une nation qui améliore incessamment son état intellectuel et moral. Est-il besoin de dire à quel point ces vérités sont méconnues, même par beaucoup de partisans déclarés des gouvernements libres? Les conditions de la monarchie pure ne sont pas moins un sujet d'idées superficielles et d'erreurs. Sous cette forme de gouvernement, les intérêts publics étant l'apanage, en quelque sorte, du Prince et de ses délégués, les particuliers peuvent y rester étrangers et ne se préoccuper que de leurs intérêts propres. Mais, dès lors, la Nation doit laisser hors d'atteinte le mandat dont elle a investi le Souverain et se résigner notamment à n'avoir ni des élections, ni une presse, ni des réunions libres. La république et la monarchie constitutionnelle sont donc, pour le pays, des gouvernements de labeurs, de sacrifices et de grande culture morale; la monarchie pure, un gouvernement de renonciation et de respect. Tenter de faire coexister des institutions libres avec l'indifférence et l'inertie des particuliers, ou la monarchie pure avec des élections, des réunions et une presse libres, c'est tenter l'impossible et vouloir concilier les contraires. Telle est l'entreprise que, faute d'éducation et de mœurs politiques, nous ne cessons de

renouveler depuis quatre-vingts ans. Lorsque nous sommes en république, nous voulons les loisirs et la vie facile que peut donner la monarchie, et, lorsque nous sommes en monarchie, nous prétendons avoir l'animation et les luttes des institutions libres.

Quant à l'éducation administrative, elle ne peut que répondre à l'éducation morale et à l'éducation politique. Que d'obstacles, du reste, cette éducation ne rencontre-t-elle pas dans notre organisation administrative elle-même et dans notre tradition!

Le premier instrument de l'éducation administrative, sous des institutions libres, la première école du self-government, c'est la commune. C'est dans la commune que l'Anglais et l'Américain acquièrent le goût et la connaissance des affaires publiques, apprennent à élire et à délibérer. Mais, chez eux, la commune, composée de 2 à 3,000 habitants, possède tous les éléments d'une vie locale, active et autonome; ses divers intérêts : culte, écoles, finances, voirie, salubrité, police, etc., avant d'aboutir au conseil municipal et à l'unité de direction, sont, en général, quotidiennement surveillés, discutés, gérés par des groupes nombreux et spéciaux de notables. On conçoit que l'Anglais et l'Américain puissent déployer, dans ce premier domaine, leurs facultés, leur ambition même, et qu'ils y trouvent à la fois une école exerçant la Nation à gouverner et un rempart couvrant et garantissant l'État. Chez nous, au contraire, la commune, réduite en 35,859 fragments, forme plutôt

un cadre administratif qu'un être moral vivant. Qu'elle soit un assemblage d'une centaine d'habitants et de quelques masures, ou bien une grande cité disposant d'un budget de plusieurs millions, ses intérêts ne mettent guère en œuvre que le maire et quelques élus. Comment ainsi remplirait-elle le double rôle que nous venons d'indiquer? Fille, dans ses conditions actuelles, de la monarchie pure, autant notre commune facilite le crédit et l'action du pouvoir central, autant elle se prête peu aux nécessités des institutions libres. Le département, qui, sous ces institutions, devrait, comme la commune, mais dans un ordre supérieur, servir, lui aussi, à animer les membres pour dégager et préserver la tête, ne semble guère constitué, non plus, de manière à atteindre ces résultats, tandis que nous voyons y parvenir si efficacement le comté anglais, la province belge et allemande, l'état américain et le canton suisse.

Nos idées et nos mœurs administratives ne peuvent que refléter cette organisation. Dans ce vaste champ de la France, morcelé et nivelé avec une uniformité jalouse, le pouvoir central seul apparaissant et dominant partout, on espère, on attend, comme on craint tout de lui; et, par une première conséquence, les moteurs des gouvernements libres, l'initiative individuelle et l'association nous manquent absolument, même parmi les classes les plus éclairées. D'autre part, nos institutions locales n'ayant pas assez de lumière et de vie et évoluant dans une orbite trop restreinte, la Nation, par une seconde conséquence non moins inévitable, n'a pas appris et n'apprend pas à penser et à se conduire,

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