Page images
PDF
EPUB

connaître les uns les autres, à nous convaincre, à nous aider. Nous sommes condamnés à devenir meilleurs ou à périr.

<< Dès qu'un peuple s'arrête dans son essor, qu'il cesse de s'élever à des mœurs plus pures, à des découvertes plus étendues, à des sciences plus parfaites, tous les efforts de la vie sociale se concentrent dans le raffinement des idées acquises et des jouissances présentes, les arts se corrompent, les mœurs se relâchent, les convoitises surgissent; au lieu de continuer l'œuvre des ancêtres, le peuple emploie son activité à la détruire, il raille les héros, sape ses monuments, renie son passé, ruine tout ce qui faisait jusqu'alors la grandeur de la patrie. A mesure que le fond moral et intellectuel de la nation s'appauvrit, les luttes des partis deviennent plus ardentes, la pensée se rapetisse et se corrompt à ce point que les mots tiennent lieu des choses, que l'on se bat pour des formules, que l'on croit vaincre avec des discours et fonder avec des phrases. C'est le règne des rhéteurs et des sophistes. Malheur aux peuples qui le supportent !

« La question est posée pour nous : ou nous profiterons de nos malheurs pour apprendre à mieux penser et à mieux agir, ou nous userons l'énergie qui nous reste à rêver un retour de fortune politique, impossible au milieu de nos luttes intestines;

et, dans la dissociation des idées et le conflit des convoitises, ces luttes se multiplieront et hâteront la déchéance. >>

Ainsi moralisait le philosophe de Luxembourg. La nuit était venue. Le vicomte nous conduisit au pre

mier étage; les lumières étaient éteintes il ne fallait pas désigner la maison aux canonniers de la Commune. Nous nous assîmes sur le balcon et nous regardâmes.

Le ciel était d'un bleu foncé, avec des myriades d'étoiles; le crépuscule était clair et permettait de distinguer les grandes masses des objets. Au-dessous de nous, la vallée s'élargissait jusqu'à la Seine, qui coulait comme un ruban de métal miroitant dans la nuit. Au loin dans la plaine, Paris s'étendait : des lumières indiquaient le rempart; on voyait se dessiner dans l'ombre le profil romain du viaduc d'Auteuil; au-dessus de la ville, une nuée opaque planait; dans les ombres d'en bas, un dôme doré se détachait comme un reflet d'étoile.

Nous songions à tout ce que cette ville renfermait de misères et de passions, à l'effroyable épidémie sociale qui s'était abattue sur elle, à tout ce qu'il y avait là pour un peuple consciencieux de son histoire, de fautes accumulées et d'erreurs à réparer.

Cependant un pétillement lointain se fit entendre; dans le lointain confus de la plaine, des étincelles se détachaient, elles allaient, venaient comme sur un papier brûlé qui se tord et se calcine: c'était la fusillade qui commençait aux avant-postes. Tout à coup une lumière rouge se détacha du rempart, on entendit une détonation suivie d'un sifflement sinistre un obus était parti de Paris. Un coup de tonnerre éclata sous nos pieds, un nuage blanc s'éleva au-dessus des masses sombres des bois de Bellevue nos batteries avaient répondu, Le feu continua ainsi pendant plus d'une heure.

Cela dura près d'une heure, puis la canonnade cessa. Alors ce fut toute la douceur d'une nuit de mai: le parfum des fleurs rafraîchies, les murmures charmants du soir; à nos pieds, des enfants jouaient en riant dans les jardins, et, dans le bosquet voisin, les rossignols chantaient.

Chacun de nous se sentait ému jusqu'aux larmes. Ces étoiles au ciel, ce calme de la nuit, ces rires d'enfant, ces chants dans l'air, il nous sembla que c'était l'avenir: nous nous reprîmes à espérer.

15 novembre 1872.

SUR

SÉBASTIEN-RENÉ LENORMAND,

Par M. MORIÈRE,

Membre titulaire.

Le 14 décembre 1871, un étranger qui arrivait à Vire par la route de Bretagne, surpris de rencontrer pendant plus de 2 kilomètres une foule pieuse et attristée marchant derrière un cercueil, s'informa quel était le personnage dont la mort faisait couler tant de larmes et méritait qu'on lui rendît de pareils honneurs; et il lui fut répondu : il n'y a, ici, rien d'officiel, rien de commandé, mais un hommage spontané rendu à la science et à la vertu.

Lorsqu'après la mort d'un homme on fait de lui un tel éloge, n'est-ce pas travailler au progrès de l'humanité que de faire connaître sa vie? L'Académie l'a pensé, et elle a décidé qu'elle publierait une biographie de M. René Lenormand, qui était l'un de ses membres les plus dignes et les plus aimés. Chargé par elle de reproduire les principaux traits de cette vie si pure, si bien remplie, puissé-je ne pas rester au-dessous de la tâche qui m'a été confiée !

La ville de Condé-sur-Noireau, dont les habitants sont surtout d'ingénieux industriels et d'actifs commerçants, peut revendiquer au nombre de ses enfants deux naturalistes éminents: l'intrépide navigateur Dumont-d'Urville, qui, après avoir affronté les banquises du pôle, trouva une mort si cruelle dans une catastrophe de chemin de fer; et René Lenormand, qui a été pendant quarante années le trait d'union, en quelque sorte, entre les botanistes. du monde entier.

[ocr errors]

Sébastien-René Lenormand vint au monde le 2 avril 1796. Son père, qui s'était trouvé orphelin presque en naissant, fut élevé et adopté par des parents qui habitaient Condé-sur-Noireau. La Révolution le trouva exerçant dans cette ville les fonctions d'avocat et plaidant devant M. Dumont-d'Urville, le père de l'amiral, qui était alors chef de la justice du bailliage.

En 1791, l'avocat au bailliage de Condé épousa Mile Faucon de Saint-Germain, dont la famille demeurait à Vire. Il adopta les opinions de la Gironde et prit une part active à l'insurrection contre la Montagne; il fut mis plus tard hors la loi et forcé de rester caché à Lénaudières pendant le régime de la Terreur. Élu membre de l'Assemblée législative après cette terrible époque, il dut aller habiter Paris, et alors il confia son fils René, âgé de deux ans seulement, aux soins de l'oncle et de la tante qui l'avaient élevé lui-même.

Ce fut donc à Condé-sur-Noireau que René passa ses premières années, allant, comme les autres enfants de la ville, à l'école d'un M. Lemasson, qui

« PreviousContinue »