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maisons malsaines, entassées, difformes, il semble une bordure d'écume au pied des coteaux où les villas s'étagent blanches et roses dans la verdure. Nous gravissons la colline et nous arrivons bientôt devant une maison bâtie sur la croupe la plus avancée au-dessus de la vallée de la Seine. Cette maison n'était pas meublée au moment de la guerre ; elle était vide; notre ami s'y était installé.

Il nous fit entrer dans une salle à manger, où se trouvaient cinq chaises de paille et une table de bois blanc; puis il nous présenta à ses compagnons: ils étaient trois, deux Français et un Anglais. Chacun de ces hommes avait sa page dans l'histoire de l'année qui s'écoulait.

Notre ami d'abord: il était médecin, mais il n'exerçait pas sa profession. Après des études approfondies à Paris, Londres, Padoue, Vienne, Prague, Berlin, il s'était retiré dans son pays natal, à Luxembourg, et ne s'occupait plus que de science. Il venait de publier un traité de philosophie, que les maîtres de la critique en France et en Allemagne avaient salué comme une des œuvres les plus originales de ce temps. La guerre éclata. Notre ami était français dans l'âme. Il partit à la tête d'une ambulance. Sa famille était une famille d'élite. Un de ses frères, un magistrat, alla porter des vivres aux affamés de Sedan; un autre, après la capitulation, vint avec trente charrues labourer les champs dévastés autour de Metz: les paysans lui baisaient les mains; un de ses valets de ferme fut tué par un obus qui éclata sous le soc. Le docteur était à Gravelotte, à Marsla-Tour, à Bazeilles, à Sedan, autour de Paris,

sur la Loire. Le Gouvernement de la Défense nationale lui offrit une récompense: il demanda à devenir français. Après l'invasion, la guerre civile commence; notre ami accourt à Versailles, il est le premier aux avant-postes sur le plateau de Châtillon, le ministre de la guerre le voit pansant les blessés au milieu du feu; il le remarque, demande son nom et lui envoie la croix d'honneur.

L'Anglais était un officier de la milice; on l'appelait «<le Capitaine. » Il avait rempli la mission souvent périlleuse de conduire à l'armée de la Loire des convois d'ambulance. Après la guerre, il fut délégué par les Sociétés agricoles d'Angleterre, qui envoyaient à nos compatriotes des semences pour leurs champs. Il s'était établi à Paris; la guerre civile éclata, et il reprit à Versailles son service d'ambulancier.

Des deux français, l'un était un jeune médecin, qui s'était distingué au Mexique et venait de déployer, pendant la dernière campagne, un infatigable dévouement. Le second appartenait à une des plus nobles familles de notre pays normand. Il avait toutes les qualités primitives de sa race : le courage calme, la résolution patiente, l'esprit entreprenant, avec la douceur du caractère et un tour d'imagination un peu mélancolique. C'était, de plus, un lettré et un artiste. Lié avec le Capitaine, il l'avait suivi dans toutes ses pérégrinations. En ce moment, il représentait aux avant-postes la Société de secours aux blessés. Il était délégué près de l'état-major général les deux médecins l'accompagnaient au champ de bataille, et le Capitaine lui servait de second.

Les présentations achevées, le médecin français, qui remplissait les fonctions de maîtresse de maison, s'informa du dîner.

« Il n'est pas encore sept heures, dit une vieille paysanne, qui faisait le ménage des quatre amis; l'obus n'est pas arrivé. »

Ces mots demandaient une explication; le vicomte nous la donna.

<< Vous voyez ce petit camp de nos troupes, de l'autre côté de la vallée. Tous les jours, à midi et à sept heures, les gardes nationaux y envoient un obus. Il est inoffensif et ne blesse jamais personne; les soldats l'attendent au passage et il sert d'horloge aux gens du pays. Tenez, le voici. >>

Un sifflement se fit entendre; c'était comme l'approche d'un serpent invisible à travers l'espace. Un bruit sourd éclata: nous vîmes un petit nuage de fumée s'élever entre les tentes.

dit la paysanne.

« Le dîner est servi »>, Le menu était modeste; on causa pour l'assaisonner. La nuit vint; on alluma des chandelles fichées dans des obus et la conversation reprit son cours. Aucun de ces hommes ne parlait de soi; c'était le dévouement sans phrases et le patriotisme sans déclamation. Entre ces quatre esprits d'élite, aux prises depuis dix mois avec les plus effroyables plaies sociales, les propos ne pouvaient avoir rien de vulgaire.

Le médecin français était de la jeune école scientifique, réaliste et positive. Il se flattait dé posséder des explications nettes et des solutions précises pour tous les problèmes. Il était de ce temps et de cette

terre: il ne cherchait ni à s'élever plus haut ni à se pousser plus loin.

Le docteur luxembourgeois, avec son esprit encyclopédique, nourri de la moelle d'Aristote et du suc de saint Thomas, planait au-dessus des questions, des hommes et des peuples. Les crises auxquelles il assistait, et dans lesquelles il jouait sa vie avec un détachement absolu, n'étaient pour lui que des accidents transitoires; il en cherchait la cause profonde, la loi générale, et se demandait ce qu'en aurait pensé Pascal.

Le vicomte, catholique et gentilhomme, montrait plus de tristesse et moins d'ardeur confiante; il ne sentait pas les blessures plus vivement que ses amis, mais il ne croyait point aux solutions du premier et ne suivait pas le second dans ses élans métaphysiques le fantôme de la patrie déchirée restait toujours devant ses yeux.

L'Anglais, loyaliste et religieux, s'étonnait de nos discordes, de nos aspirations confuses, de nos volontés chancelantes; il indiquait le remède appliqué par ses compatriotes; il ne comprenait pas que l'on n'y recourût point.

Tous les quatre s'entendaient pourtant; c'est qu'ils avaient un même amour pour le blessé, un même désir de le sauver.

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« Il faut élever le peuple à la science », disait le médecin français.

« Il faut apprendre à penser et dégager les rapports des choses, » disait le Luxembourgeois.

« Il faut revenir à la foi », disait le vicomte.

« Il faut rentrer dans la tradition >> disait l'Anglais.

Ils s'encourageaient et se consolaient l'un l'autre. Ils se rapportaient tant d'exemples de courage et. d'abnégation dont ils avaient été les témoins! Ils avaient suivi l'armée dans toutes les étapes de sa voie douloureuse et ils venaient de retrouver l'un, ses blessés de Sedan, l'autre ses affamés de la Loire, accourant avec leurs capotes en lambeaux et leurs fusils rouillés, prêts à de nouveaux sacrifices pour la patrie. Ils avaient vu se dégager de la conscience du peuple de nos provinces un sentiment simple et vrai des nécessités sociales, et cela leur faisait oublier tant de discordes misérables, de prétentions égoïstes et de sophismes impertinents. Tous, enfin, étaient d'accord sur le remède le travail à tous les degrés et l'exemple surtout, seule morale efficace, seule discipline profitable aux nations.

<< Que les classes qui s'intitulent dirigeantes dirigent, que les classes qui se prétendent instruites s'instruisent, que ceux qui parlent de science deviennent savants, que ceux qui se parent du titre de travailleurs travaillent, que ceux qui se plaignent des convoitises d'en bas cessent de convoiter audessus d'eux, que ceux qui veulent une religion pour le peuple la pratiquent, que ceux qui veulent un peuple moral, patient, résigné, sans passions, sans vices, soient eux-mêmes vertueux, respectueux, sans caprice, sans préjugés et sans vanité.

La liberté, pour être bienfaisante, ne doit être que le pouvoir de mieux faire. Nos guerres sociales ne sont que le résultat de notre impuissance à nous.

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