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patrons. Mais c'est surtout dans l'industrie du fer que les coalitions sont nombreuses: en 1864, dans le district de Leeds, une grève se prolonge six mois. On appelle du nom de puddlers les ouvriers qui manient le fer en fusion. Douze mille travailleurs de cette profession se coalisèrent dans le comté de Stafford, en l'année 1865 la lutte fut acharnée avec les patrons; elle dura plusieurs mois, et lorsqu'elle vint à cesser, les pertes en salaires et les économies dépensées par les ouvriers étaient estimées à huit millions de francs, celles des patrons n'étaient pas moindres. Ajoutons que les puddlers avaient échoué dans leurs prétentions et se trouvaient plus que jamais à la discrétion des chefs d'industrie. Plus d'une fois l'on a vu, en Angleterre et en Allemagne, des grèves aussi vastes. En France, les coalitions des charpentiers en 1845, celles du Creuzot en 1870, celle qui a eu lieu cet été dans les districts charbonniers du Nord, ont amené aussi un immense gaspillage de forces et de capital.

En dehors des pertes directes des grèves, c'est-àdire du dommage causé aux patrons et aux grévistes par le chômage, il faut tenir compte du contre-coup et de la répercussion de ces phénomènes. Une grève ne nuit pas seulement à ceux qui y prennent part ou qui la subissent: elle a des effets bien plus prolongés et plus lointains. Quand un grand corps d'état, comme celui des charpentiers ou des maçons, suspend son travail, quatre ou cinq autres catégories d'ouvriers se trouvent indirectement atteintes : les menuisiers, les serruriers, les fabricants de meubles voient se ralentir du même coup les commandes. S'il survient

une grève parmi les fileurs, croyez-vous que les tisseurs, les indienneurs, les ouvriers en vêtements confectionnés n'en souffrent pas? On calculait en Angleterre que, dans l'industrie du fer, un ouvrier lamineur tient dans ses mains le sort de douze autres ouvriers, c'est-à-dire que, s'il plaît aux lamineurs de faire grève, un nombre douze fois plus considérable d'ouvriers occupés à travailler le fer laminé se trouvent sans ouvrage.

On peut donc et l'on doit même dire aux populations ouvrières de tous les moyens d'améliorer votre position, le plus trompeur, c'est la grève. Ce qu'il vous faut, c'est un bon salaire, qui n'est compatible qu'avec une industrie prospère et stable; or, les coalitions inquiètent, troublent, arrêtent l'industrie dans son essor, elles détruisent le capital en formation. Ce qu'il vous faut encore et surtout, c'est la sécurité du lendemain, c'est la certitude que vous aurez toujours de l'ouvrage; or, les grèves mettent partout l'instabilité: elles sont un trouble. profond, non-seulement pour les industries auxquelles elles s'attaquent directement, mais pour le monde industriel tout entier. Voyez ce qui se passe aujourd'hui pour la hausse excessive des charbons: si les prix exorbitants se maintenaient et surtout s'accroissaient, est-ce qu'un grand nombre d'usines ne se fermeraient pas? Déjà quelques ateliers ont réduit leur travail, et des centaines de mille ouvriers sont menacés de souffrances intenses parce que les travailleurs des mines et des houillères ont eu des exigences folles. Ce qu'il vous faut encore, dironsnous aux ouvriers, c'est le repos de vos vieux

jours, cet otium cum dignitute, dont un grand orateur antique faisait le privilége de l'aristocratie romaine, mais auquel, de nos jours, il est désirable que chaque être humain puisse prétendre. Eh bien! les grèves, en détruisant les économies de l'ouvrier à mesure qu'elles se forment, en détournant au profit des caisses de chômage les cotisations qui devraient aller aux caisses d'épargne et aux assurances sur la vie, les grèves sont le plus grand obstacle au progrès des populations industrielles.

Ainsi, Messieurs, l'on peut affirmer que c'est par centaines de millions de francs qu'il faut compter dans notre Europe les capitaux vainement gaspillés à ces luttes plus que civiles, dirons-nous, en empruntant le mot d'un poète romain, plus quam civilia bella. Pour que la paix sociale soit assurée à l'avenir, il faut donc que les grèves disparaissent avec les émeutes des rues. Mais, comment peut-on détruire ce mal? Faut-il recourir à la législation et s'armer de rigueurs préventives contre les grévistes? Les avis diffèrent sur ce point; mais l'expérience ne nous donne-t-elle pas une solution? n'a-t-elle pas prouvé, en France, en Angleterre, en Belgique, que les mesures préventives en pareille matière sont impuissantes? En outre, est-il d'une vérité incontestable que, dans les contestations entre les patrons et les ouvriers, les uns aient toujours raison et les autres toujours tort? et la loi peut-elle, sans enlever quelque chose à son autorité et à son caractère d'impartialité, se prononcer toujours et systématiquement en faveur de l'une des deux parties? Non; le rôle de la loi dans ces questions est plus

circonscrit et plus efficace en même temps; en voulant trop embrasser, elle s'exposerait à ne rien étreindre. Sa mission, c'est de protéger avec fermeté la liberté individuelle, souvent menacée par les grèves, c'est de faire respecter les contrats auxquels les coalitions portent quelquefois atteinte; ce n'est pas de frapper par des mesures générales tout accord et toute démarche commune des ouvriers d'un corps d'état ou d'une usine et de prendre des prescriptions qu'il n'est guère en son pouvoir de faire exécuter.

Mais, alors, si la loi n'a, dans les cas de grèves, qu'un rôle limité, où est la sauvegarde, où est le remède? A des crises de ce genre, ce qu'il faut, ce n'est pas telle ou telle panacée en particulier, c'est un bon régime social et moral, auquel il est du devoir de tous de travailler. Nous avons dit que la cause principale des grèves, c'est que la transformation qu'on a vue subitement s'accomplir dans le système industriel et dans les droits politiques des populations ouvrières n'a pas été suffisamment accompagnée d'institutions d'éducation, de prévoyance, d'assurance et de crédit. Les ouvriers se sont trouvés tout à coup rassemblés en masses énormes, dans une situation tout à fait nouvelle, et abandonnés à leurs préventions ou aux audacieux sophismes de spéculateurs politiques, qui cherchent à fomenter tour à tour ou à apaiser les émeutes, de même que les coulissiers de la Bourse cherchent à faire la hausse ou la baisse. C'est cet état de choses, Messieurs, qu'il faudrait changer.

Quand on étudie les grèves les plus récentes, on est singulièrement surpris de la soudaineté de la

plupart de ces explosions et de la frivolité des causes occasionnelles. Presque toutes les coalitions d'ouvriers, même les plus terribles, ont été amenées par des différends sans grande importance et qui eussent pu facilement être apaisés. Ici, des mineurs refusent leur travail, parce qu'on a modifié la nature des chaînes qui les doivent descendre dans les puits de mine; là, ce sont les procédés hautains et maladroits d'un contre-maître ou d'un employé subalterne qui déterminent la crise. D'un autre côté, quand la décision des grévistes a été précédée par une discussion et un vote, on est étonné de voir que c'est une majorité souvent peu considérable, et quelquefois factice, qui se prononce pour la grève. Lors de la grande coalition des ouvriers de Lyon, en 1834, qui provoqua une émeute terrible et une répression sanglante, la grève ne fut votée dans l'assemblée des ouvriers dits mutuellistes que par 1,297 suffrages contre 1,044. Croyez-vous, Messieurs, qu'avec de la prudence, du tact et du dévouement, l'on n'eût pas pu changer en minorité cette majorité si faible? Et cependant cette grève, votée par 1,279 voix contre 1,044, ensanglanta Lyon pendant plusieurs jours et ne fut réprimée qu'à coups de canon.

Les institutions d'éducation, de prévoyance, d'assurance, de crédit, voilà vraiment les seuls remèdes qui aient quelque efficacité. L'esprit de l'ouvrier est aujourd'hui un champ ouvert à tous les sophismes et à toutes les illusions. Son instruction, qui est toute superficielle, n'a pas fortifié son jugement, ni éclairé sa réflexion. Il n'a plus cette simplicité qui lui faisait accepter jadis, comme inéluctable, l'ordre de choses

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