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la raison n'intervient, ne sera-ce pas, j'en appelle à l'expérience de tous les jours, une mauvaise mère ?>

Cela est faux littérairement et philosophiquement ; mais cela réveillait l'auditeur, le forçait de dresser l'oreille; et l'on en parlait au dehors. Il est certain que depuis l'Émile, il s'est développé et dans la société française et dans nos écrivains, un travers d'une nouvelle espèce, l'ostentation de la sentimalité paternelle et maternelle. Un Platon, descendant des hauteurs de la spéculation pour le terre-à-terre de la satire des mœurs, pourrait écrire à ce sujet des pages aussi piquantes que vraies. Mais M. Charma, qui avait la pénétration du philosophe, n'avait pas la finesse du moraliste, et au lieu de railler légèrement un ridicule, il prend gravement à partie et frappe à coups redoublés un sentiment qui, s'il n'est pas une vertu, est pourtant un acheminement à la vertu, puisque c'est le premier pas hors de nousmêmes et de notre égoïsme. Et puis, de ce que la douleur et le plaisir sont étroitement unis à nos tendances naturelles, on n'en peut rien conclure; et je ne crois pas que M. Charma ait renversé sur ce point la doctrine des Écossais et de Jouffroi. Malgré cette erreur capitale, la discussion de l'Essai sur la moralité n'en est pas moins conduite avec une rare vigueur de dialectique qui n'exclut ni l'éclat ni la richesse des développements et du style.

La même éloquence, la même force d'argumenlation se retrouvent dans les leçons de Philosophie sociale, publiées en 1838. La trame de la discussion me paraît même plus serrée, et le langage plus ferme que dans l'écrit précédent, parce que le

professeur, sentant qu'il marchait sur un terrain brûlant, a revu de plus près, avec plus de soin et de sévérité, ses improvisations toujours un peu diffuses. Mais si la forme est supérieure, le fond n'a peut-être pas la solidité incontestable de l'Essai sur la moralité. Les anciens réduisaient trop la morale à la politique; M. Charma est trop porté à réduire la politique à la morale, et je ne sais laquelle des deux erreurs est la plus dangereuse. Une fois qu'on a confondu deux sciences qui se touchent, mais qui sont profondément distinctes et par leur objet et par leur but, plus on raisonne avec rigueur, plus on s'écarte de la vérité. Je passe beaucoup de vues assez indiscrètes, sur la propriété, sur le droit, sur la peine de mort. Qu'il me suffise de rappeler que M. Charma ne paraît pas moins possédé de la manie de réglementer que Platon ou que Fénelon, et qu'il ne recule même pas devant une inquisition politique, qui ne serait pas moins insupportable que l'inquisition religieuse. << Non-seulement, dit-il, dans cet avenir éloigné, sur lequel maintenant mon œil plonge et s'arrête, le pouvoir judiciaire n'est qu'une des verges du faisceau exécutif; mais ce pouvoir secondaire a pris, comme le pouvoir supérieur auquel il se rattache, des développements dont je supporte à peine l'accablante idée. Aucun de nos actes, aucune de nos pensées, aucun de nos désirs n'échappe, légitimement du moins, aux investigations de l'autorité suprême; individuelle ou sociale, privée ou publique, l'existence comparaît tout entière, à ce tribunal auguste; une sainte inquisition fouille les replis les plus secrets de l'âme ;

devant ce regard profond, la vertu s'enveloppe en vain de sa pudeur, le vice de son hypocrisie, tous les voiles tombent, tous les mystères s'évanouissent; il n'y a plus de ténèbres où le mérite se dérobe à la récompense, et le démérite au châtiment; comme la maison de Publicola, la société est à jour; les mensonges qui avaient pu s'établir et se soutenir dans l'ombre, s'effacent à sa lumière; la vérité pénètre les relations les plus obscures, chaque chose prend enfin sa place, et le monde moral s'ordonne. » M. Charma ne déteste pas l'utopie, il en a même fait l'apologie dans un article donné en 1834, à la Revue littéraire du Calvados, et qu'on peut lire à la suite de la philosophie sociale. Mais il faudrait au moins que l'utopie fût conséquente aux fins qu'on se propose. M. Charma n'estime que le devoir, il pousse cette prédilection jusqu'à méconnaître et la libre nature de l'art et la grandeur de la science pure. Comment ne voit-il pas que cette inquisition, qu'il nous dépeint en traits si vifs et avec tant de complaisance, serait mortelle à la moralité? Est-ce que la vertu peut naître et vivre dans une autre atmosphère que celle de la liberté ? Quoique je partage bien peu des idées du livre de M. Charma, je lui sais gré toutefois d'avoir abordé hardiment les questions sociales, assez mal vues dans les hautes sphères de l'Université; je reconnais l'élévation constante avec laquelle il les a traitées et je ne puis concevoir comment il a été accusé de prêcher des doctrines qui faisaient des Meunier et des Alibaud. Il est vrai que les mêmes journalistes lui reprochaient son matérialisme, lorsqu'on aurait

pu lui reprocher avec plus de fondement de pousser le spiritualisme jusqu'à l'extrême.

Je passerai rapidement sur ses Leçons de logique et sur sa Philosophie orientale. La logique moderne (j'entends la théorie et non la pratique) m'a toujours semblé un chaos. C'est un pêle-mêle de questions, se rapportant toutes, il est vrai, plus ou moins à la science, mais qui sont loin de faire un corps de doctrine et de pouvoir être traitées par la même méthode. Les Leçons de logique, publiées en 1840, n'ont pas, certes, la vertu de débrouiller cette confusion qu'elles ont plutôt augmentée. D'ailleurs, à part le style qui jure peut-être par un éclat hors de saison avec l'austérité des matières, ces leçons ne me semblent ni meilleures ni pires, que tous les ouvrages modernes, tant français qu'étrangers, que j'ai lus sur le même sujet. Quant à la Philosophie orientale, publiée en 1842, je devrais peut-être me contenter de la mentionner, en déclinant ma compétence; car l'auteur y parcourt des terres inconnues, comme le dit l'épigraphe de son livre :

Avia Pieridum peragro loca, nullius ante
Trita solo,

Je dirai pourtant un mot de la méthode qu'il suit et du principe sur lequel elle repose. Trouvant dans M. Cousin et adoptant pour son propre compte la division des développements de la pensée en synthèse primitive, analyse et synthèse ultérieure, M. Charma la reproduit partout, en psychologie et

en logique sous les noms de syllepse, d'analyse et de synthèse, en morale et en politique sous ceux de syncrétisme, d'individualisme et de synthétisme. Appliquez cette division et cette terminologie à l'histoire de la philosophie, et vous aurez trois grandes périodes le syncrétisme représenté par l'Orient, l'individualisme par la Grèce, et le synthétisme par l'Europe moderne. De plus, comme chaque période reproduit plus ou moins les trois moments de la pensée, il faudra retrouver ces trois moments dans la philosophie orientale. L'Inde sera donc le syncrétisme, la Chine l'individualisme, l'Égypte et la Perse le synthétisme. C'est ce que l'auteur appelle de la chronologie morale; et ce mot suffit pour faire sentir tout ce qu'il y a d'arbitraire dans l'histoire ainsi conçue. Car, en fait de chronologie, on ne peut comprendre, si je puis le dire, que la chronologie chronologique. Des leçons, comme celles sur la philosophie orientale, ont pourtant leur utilité: elles vulgarisent ce que découvrent les érudits spécialistes; elles ouvrent des voies nouvelles à la réflexion; elles peuvent susciter des vocations qui, peut-être, sans cela, ne se seraient jamais produites. Celles de M. Charma eurent cette dernière bonne fortune; le disciple enthousiaste qui s'est chargé de les publier, M. Ménant, est aujourd'hui un de ces patients et merveilleux travailleurs, qui défrichent le champ des inscriptions cunéiformes de la Chaldée.

A ces quatre grands ouvrages, il faut joindre trois articles que M. Charma avait d'abord publiés dans des feuilles périodiques et qu'il a réimprimés au

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