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Et admirez l'effet que produit sur l'âme droite et simple du peuple le spectacle des persécutions ! Ces deux hérétiques, si cruellement persécutées, il en avait fait deux saintes, martyrisées par les infidèles. Et nous-mêmes, comme nous sommes plus portés à souscrire à cette canonisation populaire qu'aux anathèmes d'une église intolérante !

EXTRAIT

D'UNE HISTOIRE INÉDITE DE LA POÉSIE SÉMITIQUE

PAR M. JULES DAVID,

Membre correspondant (1).

La poésie a trop souvent été en butte au dédain des esprits forts, à la critique des esprits étroits, à la jalousie des impuissants, à la haine des envieux: les Zoïles sont de tous les temps et de tous les pays. On a nié le pouvoir de la poésie faute de l'éprouver, son essence faute de la saisir, sa langue faute de la comprendre. Quand on ne l'a pas accusée de corrompre les peuples par son idéal, on lui a du moins reproché de les tromper par ses illusions. Quand on n'a pas condamné l'erreur de ses idées, on a raillé les hyperboles de son style. La poésie orientale surtout traîne à sa suite des détracteurs nombreux; mais ces sourds entêtés ressemblent aux insulteurs romains, ils ne font que donner plus de lustre au triomphe. On peut bien ne se soucier que médiocrement des clameurs injurieuses de quelques infirmes, quand on les partage avec les plus belles inspirations de la Grèce et de Rome; Antar et

(1) Lu à la Sorbonne, le 16 avril 1873, par l'auteur, délégué de l'Académie de Caen.

Firdouçi ne peuvent que s'honorer d'être censurés à l'égal d'Homère, Amroul'Kaïs et Montenabbi à l'égal de Pindare et d'Horace. Nous aimons à confondre leur cause avec celle de tous ceux qui ont parlé cette langue des Dieux, comme disaient les poétiques Hellènes, et c'est servir les uns comme les autres que de rappeler ici en quelques mots comment se sont renouvelées jusqu'à nos jours des déclamations aussi fausses qu'injustes, et qui tendent à ravaler les plus nobles inspirations de l'intelligence humaine.

Certains critiques modernes, à force de raffiner sur l'antiquité, en sont venus à disséquer la poésie au point de lui enlever toute couleur, toute forme, toute vie. Ils ne veulent voir dans la poésie que l'expression sèche et objective de l'ignorance première; ils lui refusent toute idée originale, toute conception personnelle et intime; ce n'est pour eux qu'un langage primitif, ne rendant que les idées les plus communes, n'ayant aucune particularité, ne constatant aucun progrès. Le naturalisme des premières générations s'y laisse distinguer, sans qu'elle corrige, prétendent-ils, ou tente même de corriger cette erreur; et, si l'anthropomorphisme lui succède, on ne tient nul compte à la poésie de l'imagination qu'elle y déploie : sévérité irréfléchie, condamnation facile autant qu'excessive ! C'est ainsi qu'on arrive à ravaler l'imagination elle-même, qu'on ne lui accorde le don des images qu'à la condition de les créer aussi fausses qu'enfantines, qu'on ne fait de la peinture des objets qu'une faculté secondaire, plus propre à déguiser les choses

qu'à les représenter, à tromper la raison qu'à la satisfaire. Triste méthode qui n'aboutit qu'au divorce de l'intelligence avec l'imagination, qu'à prôner l'abstrait au détriment du figuré, qu'à préférer l'expression aride dans son exactitude à la métaphore brillante dans son mirage; en suivant de pareils conseils, au lieu de se perfectionner, la poésie se suiciderait. L'image, la figure, l'allégorie, c'est-àdire tout ce qui peint, tout ce qui frappe, tout ce qui étonne, principalement dans la poésie orientale, seraient abolis comme vieilleries ridicules, ou enfantillages grossiers; tout ornement de la pensée serait déclaré suranné, tout coloris trompeur; le trait simple, exact, froid, mais véridique, l'abstraction pédantesque, la déduction logique, la démonstration rigoureuse remplaceraient ces fleurs de style que l'imagination ne ramène et n'assemble qu'à la honte du bon sens et au dam de la raison. Quelle pitoyable fin, quelle décadence! C'est le désert de la scolastique en place des jardins de la poésie !

Avec une langue aussi glacée, les critiques dont nous parlons professent une philosophie non moins désespérante. Ils donnent à l'homme primitif la peur seule pour premier sentiment, pour ressort de sa vie, pour cause de sa prière; de même que La Rochefoucauld résume dans l'amour-propre les vertus comme les vices de notre intelligence perfectionnée. Plus d'élans naïfs vers le maître des mondes, plus d'instinct naturel d'un protecteur céleste; mais une terreur stupide des éléments, une soumission aveugle à la force matérielle, la pusillanimité la plus hon

teuse, la faiblesse la plus lâche. En vain, les pères ont-ils appris aux fils l'usage du travail nécessaire et le reconfort du sacrifice divin; en vain, ont-ils les premiers déblayé les ronces de l'existence, écarté les animaux féroces, apprivoisé les animaux utiles, inventé la charrue pour sillonner la terre, le glaive pour la défendre; en vain, nous ont-ils transmis avec les premières inventions de l'industrie les premières merveilles de la parole! On traite de barbares leurs travaux, et d'inepte leur poésie. On analyse leurs chants de reconnaissance pour en extraire de l'égoïsme. On leur conteste le bon sens, faute de comprendre leurs instincts. On les accuse de couardise, faute d'apprécier leur courage. On les malmène, on les écrase, on les parque dans la superstition et dans la sottise. Triste philosophie qui ne peut se faire valoir qu'en dépréciant les autres, qui ne crée de libres penseurs que pour ridiculiser la piété et désespérer la foi!

Mais ce qui console de ce dédain irritant, c'est que, si ces critiques dénient aux Védas indiens leur grâce naïve, aux psaumes hébreux leur éloquence vigoureuse, aux moallakats arabes leur énergie puissante, ils refusent aussi à Homère l'élévation de la pensée et la richesse du style. Suivant eux, c'est fatalement qu'Homère a fait dans l'Iliade le poème de la vie militante, dans l'Odyssée le poème de la vie errante, qu'il a peint des héros dans le premier, des hommes dans le second. Que disons-nous? Homère n'a pas songé à représenter des héros, ils se sont forcément manifestés dans ses vers; il a purement et simplement raconté des combats ou des aven

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