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PAR M. PAUL LEROY-BEAULIEU,

Membre correspondant.

MESSIEURS,

Avant d'aborder l'importante question que je me propose de traiter devant vous, c'est pour moi un devoir d'adresser mes vifs remercîments à l'Académie de Caen, qui a bien voulu m'admettre l'hiver dernier au nombre de ses membres correspondants. De toutes les villes de France, il n'en est guère où le goût éclairé des lettres et la culture sagace des sciences ait porté des fruits plus beaux que dans notre laborieuse capitale de la Basse-Normandie. Aussi, c'est pénétré du sentiment de l'honneur qu'il vous a plu de me faire que je prends la parole devant une Compagnie qui compte dans son sein les premiers jurisconsultes, les plus éminents archéologues et quelques-uns des philologues et des naturalistes les plus appréciés de France.

Autorisez-moi, Messieurs, à introduire parmi vous une science nouvelle, l'économie sociale; elle a bien besoin de votre indulgence et de votre appui ; peut-être rencontre-t-elle encore bien des préventions; il se peut qu'elle ait quelques défauts à se faire pardonner jusqu'ici, elle s'est montrée un peu bruyante, audacieuse et absolue ce sont là les

défauts de la jeunesse. Au fond, Messieurs, cette science nouvelle est une bonne personne : elle est plus modeste qu'elle n'en a l'air; quand on l'écoute avec bienveillance, elle se montre sensée, réservée, et ne veut pas bouleverser le monde. Parmi toutes les questions qui se rattachent à l'économie sociale, il en est une d'un intérêt plus actuel et plus vital que jamais, c'est celle des grèves ou des coalitions d'ouvriers. Permettez-moi, Messieurs, d'arrêter quelques instants votre attention sur cet important sujet.

Un des hommes d'État les plus considérables de l'Europe, M. Gladstone, le chef du cabinet anglais, disait, il y a quelques années, dans un discours qui eut un grand retentissement, que le XIXe siècle serait appelé par l'histoire « le siècle des ouvriers. » Souhaitons, Messieurs, que le XIXe siècle soit simplement le siècle de tout le monde et que, si la condition d'une classe s'améliore, ce qui est désirable, la condition des autres parties de la société n'empire pas, ce qui serait regrettable. Cette parole du ministre anglais semble avoir été prise à la lettre par cette fraction de la population qu'elle était destinée plutôt à flatter qu'à instruire. De même qu'il y a quatre-vingts ans, un de ces esprits absolus, tels qu'en produit trop souvent notre pays, s'écriait : • Qu'est-ce que le Tiers-État? Rien. Que doit-il être ? Tout; » aujourd'hui des esprits de même trempe, également exclusifs, inquiets ou ambitieux, refont ce vieux mot à leur usage et s'écrient: « Qu'est-ce que le travailleur manuel dans la société moderne ? Rien. Que doit-il être? Tout. »

Il n'est pas besoin, Messieurs, d'attirer votre

attention sur l'inexactitude et l'injustice de récriminations qui prennent une forme aussi tranchante. Il aura été donné à notre siècle de développer, dans une mesure inouïe, l'industrie, le commerce, l'agriculture, c'est-à-dire la production et l'échange des objets utiles à l'homme, il lui aura été donné aussi de faire participer de plus en plus toutes les parties de la population à la jouissance des droits civils et politiques. Il n'est pas de fraction de la société qui n'ait largement profité de ces deux progrès parallèles; mais l'on peut affirmer que celle qui en a tiré les bénéfices les plus grands, c'est la catégorie, je ne veux pas dire la classe, des travailleurs manuels. Cependant les ouvriers des villes se montrent souvent mécontents, remuants et jaloux; et, dans la pratique, ils manifestent leurs inquiétudes et leurs aspirations par deux procédés des émeutes et des grèves. La France est à peu près le seul pays du monde qui soit soumis à des troubles périodiques dans la rue, et ce n'est certainement pas là une de ces institutions que l'Europe nous envie. Au contraire, toutes les nations de l'univers sont en proie à ces secousses multipliées que l'on est convenu d'appeler des grèves. L'Angleterre, l'Allemagne, la Suisse, la Belgique ne nous cèdent en rien sur ce point. On peut dire que, s'il se constituait un jury international pour décerner des récompenses aux nations qui pratiquent le plus et le mieux le système des grèves, l'Angleterre obtiendrait le premier prix, l'Allemagne le second; viendraient ensuite la Belgique, la Suisse, l'Amérique; quant à nous, Messieurs, dans ce nouveau genre de concours, nous

n'obtiendrions guère que le troisième ou le quatrième accessit.

Le mot de grève n'a malheureusement plus besoin. de définition on sent ce qu'est une grève aussi bien qu'on le sait. Heureux serait le pays qui ignorerait ce terme nouveau! L'accord entre un groupe d'ouvriers pour suspendre le travail d'une profession ou d'un atelier et pour amener par le manque de bras les patrons à composition, voilà ce que l'on appelle une grève. Cette sorte de phénomène social a dû exister depuis qu'il y a sur la terre des ouvriers libres; la législation des principaux pays, jusqu'à une époque assez proche de nous, s'opposait à ces manifestations. On ne voulait pas permettre alors que les ouvriers agissent de concert pour refuser leur travail. C'est en 1824 que furent abolies, en Angleterre, les lois sur les coalitions; c'est quarante ans plus tard, en 1864, que les mêmes lois furent rapportées en France. Cependant ce serait une erreur de croire qu'avant 1824, en Angleterre, et avant 1864, en France, il n'y ait pas eu de grèves.

Dès le milieu du XVIIe siècle, nous voyons apparaître les grèves : on en voit une alors à Darnétal, près de Rouen, dans le corps d'état des drapiers; à la même époque, les maréchaux et les chapeliers firent des coalitions. Deux fois, dans le courant du XVIII° siècle, en 1744 et en 1786, la ville de Lyon fut troublée par des grèves, qui devinrent presque des insurrections et que la troupe réprima. Au début de la Révolution française, les coalitions se multiplient sur notre sol. En 1789, trois mille ouvriers tailleurs suspendent leur travail à Paris; les

cordonniers, les charpentiers, les imprimeurs, les papetiers, presque tous les corps d'état suivent cet exemple. Dans notre siècle, ce sont des grèves de ces ouvriers en soie, que l'on appelle les canuts, qui amenèrent les sanglantes émeutes de Lyon, en 1831 et en 1834. Les charpentiers de Paris font grève en 1832, en 1842 et en 1845: cette dernière fois, le nombre des ouvriers qui se coalisent est de sept mille cinq cents, et la durée du chômage est de trois mois; à Rive-de-Gier, en 1844, une coalition aboutit à une lutte entre les grévistes et la troupe. Cependant, Messieurs, les lois prohibaient alors les coalitions.

En Belgique, de 1840 à 1849, on traduit devant les tribunaux, pour délits de coalition, quatre cent trente-cinq ouvriers, dont deux cent quatre-vingttreize sont condamnés à la prison. En Angleterre, au début du siècle, malgré les lois les plus rigoureuses, les grèves sont fréquentes et terribles : dans la ville de Nottingham, où se fabriquent particulièrement les imitations de dentelles, les ouvriers se coalisent contre l'introduction des machines, en 1812; le Parlement prononce alors la peine de mort contre quiconque serait convaincu d'avoir brisé un métier. En 1813, en vertu de cette loi draconienne, dix-huit grévistes sont pendus dans la ville d'York : néanmoins les coalitions continuent. Ainsi, Messieurs, alors même que la loi se montrait impitoyable, on voyait se produire des grèves en France, en Angleterre, en Belgique. Elles étaient fréquentes et sanglantes. Quelles sont donc les causes de ces mouvements, que les rigueurs de la législation paraissent impuissantes à prévenir ?

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