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votre verdict, et il ne faut pas qu'elle dise : « Dans ce mal» heureux pays de France, tout avait fléchi; il ne restait » plus rien, et la justice elle-même était énervée » ? imprudente et triste parole, qui n'aurait jamais dû sortir d'une âme française! Le jury l'a repoussée, et la conscience publique n'a pas cru à l'énervement de la justice de France parce que le Figaro a été condamné pour outrages.

M. Allou soutint la cause de la justice et celle de l'ancien gouverneur de Paris, comme elles entendaient être soutenues, avec une noblesse et une hauteur qui déjouèrent tous les ressentiments. Le pays tout entier a lu cette plaidoirie; je n'en veux citer que quelques fragments:

« Alors, dans cette ville frémissante, sans pouvoir, sans direction, sans gouvernement, le concours du général Trochu est demandé, et c'est une trahison de sa part que de consentir à le donner? Mais il y avait, à cette heure-là, quelque chose de plus effroyable encore que la chute de l'Empire c'était la démagogie s'emparant de la cité; c'était la Commune, à l'heure où l'ennemi marchait sur Paris; c'était une ivresse sanglante déchaînée au milieu même de la lutte aveugle, et ingrat qui ne le voit pas !

» Ah! vous ne pouvez comprendre la chute de l'Empire sans les complots et sans la trahison? A cette population affolée qui criait quinze jours auparavant: A Berlin! sur nos boulevards, vous jetez la nouvelle des désastres de Wissembourg, de Reischoffen, de Forbach, de Sedan, qui sonnent, comme autant de coups funèbres, le glas de l'agonie de la France, et vous demandez au pays éperdu le respect de ceux qui l'ont conduit si follement à la ruine? L'Empire n'a pas été trahi: il s'est effondré ! Il n'a pas été combattu il s'est affaissé dans la misère publique! Il avait tout compromis au-dehors, il avait créé l'unité

italienne et l'unité allemande; au point de vue militaire, il avait fait l'expédition du Mexique et la guerre d'Allemagne; au-dedans il avait tout abaissé, tout comprimé, et, au jour de sa chute, rien ne restait debout. La révolution du 4 septembre s'est faite toute seule; elle a éclaté spontanément, sans lutte, sans violence, sans résistance: C'est que les peuples pardonnent tout à la gloire : témoins Louis XIV et Napoléon; mais ils ne pardonnent jamais à qui les a conduits à l'abaissement et à la honte !.....

» Condamnez les révolutions, parce que vous condamnez aussi ceux qui les amènent; condamnez les prédications violentes qu'on est obligé de désarmer quand on dirige soi-même les destinées du pays; accusez le refus de faire immédiatement appel à la nation, à l'heure de la crise suprême, vous aurez raison. Il n'y a pas de bonnes révolutions: elles ajournent toutes le progrès, la civilisation. Est-ce que 1848 était nécessaire? est-ce que 1830 était nécessaire? Et, en remontant toujours en arrière, est-ce que l'esprit ne s'arrête pas éperdu en présence de la grande révolution elle-même, en songeant à ces années où il était peut-être possible de prévenir la révolution française, et en se demandant si le salut n'était pas dans la grande trahison de M. de Mirabeau? Mais est-ce que l'Empire a été renversé? est-ce qu'il ne s'est pas affaissé? est-ce que c'est la trahison qui l'a perdu? est-ce que celui qui l'a trahi partout c'est l'homme dont les efforts et les conseils avaient tenté de le sauver? Il n'y a pas un des amis de I'Empire qui ait fait pour lui ce qu'avait fait le général Trochu par amour pour le pays

!

>> Ah! ce qui est plus terrible que le 4 septembre c'est le 2 décembre. Il m'en souvient! Nuit brumeuse et froide! C'était la lutte contre le peuple. Les grands hommes

proscrits emportaient dans l'exil l'honneur de la France. En province, la délation, la proscription, les commissions mixtes, quel tableau !.....

» Messieurs, unissons-nous tous pour la fondation d'un grand parti national. Que tous les hommes d'ordre et de vraie liberté se rapprochent! Pas d'exclusions étroites! pas de récriminations mesquines! Qu'importe d'où nous sommes partis, si nous voulons tous la même chose! Que les bonapartistes viennent servir le pays avec nous sans intrigues, sans pratiques mystérieuses, sans rêver eux aussi leur revanche! L'esprit de parti nous divise : que le patriotisme nous rapproche ! Ajournons la politique ; n'ayons qu'un seul programme, qu'un mot d'ordre et de ralliement la libération du territoire et la paix publique, et ayons confiance Dieu sauvera encore la France! »

Les procès n'ont pas de fin, et M. Allou en retrouvera d'autres dans sa carrière. Il a devant lui une lougue route à parcourir avec son intelligence sûre, la discipline de son esprit et l'indépendance de son âme, il tient une grande place au barreau. Le travail n'est pas pour lui un aiguillon ou un frein: c'est un besoin et une joie. Le travail l'a toujours ramené vers la science du droit, et a donné à son talent un caractère ferme et profond, qui manque ceux qui n'apprennent qu'à la hâte et en courant. C'est un avocat qui n'a pas permis aux lettres de le détourner de sa voie il les aime en homme discret et sage, qui évite les piéges et les écueils; il leur a pris ce qu'elles ont de généreux, mais sa logique n'y a rien perdu de sa vigueur, et personne ne parle mieux que lui la langue saine et forte du palais de justice, et ne la plie avec plus de bonheur aux variétés infinies des procès. Il a le nerf, la me

sure, la finesse et l'ordre, que Fénelon appelait la plus rare des opérations de l'esprit, et la précision, qu'on n'acquiert qu'après un commerce étroit et austère avec la loi.

Certes il n'y a pas de plus belle mission que celle d'interpréter la loi; mais la semence n'est pas épuisée de ces âmes courageuses qui sortent du barreau pour servir leur pays dans les combats de la politique. Si glorieuses que soient les luttes du palais, elles ne sont souvent qu'un acheminement à des discussions plus retentissantes. Tacite, en parlant de l'éloquence judiciaire, disait qu'il n'y avait rien de plus doux pour une àme libre, généreuse et née pour les nobles jouissances. Mais cette éloquence n'est plus, chez nous, ce qu'elle était à Rome : les grandes causes étaient plaidées devant le peuple; elles se liaient souvent aux plus graves intérêts de la république; on traitait devant le Sénat du sort des rois et des provinces. Nos mœurs ne sont pas les mêmes: la justice est peut-être mieux rendue en France qu'à Rome; mais les débats où s'agitent aujourd'hui les destinées des nations n'appartiennent qu'aux assemblées politiques.

C'est la tendance des cœurs vaillants de chercher à combattre partout le bon combat, et c'est l'honneur du bar reau que les avocats soient toujours aux premiers rangs. Le palais, loin d'être en opposition avec les idées de liberté et de progrès, y puise au contraire comme à une source d'inspiration. Ce n'est pas se condamner à la stérilité que de s'ariner de patience et de se préparer aux luttes politiques par les discussions judiciaires. Ce que les pères ont fait, les enfants le feront à leur tour.

M. Allou restera-t-il avocat, ou entrera-t-il, comme les autres, dans la mêlée? Les attristés, les découragés, et peut-être les sages, ne lui conseilleraient pas de déserter le

barreau; mais notre société demande à chacun toutes ses forces, et quelquefois au-delà. Il n'a pas encore abordé la mer orageuse. Aux dernières convulsions de la guerre, on voulait, dans la Seine-Inférieure, lui faire briguer la tâche redoutable de représenter le pays à la nouvelle Assemblée nationale: il a pensé que son heure n'était pas venue, et, libre d'ambition et d'entraves, il n'a voulu user que de son droit d'électeur, pour faire entendre, à Dieppe, un noble langage de résignation patriotique, de consolation et d'espoir. A certains moments, il a su trouver le grand souffle en parlant de la France. Si M. Allou entre quelque jour dans cette voie tourmentée, on peut, sans crainte de s'égarer, lui prédire qu'il sera à la tribune ce qu'il est au palais : le soldat intrépide du droit et de la vraie liberté. C'est lui-même qui l'a dit : « La liberté, pour moi, ce n'est pas la Némésis ardente que le poète a chantée : c'est une divinité chaste et pure. Elle n'élève pas les bras pour combattre et pour maudire; mais elle les étend comme pour abriter, sous une bénédiction féconde, tous les hommes de paix et de bonne volonté. »

DUBÉDAT.

Limoges, mai 1872.

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