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voulurent la faire renoncer à la propriété des œuvres littéraires de son mari. Entre eux il n'y avait aucune question d'argent il s'agissait seulement, d'un côté, du respect dû à la pensée tout entière d'un écrivain célèbre; de l'autre, de son honneur et du respect de la science et de la philosophie. Mme Comte luttait contre ce testament, et surtout contre l'inspiration de celle qui l'avait dicté, et qui avait pris sa place dans l'affection de son mari. Elle entendait détruire, du moins en partie, des œuvres dont la publication lui semblait de nature à nuire à la renommée de Comte. A côté d'elle, et par-delà la procédure, M. Littré, le plus célèbre des disciples du positivisme, mais aussi le plus insoumis, cherchait à faire briser en deux parties la doctrine du maître, et à repousser certaines idées comme étant le fruit d'une aberration maladive. Les exécuteurs testamentaires rejetaient tout projet de scission pour eux la vérité était une : ils voulaient qu'on l'acceptât ou qu'on la reniât tout entière. Le procès s'élevait ainsi à des questions de principes d'une gravité capitale.

Mine Comte et M. Littré firent plaider que le testament était l'œuvre d'un athée, d'un fou et d'un libertin. M. Allou soutenait le testament; rude tâche à accomplir! Il affirmait que, s'il y avait dans les idées du chef des positivistes la folie de tous les hommes à systèmes, ce n'était pas une raison de conclure qu'il était incapable de tester. Lorsqu'il eut raconté l'histoire du positivisme, et protesté, au nom des convictions spiritualistes et chrétiennes, contre ces systèmes matérialistes et athées, il s'écria : « Où est donc la règle suprême? Qui donc, quand les intelligences sont en lutte, a le droit de dire : Je suis la vérité! Il n'y a que les croyances religieuses qui réclament un droit pareil, et elles jugeraient M. Littré avec la même sévérité que

Comte; elles lui demanderaient à lui aussi si ce n'est pas folie que de supprimer ces grandes traditions descendues du ciel, que de briser cette chaîne dont les anneaux d'or enveloppent le monde. Ah! si je vous livrais seulement à M. Veuillot! >>

Au travers de ces disputes étranges et des rêveries mystiques de ce testament, M. Allou, en creusant la pensée de Comte, n'y retrouvait que les troubles apportés par l'orgueil. Après avoir discuté la question de propriété littéraire, il disait, en terminant: « Ah! c'est bien là le véritable procès. C'est par ces côtés qu'il convient à des esprits tels que les vôtres de l'aborder et de le trancher. Dites, Messieurs, que la pensée de l'écrivain qui n'a pas encore été répandue au dehors est bien à lui; qu'il en fixe le sort au-delà de sa vie même. N'acceptez pas ce rôle étrange de peser les systèmes et les doctrines. Respectez jusque dans ses écarts la pensée d'un homme honnête par sa vie, élevé par son caractère, puissant par son intelligence. Que l'histoire sache tout et juge tout! Laissons l'avenir faire son choix! Les idées droites et saines surnageront; les excentricités, les hardiesses téméraires, iront rejoindre toutes les folies des hommes à systèmes de tous les âges. Ceux qui nous attaquent ne sont pas nos juges, et n'ont pas le pouvoir de nous condamner. Permettez-moi d'ajouter que, en semblable matière, ce droit-là, vous, Messieurs, vous ne l'avez pas vous-mêmes ! »

Auguste Comte avait fait comme tant d'autres : il avait eu ce vertige orgueilleux de croire que, la Providence ayant déserté le monde, l'heure était venue d'adorer l'intelligence humaine, et de rejeter, comme de vieilles dépouilles, les révélations chrétiennes. Dans cette ivresse de vanité, son esprit avait chancelé, et il suffisait d'un souffle

pour renverser sa doctrine. Il faut dire pourtant avec un célèbre disciple de Comte, M. Stuart Mill: « D'autres peuvent rire nous pleurerions plutôt à la vue douloureuse de la décadence d'un grand esprit ». Plaignons ceux qui poursuivent le rêve impie de détrôner Dieu Dieu se charge de les châtier. Quand les anciens voulaient exprimer d'un mot tous les malheurs de leur temps, ils s'écriaient « Les Dieux s'en vont! » Pour avoir trop longtemps méconnu le nôtre, nous savons de quelles douleurs incomparables notre pays vient d'être frappé. Espérons du moins que dans les sillons sanglants de nos révolutions germeront des générations meilleures, qui, sous l'œil de la Providence, se remettront courageusement en marche vers l'avenir. Ne nous laissons pas séduire par des mots sonores et des rêves insensés; souvenons-nous de saint Augustin comparant certains hommes aux lis élevant orgueilleusement leur tige vers le ciel, et d'autres aux épis murs s'abaissant vers la terre parce qu'ils sont pleins. N'est-ce pas à des doctrines semblables à celles d'Auguste Comte que s'applique surtout cette image des lis orgueilleux?

Nous vivons dans une société qui a besoin, plus que jamais, d'hommes pareils aux épis pleins dont parle l'évêque d'Hippone. Il n'y a pas pour la sagesse et la raison de meilleure école que celle du palais. M. Allou l'avait appris de bonne heure, en travaillant à côté d'un avocat qui avait aimé, avant toutes choses, le droit, le devoir et la vérité. De même que son maître Liouville, M. Allou est. au barreau le droit en action, avec un plus vif souci de la forme et du beau langage. Sa parole a quelque chose d'énergique, de droit et de simple; elle regarde la vérité en face; elle est élevée et chaude quand le procès l'enflamme,

et l'esprit des choses y circule. Elle est surtout lumineuse et sincère, et elle arrive ainsi à la véritable éloquence, qui reste et ne vieillit pas. Cicéron, qui se connaissait en éloquence, n'a-t-il pas fait dire à Antoine : « Je pense qu'on doit appeler orateur celui qui, dans les causes qu'il plaide au barreau ou dans les autres discussions, sait trouver des paroles qu'on aime à entendre, des raisons propres à convaincre ; je lui demande encore la voix, l'action et le talent de plaire »?

Il semble que M. Allou ait voulu réaliser cette parole d'Antoine dans un procès qui a été une émouvante page de notre histoire contemporaine. Les malheurs de la patrie vaincue n'ont pas changé le cœur humain, et les plus dures épreuves ne nous ont pas affranchis de nos passions et des meurtrières animosités des partis. Bien qu'il ne soit permis à aucune conscience de s'endormir, il y aurait prudence à ne pas aggraver nos défaites par des discussions irritantes. Les guerres intérieures ne font que reculer les jours meilleurs. Chacun a eu ses fautes et ses défaillances dans les malheurs de la patrie: que ceux qui se croient sans péché jettent aux autres la première pierre! A quoi sert d'avoir, pendant de longs mois de siége, porté le poids douloureux du salut de la France, si l'on est réduit, à une année de distance, à disputer la dignité de sa vie et l'honneur de son nom devant une cour d'assises? Le général Trochu, dans cette même salle d'audience où avait siégé Raoul Rigault, le terrible procureur de la Commune, est venu se défendre devant la justice d'avoir trahi l'Empire au 4 septembre, d'avoir trahi Paris pendant le siége des Prussiens, et d'avoir commis un assassinat en envoyant la garde nationale au combat de Buzenval.

C'est le sort de ceux qui attachent leur renommée au

souvenir des désastres d'une nation de soulever d'amères récriminations et d'ardentes colères. Le temps présent a vu faire les héros avec une précipitation qui n'a eu de comparable que notre hardiesse à les défaire. Il n'avait pas suffit au général Trochu d'élever la voix contre ces outrages devant l'assemblée des représentants du pays: un journal avait voulu le clouer au pilori de l'histoire. C'était bien pour faire une sorte de violence au jugement du pays qu'un parti reprochait au gouverneur de Paris la chute de l'Empire, et cherchait à l'accabler sous ses représailles et à le vouer aux expiations. Il avait appelé à lui deux voix éloquentes entre toutes en les entendant, on sentait courir le souffle passionné des rancunes et des haines qui s'agitaient autour de l'audience. On aurait voulu surtout faire sortir de ce débat redoutable le jugement de la postérité elle-même.

Un des avocats du journal, en rappelant au général qu'il était, un matin, gouverneur de la capitale nommé par l'Empereur, et, le soir, président de la Défense nationale, acclamé à l'hôtel-de-ville, l'avait comparé à ce Liborio Romano, rare figure de traître, qui s'était levé, un jour, ministre du roi de Naples, et s'était couché ministre de Garibaldi. Il s'écriait ensuite dans un mouvement oratoire: « Général Trochu, avez-vous sauvé la France? » Nous sommes trop près de ces écroulements pour que la lumière se fasse tout-à-coup, et est-ce bien à un seul homme qu'on peut ainsi jeter à la face ce cruel reproche, de n'avoir pas sauvé le pays au lendemain des effroyables déroutes qui avaient battu, dispersé et humilié l'armée ? Etait-ce bien le moment d'adresser au jury cette parole menaçante « Songez-y bien! vous jugez aujourd'hui les actes du général; plus tard, l'histoire jugera elle-même

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