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sait sa vie, à Paris, au milieu des oiseaux; il avait la plus belle volière de l'Europe. Un sansonnet auquel il avait appris à dire le nom d'une femme aimée était son oiseau favori. Il lui avait fait élever un tombeau magnifique. Les rapports mystérieux des oiseaux entre eux étaient devenus l'étude permanente et la joie de son existence. Un singulier livre était né de ses patientes recherches; mais toutes les saines croyances avaient sombré chez le commandeur Gama da Machado, qui avait fini par mettre les oiseaux bien au-dessus de l'homme, et qui ne reconnaissait ni l'âme, ni la liberté humaine. Cet épicurien était mort à quatre-vingt-sept ans, invitant les corbeaux du Louvre à ses funérailles, et en laissant un testament que les héritiers du sang voulaient faire briser pour cause d'insanité.

La première chambre de la cour se vit transformée tout-à-coup en académie, où furent traités les plus difficiles problèmes des sciences naturelles. M. Sénart y montrait le commandeur s'aventurant vers des hauteurs inaccessibles aux faiblesses terrestres, saisi de vertige et tombant dans la folie. M. Léon Duval, à l'aide d'une raillerie puissante, le vengeait de cette accusation, et le justifiait par d'ingénieux souvenirs d'histoire. M. Nicolet parla aussi d'Epicure escorté de ses atômes, de Socrate conversant avec son démon familier, de Christophe Colomb qui écoutait la voix intérieure lui annonçant un nouveau monde, des tourbillons de Descartes, du précipice de Pascal, et de toutes ces immortelles hallucinations, allant ainsi de siècle en siècle, comme pour mieux attester notre misère à côté de notre grandeur. A la différence de ces privilégiés du génie poussés vers les écueils par l'orgueilleux besoin de tout expliquer et de

tout comprendre, le commandeur avait-il perdu la raison? Etait-ce l'insanité qui lui avait inspiré les legs bizarres de son testament? M. Allou plaida pour les exécuteurs testamentaires, et défendit la mémoire du commandeur, bafouée par les héritiers du sang. Il pesa, dans son ensemble, cette longue vie où ne s'était jamais trahie la fermeté des actions extérieures. A ses yeux, le savant seul avait pu être compromis, mais l'homme était resté intact, et, c'est M. Allou qui le disait, « dans le pays des systèmes, il y a bien des folies qui ne sont pas de la folie »>.

Quand il en vint au reproche de matérialisme, M. Allou le repoussa par ce mouvement oratoire : « Ah! que vous connaissez mal les savants et leurs inconséquences! Il y a toujours un côté par lequel la nature humaine s'échappe et reprend le dessus, et les instincts généreux de l'homme sont plus forts que les systèmes! Quel est l'incrédule qui ne dit pas : Mon Dieu! au chevet de sa mère mourante? Je me rappelle cette page charmante d'un homme qui en a surtout écrit beaucoup de terribles: Proudhon, non pas celui que nous citons d'ordinaire ici, l'autre, a écrit quelque part, dans son livre de la Révolution et de l'Eglise : « Est-ce que vous croyez qu'au jour » de Pâques fleuries je n'envoie pas aussi les œufs consa» crés à ma petite famille? Est-ce que vous croyez que » j'ai arraché du chevet de ma femme le Christ qui » étend les bras au-dessus de nous, comme pour nous » bénir? » Voilà les hommes à système, et M. Machado » a fait comme les autres ! >>

Le commandeur n'avait-il pas, un jour, écrit dans son testament cette phrase touchante, et qui laissait voir les sources vives de son âme : « Il fait bien triste aujourd'hui ;

je ne puis sortir: il faut que je fasse un peu de bien »? La figure du commandeur Gama da Machado se dégagea, dans cette plaidoirie, originale, bizarre, mais souriante, bonne et maîtresse d'elle-même. L'image de ce vieillard reparut ainsi dans tout son relief et sa vraie couleur. La justice respecta ses dernières volontés. Son buste est encore dressé dans le palais de l'Université de Coïmbre, comme un hommage de gratitude et d'attachement.

Le palais donne audience à toutes les querelles, et les noms les plus frivoles y retentissent à côté des noms les plus fameux. Au lendemain de ce procès, M. Allou plaidait contre une célébrité du vice, Rigolette, dont le vrai nom était Virginie Gautier, et qui passait sa vie à ruiner ses amants. Un autre jour, il demandait la nullité du singulier testament d'un franc-maçon. Vers la même époque, une querelle s'étant élevée entre la princesse de la Moskowa et la société des artistes peintres, M. Allou soutint la cause de la princesse. Il était dans le procès de Louis Blanc contre l'éditeur de son Histoire de la Révolution française illustrée. C'est encore lui qui, au nom des compagnies d'assurances sur la vie, demandait la nullité des contrats que Mme de Pauw avait transférés à La Pommerais. Les émotions de ce drame, qui avait fini sur l'échafaud, étaient à peine calmées que les héritiers de Pauw avaient réclamé devant la justice la nullité de ces cessions consenties par la mère. Les compagnies n'hésitèrent pas à soutenir à leur tour que les polices étaient nulles. Entre ces enfants défendus par leur détresse autant que par le souvenir du crime épouvantable qui les avait rendus orphelins, et les compagnies se débattant contre la fraude habilement ourdie par l'assassin et

la victime, il y avait le droit et la loi. Ces sortes de contrats avaient réveillé les plus vives discussions sur leur moralité et leur utilité. On pouvait se fier à M. Allou du soin de faire à chacun sa part, et d'apprendre au pays le jeu de ces institutions, qui ont leurs abus inhérents à toute œuvre humaine, mais qui fécondent l'épargne et développent dans la famille l'idée du devoir.

Il y a ainsi des procès qui sont plaidés devant l'opinion publique avant d'être portés devant la justice, et jamais procès ne remua l'opinion autant que celui de la succession du duc de Gramont-Caderousse. Ce ne fut pas sans une profonde tristesse qu'on entendit alors le récit de la vie aventureuse de celui qu'on appela le dernier des Abencerrages. Etait-ce bien la peine d'avoir eu pour ancêtre le comte de Guiche et les maréchaux de Gramont pour mourir, à vingt-cinq ans, d'épuisement et de lassitude? Par quelle porte dorée ce jeune homme était entré dans la vie! Il portait un des grands noms de France; il avait une fortune territoriale de plus de quatre millions et cent cinquante mille livres de rente; il avait l'élégance de sa race, la grâce et l'esprit, hélas! et l'emportement des passions. On lui ouvre à vingt ans la carrière de la diplomatie: les premières folies de jeunesse commencent, et ses prodigalités mêmes le font aller de Londres à Saint-Pétersbourg joindre l'ambassade fastueuse du couronnement. Dix-huit mois avant sa majorité, il avait dévoré plus d'un million et perdu cinq cent mille francs au jeu. On lui donna un conseil judiciaire; mais les chemins étaient ouverts, et il s'y jeta tête baissée. De nouveaux millions furent vite engloutis. Qu'auraient dit ses aïeux s'ils avaient pu voir leur descendant envoyer un jour à une belle dame un gigantesque œuf de Pâques

ontenant, comme autrefois la citrouille de Cendrillon, une calèche, deux chevaux et deux laquais ? Dans cette ville de Paris où toutes les rues ont des piéges pour toutes les faiblesses, le nom du duc devint un nom légendaire. A ce régime de voluptés énervantes, les corps et les âmes s'amollissent vite, et les armures des pères pourraient à peine être soulevées aujourd'hui par leurs enfants. Ce roi de la jeunesse, au milieu de ses plaisirs bruyants et de ses duels, sentit tout à coup les premiers frissons de la mort. Il alla chercher aux Pyrénées et en Egypte un peu de soulagement et de repos. Mais la solitude du Caire pesait à son âme inquiète il revint à Paris, et y mourut à l'automne de 1865, en laissant sa fortune au docteur Déclat.

Les héritiers du sang ne voulurent pas subir cette insulte d'outre-tombe: ils demandèrent la nullité de ce testament fait en faveur d'un homme qui avait été le médecin du duc, et qui paraissait avoir été le médecin de la dernière heure. M. Allou plaidait pour eux. C'est un trait de son esprit d'aimer à peindre les personnages de ses procès; il y met un grand art, et rien n'y manque, ni la finesse des lignes, ni la couleur.

« Il y a, disait-il, une chose rare et qui a toujours sauvé M. de Gramont: c'est qu'il avait de l'esprit et surtout un sentiment sérieux de l'honneur. Chez lui, rien de vil; mais, au milieu de tout cela, que de folies ! N'avait-il donc pas mieux à faire que d'aller rechercher dans le passé, à travers les souvenirs de sa race, cette figure élégante et frivole du chevalier de Gramont? Fallait-il que son nom apparût devant le tribunal de simple police, dans ces manifestations d'un autre âge, aux avant-scènes d'un petit théâtre? fallait-il ces duels éclatants, et le

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