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torité, tu es le sacré et la vertu. Espère encore, proscrit! Je n'ai à ton service qu'une plume; mais elle vaut des millions de bulletins, et je fais vœu de ne la poser que lorsque les jours chantés par le poète seront revenus. »

M. Allou s'écriait alors: « Il semble, en vérité, à voir l'indignation que soulève ce passage, que Proudhon, comme Dante, revienne de l'enfer! Le ministère public lui-même signale cette page. Est-ce bien sérieux ? Mais qu'on lise seulement la phrase qui précède tout ce morceau d'un si beau mouvement : « La liberté pour vous, c'est le diable! » Est-ce que c'est à Lucifer que l'auteur parle? est-ce que c'est lui qu'il serre sur son cœur? C'est la liberté qu'il invoque, et le mot de la fin accentue bien la pensée :

» Ah! rendez-moi les jours de mon enfance,
Déesse de la liberté ! »>

La tâche de M. Allou n'était pas de défendre les doctrines du livre il ne plaidait que pour l'éditeur, et soutenait que cette publication n'excédait pas les droits de la libre-pensée seule, et que la théologie, et non la justice, devait la réfuter. La prison fut le dernier mot de ce procès.

C'est le privilége de certains noms d'être un glorieux héritage de famille. La fortune et les trônes s'écroulent, mais les noms restent avec le souvenir de leur grandeur. Quand on les prononce au palais, rien ne fait mieux comprendre à tout un pays la mission et la haute autorité de la justice: ils provoquent partout une curiosité inquiète, et animent les débats judiciaires de tout le feu des passions politiques. Le nom des Bonaparte allait, en

l'année 1861, retentir dans une cause où s'agitaient les plus grands intérêts.

A la fin de l'année 1802, Jérôme Bonaparte, qui n'avait pas encore dix-neuf ans, s'était embarqué, comme enseigne de vaisseau, dans l'expédition de la Martinique. Quelle pensée le conduisait? Le nom de son frère remplissait déjà le monde, mais personne n'avait pu se méprendre sur le but de ce voyage. Le premier-consul n'aurait pas confié à ce jeune homme les secrets de la politique et les destinées de la patrie. Jérôme allait au loin chercher le plaisir. Il s'arrêta à Baltimore. La colonie de Baltimore ne descend pas, à la différence de beaucoup d'autres, des pères pèlerins au puritanisme austère, c'est M. Allou qui le disait. Sur les bords du Potomac, et sous les souffles tièdes du midi, le Maryland avait dans ses habitudes et ses mœurs plus d'àbandon et d'entraînement que les contrées du nord; la vie mondaine y était plus élégante et plus facile. C'est là que, au milieu d'une société jeune et ardente, Jérôme rencontra Elisabeth Paterson, âgée de dix-huit ans et d'une beauté éclatante. Il conçut aussitôt l'idée de l'épouser. Il n'y avait là rien de politique : l'amour seul les avait rapprochés. Le ministre de France aux Etats-Unis, effrayé de ce projet, adressa à l'enseigne de vaisseau et à M. Paterson des représentations énergiques. Un moment, Jérôme sembla se refroidir, et la rupture fut même annoncée. On apprit tout à coup que le mariage avait été célébré par l'évêque de Baltimore, suivant le rite de l'Eglise romaine, en présence du ministre d'Espagne et d'un agent consulaire français.

L'ivresse des premiers entraînements passée, il devint impossible aux époux de se faire illusion sur la gravité

de leur situation. S'ils avaient rêvé à Baltimore que le consentement qu'on n'avait pas demandé avant le mariage pourrait être accordé après, leur illusion ne fut pas de longue durée la mère et les frères de Jérôme furent inflexibles. Chaque lettre de France apportait des reproches nouveaux et de nouvelles menaces. Le premierconsul, dont l'irritation était des plus vives, était devenu empereur : il ordonna à son frère de revenir seul. Au printemps de 1805, Jérôme quitta Baltimore, emmenant avec lui sa jeune femme. Arrivé à Lisbonne, il y trouva cette lettre de l'empereur: « M. Jérôme est arrivé à Lisbonne; Mlle Paterson, sa maîtresse, doit se rendre à Bordeaux par mer: faites-lui signifier l'ordre que l'on ne lui accorde pas de pratique, qu'elle ne descende pas à terre, et faites connaître que, en quelque endroit de France et de Hollande qu'elle débarque, elle ne trouvera point pratique, et qu'il est indispensable qu'elle retourne en Amérique. J'ai donné ordre à cet officier de se rendre près de moi par Barcelone, Toulouse, Grenoble, Turin et Milan, et de l'arrêter s'il s'écarte le moindrement de cette route. »>

Jérôme Bonaparte débarqua seul, et le bâtiment reprit la mer. La jeune femme s'en alla, à travers l'Océan, chargée du fardeau de sa maternité naissante, et finit par aborder en Angleterre, où elle accoucha d'un fils, au mois de juillet 1805. Pendant ce temps, la mère de Jérôme protestait contre ce mariage, contracté sans son consentement, au mépris de la loi, et un décret impérial brisait le lien civil. L'empereur avait même demandé au pape de rompre les liens religieux le saint-père s'y refusa. Il fallut se contenter d'une décision de l'officialité de Paris. Elisabeth Paterson retourna en Amé

rique, et entretint avec Jérôme une correspondance pleine d'espérance et d'affection. Peu à peu les exigences de la politique effacèrent les souvenirs de Jérôme, et affaiblirent ses tendresses. Au mois d'août 1807, il épousait la princesse Catherine de Wurtemberg; quelques mois après, il était proclamé roi de Westphalie.

Ce mariage ne laissait plus aucun espoir à Mlle Paterson. Pourtant elle avait accepté de l'empereur une pension, et son fils recevait de Jérôme et de la famille impériale les témoignages d'une vive sympathie; on ne lui refusait même pas le nom de Bonaparte. Ce n'est que plus tard que la mère se résolut à faire prononcer son divorce par la cour de l'état de Maryland.

Les choses allaient prendre une face nouvelle en l'année 1851, au moment où il fut permis de pressentir la renaissance politique des Bonaparte. Le fils d'Elisabeth Paterson vint en France, et, au lendemain du second Empire, un décret le déclara réintégré dans sa qualité de Français. Ce décret excita l'inquiétude du roi Jérôme et des enfants de son mariage avec la princesse Catherine. Un conseil de famille convoqué à la demande du prince Napoléon et de la princesse Mathilde maintint au premier fils de Jérôme le nom de Bonaparte, sans lui reconnaître aucun autre droit. Jérôme mourut en 1860. Elisabeth Paterson et son fils s'opposaient à la levée des scellés le conseil de famille s'assembla de nouveau, et repoussa cette prétention. C'est alors qu'ils formèrent devant le tribunal civil de la Seine, contre le prince Napoléon et la princesse Mathilde, une demande en partage de la succession du roi Jérôme. Au nom de la boune foi, de la possession d'état et de la publicité du mariage aux Etats-Unis, Berryer soutint les droits des

:

Paterson avec cette passion oratoire qui remua les adversaires eux-mêmes. M. Allou plaidait pour le prince Napoléon et la princesse Mathilde.

Autour de cette union aventureuse, il s'était formé une sorte de légende romanesque : M. Allou dissipa la légende, et refit la véritable histoire de ce mariage de Baltimore. En le suivant dans sa plaidoirie, on voit qu'il ne s'attache pas seulement à raconter des choses presque oubliées : il raconte de manière à mêler ensemble la puissance de la parole, la passion oratoire et la vérité. Cette passion oratoire qui fait l'honneur de l'avocat, il l'avait reprochée à Berryer, et il l'eut à son tour pour lui répondre. Sous la discipline de son esprit, on sent la flamme contenue; mais la raison y domine, ce qui n'est donné qu'à ceux qui ont la force. Nul ne se paie moins de mots : la trame de ses plaidoiries est faite de précision et de sobriété; il n'y a pas d'amertume, mais il y a l'entraî nement et le mouvement. Quel était le vrai caractère du mariage de Baltimore, et quel valeur avait-il conservée? M. Allou soutenait que ce mariage était clandestin et vicié dans son principe. Au travers de tous les documents du procès, il avait pu saisir la pensée intime de l'empereur, qui écrivait à l'archichancelier :

« Il n'y a pas plus de mariage qu'entre des amants qui se marient dans un jardin, sur l'autel de l'Amour, en face de la lune et des étoiles. Ils se disent mariés; mais, l'amour fini, ils s'aperçoivent qu'ils ne le sont pas..... J'ai renvoyé la demoiselle, et je suis content du jeune homme, qui a de l'esprit, qui sait qu'il a fait une sottise, et veut la réparer autant qu'il dépend de lui. »

Pour mieux défendre le décret qui brisait cette union, M. Allou rappela le mariage du duc de Berry avec une

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