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surances la Nationale la restitution des sommes ayant servi à constituer la rente. M. Bourbeau, que Limoges a souvent envié à Poitiers, soutenait, en leur nom, que les conventions signées par un homme poussé par la monomanie du suicide étaient viciées dans leur essence.

M. Allou n'apercevait la folie ni dans le désespoir du mari trompé, ni dans la combinaison des placements viagers, ni dans cette mort violente. Je m'en voudrais de ne pas citer ce passage sur le suicide : « Chez les anciens, c'était un dogme, une croyance. Ils regardaient la mort comme un affranchissement et une délivrance. Ils disaient qu'elle était couleur de pourpre, entendant par là que l'asile qu'elle nous offre est éclatant et splendide. Leurs prêtres célèbrent partout le bonheur de ceux qui meurent jeunes, et qu'ils regardent comme les favoris des Dieux. Pour eux, il est faible et lâche celui qui, las de la vie, n'a pas le courage de rejeter loin de lui le fardeau, et l'histoire est semée de ces morts stoïques où l'homme fatigué de vivre s'affranchit et se délivre de ses propres mains. Si l'idée du suicide n'apparaît guère dans le monde moderne, aux premiers jours, chez les races barbares dont l'énergique vitalité se répand toute au dehors, et qui ne connaissent point ces maladies morales qui conduisent toutes au dégoût de l'existence, elle reparaît dès que le travail de l'esprit recommence, et que l'homme, de nouveau, se replie sur lui-même. La mort volontaire c'est le rêve de Réné et d'Obermann; elle a été peut-être le refuge suprême de Rousseau. Que de noms célèbres je pourrais rappeler! Combien ont succombé, sans égarement de la raison et sans affaiblissement de l'intelligence, à la fatigue et au dégoût de la vie !..... Où est le remède? Il est dans le sentiment

instinctif de la conservation qui est en nous; il est surtout dans le respect de Dieu. Nous avons tous, icibas, notre tâche à remplir: si humble qu'elle puisse être, nous devons nous y attacher avec courage. La bien remplir c'est prendre sa part dans l'harmonie universelle. Quelles que soient les épreuves, il faut lutter, et le devoir de l'homme est de combattre vaillamment, jusqu'au bout, dans la bataille de la vie. »

Le suicide n'est pas le dernier mot du genre humain corrompu et affaibli la société s'écroule bien autrement sous les coups des hommes qui soutiennent que le firmament est vide et que les cieux sont déserts. Si le suicide touche à la folie, de quel nom faut-il appeler ceux qui renient Dieu et l'âme immortelle, et qui ont pris cette effroyable devise: « Crever la voute du ciel »? Notre époque si tourmentée a vu arborer un jour cette orgueilleuse chimère, complice de toutes les passions du cœur et de toutes les aberrations de l'esprit. N'avonsnous pas entendu une voix s'écrier, en plein XIXe siècle, que la propriété c'était le vol, que Dieu c'était le mal, et chercher, dans ce bouleversement des religions et des croyances, à entraîner à sa suite l'art, la poésie, le courage et le génie ? Proudhon avait mis au service de ces doctrines impies une vigoureuse intelligence et une langue simple, sobre et ferme, qui avait d'étonnantes séductions.

Pendant que la pensée publique était asservie et étouffée sous le second Empire, Proudhon laissait violemment éclater ses blasphèmes et ses colères. Il sembla même longtemps que les rigueurs de la police se fussent adoucies pour lui, et que l'originalité de ses idées philosophiques lui eût attiré, dans les sphères les plus

hautes, des admirateurs, et presque des amis. On le laissait toucher à tout, à la religion, à la politique et au prince. C'est au prince qu'il avait osé dire un jour : « A peine entré dans le labyrinthe, vous avez perdu le fil: comment donc espérez-vous de vaincre le Minotaure? Prenez garde que le sang des martyrs du 2 décembre ne s'élève contre vous! car, dit la loi des Douze-Tables, interprète de l'éternelle Providence, « quiconque manquera à » la loi sera sacré, c'est-à-dire, dans le langage antique »imité plus tard par l'Eglise, dévoué aux Dieux infer»> naux, anathème. Sacer esto! »

Proudhon ne devait pas échapper à la loi commune : les temps de la tolérance étaient passés. En 1858, parut son livre De la Justice dans la Révolution et dans

Eglise. Il y disait qu'il fallait éliminer Dieu comme inutile; que la religion était immorale, et semblable à la femme adultère, qui avait perdu le sentiment de son immoralité; que son paradis était un brigandage, et son Dieu un démon. Il y avait dans ce livre tous les renversements et toutes les apostasies, l'apologie de la débauche et de la bigamie, tous les mépris des lois divines et humaines, et d'ardentes invocations à la révolte. C'est par de tels déchirements que nous allions vers les malheurs qui allaient bientôt fondre sur nous. Proudhon et Garnier, son libraire, furent condamnés à la prison par le tribunal de la Seine. Gustave Chaudey, qui devait, à quelques années de là, tomber sous les balles des scélérats de la commune, défendait Proudhon; M. Allou plaidait pour Garnier.

Le libraire n'était pas, comme l'auteur du livre, l'apôtre d'une foi nouvelle, et n'aspirait pas au martyre. M. Allou se hâta de le dégager de toute solidarité d'idées

avec Proudhon. Je veux citer son opinion sur ce livre, qui remuait alors tant de choses nouvelles : « L'érudition y est pesante; les citations grecques, latines, hébraïques, y abondent; Kant, Hegel, toute l'exégèse allemande, s'y retrouvent avec le positivisme d'Auguste Comte, le saintsimonisme d'Enfantin et le druidisme de Jean Reynaud... Ce n'est pas un livre courant: c'est un pamphlet. Vous vous rappelez la définition ravissante de Courier, un de ces prévenus anciens de la presse, un de ces condamnés du passé dont tout esprit délicat dévore les élégances exquises, dont les successeurs du ministère public d'autrefois étudient assurément le fin langage pour poursuivre aujourd'hui avec éclat ceux qui s'asseoient à la place où on l'a fait asseoir : Courier disait de l'acétate de morphine : « Un grain dans une cuve se perd, n'est point »> senti, dans une tasse de lait fait vomir, dans une » cuillerée tue; et voilà le pamphlet! »

M. Allou ajoutait : « Ce côté du procès est le côté étroit et mesquin des choses: c'est au nom de la libre-pensée et de ses franchises que je viens défendre l'ouvrage de Proudhon et justifier celui qui a consenti à en devenir l'éditeur. Je ne partage pas les doctrines de Proudhon; mais j'aime comme lui, plus que lui, je le crois, la liberté; j'aime cet épanouissement fécond de la pensée sans entraves, sans limites. Les leçons du passé semblent toujours perdues pour nous nous nous irritons au spectacle de ces poursuites que les gouvernements tombés infligeaient à Châteaubriand, à Courier, à Béranger, à La Mennais, et nous subissons, comme la chose du monde la plus simple, des persécutions semblables, que l'avenir raillera à son tour! Prenez garde! est-ce que vous ne laisserez au second Empire, comme au premier

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de gloire littéraire que celle des écrivains qu'il aura proscrits?... C'est à la pensée à combattre la pensée. J'aime ce choc des idées où sérieusement, honnêtement, se rencontrent des esprits opposés; j'aime cette élaboration, même téméraire, des difficiles problèmes que l'homme se pose incessamment; je réclame pour cette grande activité intellectuelle le droit de se produire, sous toutes ses faces, au grand jour est-ce que ce n'est pas revendiquer en même temps le droit de la combattre? Il est cruel d'avoir, à soixante-quinze ans de la généreuse émancipation du XVIIIe siècle, à défendre encore de semblables principes.

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M. Allou analysait ce livre, empreint d'une philosophie triste et desséchante, qui chassait de l'esprit de l'homme le sentiment de l'idéal, et où courait parfois un souffle généreux contre le régicide. Mais y avait-il délit de presse dans la publication de ces doctrines? Il les regardait alors dans leurs grands aspects, en laissant de côté les bouffonneries et les paroles toutes pénétrées du vieux sel gaulois de Mathurin Régnier et de Rabelais. Le ministère public avait relevé avec indignation cette singulière invocation adressée à Satan, au sortir d'une page émue sur la religion et la charité :

« Viens! Satan, viens, le calomnié des prêtres et des rois, que je t'embrasse, que je te serre sur ma poitrine! Il y a longtemps que je te connais, et que tu me connais aussi. Tes œuvres, ô le béni de mon cœur, ne sont pas toujours belles et bonnes; mais elles seules donnent un sens à l'univers, et l'empêchent d'être absurde. Que serait sans toi la justice? un instinct; la raison? une satire; l'homme? une bête. Toi seul animes et fécondes le travail, tu ennoblis la richesse, tu sers d'excuse à l'au

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