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promise par le ciseau de Clesinger : les praticiens qui devaient ébaucher le marbre ne l'avaient pas donné au maître assez vite pour y mettre la dernière main. Les querelles des artistes finissent comme toutes les querelles des hommes, par des procès. M. Allou défendait le praticien contre les réclamations avides du maître. Quelques jours après, il soutenait une importante question industrielle au nom de l'administration des douanes; il traitait, contre M. Duvergier, une difficile thèse de régime dotal; il plaidait dans le procès de la succession de Bonneterre; dans un curieux procès contre Alexandre Dumas, qui cherchait à reprendre par la ruse son mobilier saisi, et plus tard pour une élève de Saint-Denis, dont la fortune avait été compromise par un tuteur infidèle. Il eut à défendre, une autre fois, devant la police correctionnelle, un ancien conseiller de la Martinique, prévenu d'avoir frappé des agents de police qui poussaient le peuple de Paris à acclamer le Président de la République rentrant triomphalement à l'Élysée, au lendemain de ce discours de Bordeaux qui nous avait, hélas! tant promis la paix.

Le bruit de ces procès n'a pas dépassé le seuil du palais de justice; mais il en est un qui se plaida au commencement de l'année 1856, et dont le retentissement fut grand dans le pays. Les hommes demandant aux Dieux de convertir en or tout ce qu'ils touchent n'ont pas vécu seulement dans les siècles passés : le temps présent en a vu qui croyaient pouvoir changer les lois de ce monde, remplacer à leur gré la vertu par l'argent, et vaincre du même coup les choses divines et humaines. La Providence, souvent tardive en ses justices, finit par trouver son heure pour détruire les fortunes élevées sans elle et contre elle. C'est l'histoire de la fortune des Michel, sous les millions

de laquelle se cachait quelque chose de mystérieux et de sinistre. La conscience publique n'avait pas oublié que ce nom des Michel était attaché à d'effroyables souvenirs: elle cherchait sous leurs riches dépouilles des enseignements et des révélations. Cette fortune tenait du rêve: cinq terres seigneuriales en Berry et en Touraine, d'immenses forêts, une île sur le Rhin, à quelques pas de Clèves, avec les fameuses prairies d'Or et vingt-cinq fermes, dix millions de capitaux sur des valeurs privées ou publiques, deux cent mille francs sur la Banque de France, un million d'autres valeurs, et trente-un millions sur le roi d'Espagne. Les frères Michel, par une prodigieuse dépense d'activité, d'ambition et de force, étaient arrivés, sans jamais s'arrêter et sans se laisser jamais abattre, à amasser ces trésors gigantesques, n'ayant foi qu'à la puissance de l'or, dédaigneux de l'opinion et des flétrissures de leur mémoire, et croyant, ainsi que le disait M. Pinard, dans ses magnifiques conclusions, que l'opulence à elle seule dispensait de toutes les grandeurs.

Cette passion de l'or leur fermait l'horizon du côté des nobles choses, de l'âme, de l'honneur, du sacrifice et du dévoûment. En 1832, le plus jeune se faisait faire, à trois fois, l'opération de la cataracte, non pour voir les siens ou pour jouir de l'air et de la liberté, mais pour mieux regarder ses millions. Puis il se fit moribond pour vendre une de ses terres, moyennant une énorme rente viagère, et, quand le contrat fut passé, il se releva dans un éclat de rire, et dans sa fierté d'avoir déloyalement gagné des millions. Afin d'entasser richesses sur richesses, les deux frères s'étaient institués réciproquement héritiers; et, comme si tout devait les aider à élever ce monument à leur orgueil, l'aîné mourait le premier, en laissant au plus

jeune, qui était aussi le plus adroit, le soin de perpétuer son œuvre et d'accomplir sa tâche colossale.

Le drame de Vitry-sur-Seine avait éclaté sur eux vers la fin du siècle dernier. La voix publique accusait les frères Michel d'avoir assassiné un vieillard auquel ils devaient des millions. Un faussaire s'était levé, en cour d'assises, pour leur jeter cette accusation à la face. A chaque étape de leur fortune, des malédictions s'élevaient contre eux, et, à mesure que grandissaient leurs richesses, les représailles de l'opinion devenaient plus menaçantes, et la foule leur infligeait les plus terribles surnoms.

Mais les millions n'avaient pu leur donner une famille. Michel aîné était resté célibataire. Michel jeune s'était marié, et n'avait pas tardé à se séparer de sa femme, et à la remplacer par une concubine. Un enfant était né de ce commerce adultérin avec la fille Lejeune on l'appela Marc-Antoine-Michel Lejeune. Ce nom révélait assez son origine véritable. En mourant, Michel jeune avait transmis sa succession à ce fils de la concubine, qui tenait ainsi dans ses mains la fortune des deux frères. Par un codicille, Michel aîné avait laissé pourtant divers legs à sa sœur, à ses neveux et aux pauvres de Vitry. On dénia l'écriture et la signature du codicille. Déjà, au mois de juillet 1855, le tribunal de la Seine avait eu à se prononcer sur une demande en nullité du testament fait au profit de Lejeune; mais, la loi défendant la preuve de la filiation adultérine, la demande avait été rejetée. Cette fois, les héritiers légitimes, qui vivaient de leur travail au pied des Pyrénées, demandaient à la justice leur part de l'héritage des Michel.

Voilà, selon ce qui fut dit alors, la cause qui était confiée aux rois du barreau. M. Crémieux et Berryer soute

naient les droits des héritiers légitimes; M. Dufaure était l'avocat de Lejeune; M. Allou plaida pour Charles Casse, un des héritiers qui avaient transigé avec l'enfant adultérin. Son rôle était un peu effacé; mais il faut détacher de sa plaidoirie un portrait, peint sur le vif, d'un homme qui avait longtemps vécu dans la maison des Michel, et qui avait été mêlé d'une manière étrange à la découverte du codicille c'était Lafont d'Aussonne. « Ce n'était pas un prêtre, disait M. Allou depuis longtemps il avait quitté la vie ecclésiastique régulière. Cynique, sceptique, comme ses lettres le montrent, il tenait plus du neveu de Rameau que de l'homme de Dieu chargé de conduire vers le Créateur l'âme repentante. Placé quelque temps chez Michel jeune dans une position voisine de la domesticité, jamais il n'avait été dans l'intimité de Michel aîné, et ce n'était qu'en écoutant aux portes qu'il avait pu savoir ce qui se passait dans la maison. Réduit à une extrême misère, il empruntait à tous. »>

On sait comment se termina le procès de cette succession, sur laquelle s'étaient abattues des bandes d'hommes d'affaires qui soufflaient la discorde et envenimaient les passions des héritiers; «ces êtres malfaisants » que M. Allou appelait « des intermédiaires pareils à des oiseaux de proie, avoués sans robe, et notaires sans panonceaux ». Son client était entré malgré lui dans la cause M. Allou y entra à son tour, les mains pleines de vérités, et laissa ensuite aux prises le bâtard et les héritiers.

Les procès de succession se renouvellent sans cesse au palais dès qu'une tombe est fermée, les vivants se disputent les dépouilles de celui qui a disparu dans la mort, en dévoilant les secrets de son existence, sans pitié pour ses faiblesses. Si les rumeurs humaines peuvent arriver

jusqu'aux âmes de ceux qui ont quitté la terre, leur tristesse doit être profonde. Les plus étranges révélations sortirent d'un procès plaidé par M. Allou devant le tribunal de Tours. Un homme ardent, plein d'imagination et d'ambition, avait terminé par le suicide une vieillesse maladive et tourmentée. Il servait, presque enfant, dans les armées du premier Empire; couvert de blessures, il avait, de bonne heure, renoncé aux rêves de gloire, pour se contenter du commandement d'un corps de réserve. Il se maria; mais de cruelles douleurs morales étaient venues assombrir sa vie. Il s'éloigna de sa femme pour vivre et s'exalter dans la solitude. Dans cette tête où tourbillonnaient des projets de vengeance, un dernier plan fut arrêté il n'en dévia pas un seul jour. Son but, qu'il poursuivit de toute l'énergie de sa volonté, fut de s'enrichir, et de pouvoir anéantir son opulence d'un seul coup et avec lui. Il voulait ainsi châtier celle qui portait son nom, et empêcher sa fortune de passer aux mains d'un enfant adultérin. On le vit alors aborder les placements en viager, ne reculant devant aucune privation pour augmenter le chiffre de ses rentes. Il s'était promis que, lorsqu'il sentirait les approches de la mort, il irait au-devant d'elle, afin de trouver dans le suicide le couronnement de sa vengeance.

De bonnes pensées avaient traversé parfois ces résolutions terribles: l'irritation et l'amertume reprenaient bientôt le dessus, avec un cynisme qui faisait songer, ainsi que le disait M. Allou, à l'esprit de Scarron et de Vadé. Il appelait sa femme « la comtesse de Fourbini, Bambochini et Libertini, marquise de Villaviciosa ». A ses moments de colère, il faisait des vers parfois comparables aux Iambes de Barbier. Ses héritiers demandèrent à la compagnie d'as

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