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qualités du dernier roi se retrouvaient dans son fils naturel, et il avait hérité de son goût pour la littérature et les beaux-arts. Ce fut par son ordre que Bartholomeo, de Messine, traduisit l'Ethique d'Aristote, et un ouvrage d'Héraclée sur le traitement des chevaux (1). Manfred était le type du troubadour méridional: la nuit il parcourait souvent les rues de sa capitale suivi de deux ménestrels siciliens, et chantait des romances (2). Sa cour était joyeuse et brillante ; et ses grandes et belles parties de chasse dans les forêts d'Apulie, vécurent long-temps dans le souvenir des habitants de cette contrée (3). En 1259, pendant qu'il surveillait de Barletta la construction de Manfredonia, sa nouvelle ville, Beaudouin II, le dernier empereur latin de Constantinople, vint l'y voir, et c'est à l'occasion de cette visite qu'il donna le premier tournoi qu'on ait vu dans cette partie de l'Europe (4). Ces exercices chevalaresques firent une telle sensation, qu'ils donnèrent lieu à l'institution des tournois annuels de Palerine.

On le sait, le moyen âge fut le règne des astrologues. Manfred partagea les idées superstitieuses de son siècle : il eut foi à l'astrologie ; et quand il fonda la ville à laquelle il donna son nom, il fit venir de la Lombardie et de la Sicile un grand nombre de ces trafiquants d'horoscopes, pour fixer l'heure où il devait poser la première pierre (5).

(1) Discorsi di Gregorio, vol. 1, pag. 318. (2) Ibid., vol. I, pag. 319.

(3) 1256. Nel Gennaio passò Manfredi in Puglia ove, con più di 1400 persone fece la Caccia dell' Incoronata - il luogo della quale era alle radici del monte S. Angelo, ove l'imperatore suo padre haveva fabbricato un bel castello e dettolo Apricena. Inveges, vol. 1, p. 665. La Caccia dell' Incoronata, tirait son nom de l'église de la Madonna Incoronata, située dans les environs.

(4) Gregorio, Discorsi, vol. I, pag. 318.

(5) Fece venire da Sicilia e Lombardia astrologi, per poner, sollo felici auspicii, la prima pietra. Inveges, vol. 1, pag. 665.

Manfred tint les rênes du gouvernement d'une main ferme, et l'Apulie, la Calabre et la Sicile ne firent pas sous son règne la moindre tentative rebelle. Mais il suivit l'exemple de son père, sans songer qu'il n'avait pas sa puissance; et oubliant les sages principes qui avaient guidé les Normands au premier temps de leurs conquêtes, il excita la défiance du pape, et fut victime de sa conduite imprudente.

L'établissement de la colonie musulmane de Nocera, et l'opposition de Frédéric II, avaient valu à la royauté normande de Sicile la haine des successeurs de St.-Pierre ; et quand elle vit Manfred hériter des sentiments de son père, et entrer dans les mêmes voies, la cour de Rome jura sa ruine. Le pape, qui s'arrogeait le droit de disposer de tous les trònes du monde, offrit l'investiture du royaume de Sicile au roi d'Angleterre (1); mais comme ses offres ne produisirent pas l'effet qu'il en attendait, il se tourna du côté de Charles d'Anjou, frère de St.-Louis (1264) (2); rejetée d'abord, sa proposition fut enfin acceptée. Pour hâter l'exécution de ses desseins, Urbain IV engagea les Croisés qui venaient d'accomplir contre les Albigeois leur sanguinaire mission, à servir la cause du ciel contre Manfred. Son appel fut entendu. Sans autre explication, les bourreaux de la Provence, une croix rouge sur la poitrine, passèrent les Alpes, et les Guelfes vinrent offrir le secours de leurs armes au champion de l'Eglise (3).

On allait avoir sous les yeux un des plus étranges spectacles

(1) Matthæi Paris Historia. (2) Ibid.

(3) Multitudo Gallicorum cruce signata contra Manfredum, habens capitaneos Guidonem Altisiodorensem episcopum, Robertum filium comitis Flandriæ, etc., in subsidium Caroli Romam venit. Matthæus Paris.

que pût offrir cette barbare époque un prêtre disposait de la couronne d'un monarque indépendant; un souverain qui, à la tête d'un royaume qu'il avait fait riche et prospère, s'était montré digne du trône, où il était assis, allait se voir proscrit, exilé, accablé de la haine publique ; un peuple allait passer, comme un vil troupeau, entre les mains d'un étranger; et le chef de l'Europe chrétienne, sans paraître songer aux malheurs dont il ouvrait la source, au sang qu'il allait faire répandre, aux agonies qu'il préparait, travaillait sans scrupule à la réussite de ses fatales résolutions.

On ne pouvait encore savoir quel en serait le résultat. Manfred avait une puissante armée, et sa haute réputation militaire donnait à croire au plus grand nombre que sa résistance serait couronnée de succès. Mais la fortune gardait pour ses adversaires toutes ses faveurs. La flotte de Manfred croisait dans la Méditerranée ; et cependant Charles d'Anjou put, sans être inquiété, passer de Marseille à Ostie [1265]; son armée de terre qui s'avançait par le Piémont, trompa la vigilance des Gibelins, et rejoignit son général à Rome sans avoir perdu un seul homme. Une fois cette jonction opérée, il fut question de consacrer au nom du ciel l'aggression qui se préparait, et Charles, sans l'ombre d'un droit, reçut, des mains du SaintPère, la couronne de Calabre et de Sicile (r).

1266. A la nouvelle de l'approche de l'ennemi, Manfred détacha un corps. d'armée pour défendre le passage du Garigliano. Il envoya en même temps des ambassadeurs au camp de Charles pour lui faire des propositions de paix. Mais la seule réponse que leur fit le duc fut celle-ci : « Dites au sultan

(1) Baronius, vol. XII, anno 1195.

de Nocera (1), qu'il m'enverra en Paradis ou que je l'enverrai en Enfer (2). »

Le passage du Garigliano, défendu comme il l'était, n'aurait

pu être franchi, si la trahison du comte de Caserta n'eût rendu toutes les précautions de Manfred illusoires. L'armée ennemie traversa paisiblement le défilé, et avant qu'on pût s'y attendre, elle se présenta aux portes de San Germano et s'empara de cette importante forteresse (3).

Quand Manfred fut instruit de ces événements, il se replia avec le reste de ses troupes sur Bénévent. A peine y était-il arrivé que Charles parut sous ses murailles.

Retranché dans les remparts de Bénévent, Manfred, s'il avait attendu les Gibelins, ses alliés, qui accouraient par les Abruzzes, et tiré des renforts de Calabre et de Sicile, aurait peut-être échappé à sa ruine; mais croyant ses ennemis épuisés par une marche longue et rapide, il eut le malheur de se décider à ne pas différer le combat, trompé par les mensonges de ses astrologues qui lui assuraient que l'heure était propice. Il traversa donc la rivière de Calore, sur le bord opposé de laquelle Charles avait établi son camp (4).

Les armées s'ébranlèrent. Les Allemands au service de Manfred soutinrent avec succès l'attaque impétueuse de la première division française, et la chargèrent à leur tour avec vigueur (5). Charles accourut avec sa seconde division au secours de l'autre Manfred s'empressa d'appuyer ses Allemands. La bataille devint générale. Les Sarrazins de Nocera

:

(1) Il faisait allusion à la faveur que Manfred accordait aux Sarrazins de Nocera.

(2) Collenuccio. - Giov. Villani.

(3) Inveges, lib. III, pag. 700. (4) Ibid., vol. III, pag. 600.

(5) Fazellus. - Giannone.

qui formaient le corps de réserve de l'armée sicilienne se comportèrent si courageusement que l'issue de la lutte resta long-temps douteuse (1). Mais dans ce moment critique, les comtes de Cerra et de Rovetta quittèrent le champ de bataille avec les troupes qu'ils commandaient (2).

Manfred comprit que tout était perdu. Cette défection inattendue lui coleva une grande partie de ses forces, et glaça le courage de ce qui lui restait d'amis. Comme il accompagnait de ses tristes regards les traitres qui fuyaient, l'aigle d'argent qui surmontait son casque s'en détacha soudainement et tomba à terie (3). « Ce n'est pas là un accident, s'écria-t-il, car je l'avais attaché moi-même ce matin de mes propres mains. » L'espérance l'avait abandonné: il enfonça ses éperons dans les flancs de son cheval, et s'élança au plus fort de la suêlée : son bras terrible, comme dans les jours de victoire, fit mordre la poussière à de nombreux combattants, et il tomba de lassitude sur un monceau de cadavres.

Ici finit la dynastie normande de Sicile. La domination de Charles d'Anjou fut de courte durée; en r282, le sang des Français coula dans les fameuses Vêpres Siciliennes, et le peuple, après son sanglant triomphe, appela au trône Pierre d'Arragon, l'époux de Constantia, fille de Manfred. Alors commença la dynastie des princes Arragonais, et la Sicile n'eut jamais depuis que des rois ou des vice-rois d'origine espagnole.

(1) Collenuccio.

(2) Collenuccio. -Villani. - Fazellus.

(3) Ibid. Giov. Villani.

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