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placer des sentinelles, et chaque nuit elle ne manquait pas de faire sa ronde pour s'assurer de ses propres yeux si ses ordres avaient été exécutés.

CHAPITRE III.

Pendant quelque temps le duc fut si occupé à établir et consolider sa puissance dans les provinces de Calabre nouvellement conquises qu'il ne put détacher aucune partie de ses forces en Sicile; et le comte, qui était retourné à son poste, resta scul pour défendre ses nouvelles possessions.

Les Sarrazins, instruits de son embarras, et encouragés par l'arrivée d'une troupe d'auxiliaires venus d'Afrique, s'avancèrent pour l'attaquer, et prirent position sur les éminences qui bordent la rivière de Cerami (1). Ils avaient tellement l'avantage du nombre que le comte douta un instant s'il ne ferait pas sonner la retraite ; cependant il se décida enfin à donner le signal pour gravir les hauteurs.

Pendant que l'armée normande marchait à l'ennemi, un chevalier mystérieux, couvert d'une brillante armure, monté sur un coursier d'une blancheur éclatante, et brandissant une lance surmontée d'une croix d'or, parcourut ses rangs. On entendit retentir ce cri: saint Georges ! saint Georges ! Les soldats crurent que le saint était venu en personne pour leur prêter l'appui de son bras, et à cette idée leur enthousiasme fut si grand qu'ils devinrent invincibles (2). Le comte sentit

(1) Malaterra, lib. II, c. 33.

(2) Apparuit quidem Eques splendidus in armis, equo albo insidens, album vexillum in summitate hastilis alligatum ferens, et, desuper, splendidam crucem et quasi à nostra acie progrediens. Quo viso nostri

lui-même redoubler son ardeur : il se précipite sur l'Emir de Palerme, le désarçonne, et le guerrier musulman sent l'épée du prince chrétien traverser cette armure sous laquelle il se croyait invulnérable (1). Les Sarrazins fuient en désordre, et les Normands restent maîtres du champ de bataille.

L'année suivante, le comte s'avança jusque dans les environs de Palerme. Les Sarrazins vinrent à sa rencontre à Miselmiri, mais il furent encore contraints de se retirer avec perte. Dans le butin qui vint enrichir les vainqueurs on trouva des paniers renfermant des pigeons voyageurs que les Arabes emmenaient ordinairement, avec eux, et qui étaient, dans cette circonstance, destinés à porter la nouvelle de leur victoire à Palerme. Le comte leur donna la liberté, après les avoir revêtus des symboles de la défaite (2).

Une fois que l'importante ville de Bari eut reconnu ses lois, le duc se trouva libre lui-même de quitter la Calabre (3); et dans le printemps de l'année 1072, les deux frères, après avoir réuni leurs forces, marchèrent contre la capitale des États Musulmans de Sicile (4). Robert se chargea d'attaquer la ville à l'ouest. Le comte établit son camp du côté de l'est, et une flotte normande bloqua le port. Le siège dura cinq mois, pendant lesquels les deux partis se signalèrent par d'illustres faits d'armes sur mer et sur terre. Enfin quelques Chrétiens de Sicile qui étaient au service des Sarrazins firent savoir secrètement au duc qu'ils pouvaient lui faciliter l'entrée

hilariores affecti Deum Sanctumque Georgium ingeminando ipsum præcedentem promptissimè sunt secuti. - Malat. 1. II. c. 33. (1) Splendenti clamucio pro quo lorica utimur. Ibid.

(2) Malat. I. II, c. 42.

(3) Malat. 1. II. c. 43. (4) Ibid. 1. II. c. 45.

de la citadelle (1). On se prépara à un assaut général. Le comte attaqua la ville à l'orient; la flotte menaça le port; et pendant ce temps-là le duc appliqua ses échelles contre les murailles occidentales. Après une lutte sanglante, les Normands se trouvèrent les maîtres de la haute ville et de la citadelle. Les Sarrazins se retranchèrent dans l'un des faubourgs; mais comprenant bientôt qu'ils ne pouvaient espérer de s'y défendre long temps, ils offrirent le lendemain matin de mettre bas les armes, si on voulait leur garantir la possession de leurs biens et le libre exercice de leur religion et leur permettre de se gouverner par leurs propres lois (2). Le duc consentit à tout sans difficulté, et cet exemple qui fut toujours suivi dans la suite facilita beaucoup la conquête du reste de l'île. Quand ce point important fut réglé, les deux frèies entrèrent en triomphe à Palerme à la tête de leurs troupes ; puis faisant venir devant eux l'archevêque grec Nicodème (3) qui, sous le gouvernement des Sarrazins, s'était vu relégué dans une misérable chapelle, ils le réinstallèrent dans sa cathédrale qui était devenue une mosquée mahométane.

Le duc séjourna un an à Palerme; il retourna ensuite en Calabre, laissant à la discrétion de son frère toute la Sicile, à l'exception de la capitale dont la beauté et la splendeur l'avaient tellement séduit qu'il ne put jamais se résoudre à en abandonner la possession (4). A compter de cette époque, Roger prit le titre de comte de Sicile.

Il s'écoula quatre années, avant que les vainqueurs entre

(1) Fazellus, l. VII. c. 1.

(2) Malaterra.

(3) Malat.

(4) Urbem-Dux eam in suam proprietatem retinens-cœteramque omnem Siciliam adquisitam, fratri de se habendam concessit. Malat., lib. II, c. 45.

prissent d'étendre plus loin leurs conquêtes. En 1077, Roger attaqua et prit Trapani. En 1078, à la suite d'un blocus, Taormina tomba en son pouvoir (1). Dans la même année, Roger fonda à Traina, où il avait bâti une église, le premier siège épiscopal, et y fit asseoir son beau frère, Robert d'Evroult qui, depuis son arrivée en Calabre, était devenu abbé de Ste.Euphémie.

Pendant que ces événements se passaient en Sicile, le duc Robert, donnant une libre carrière à sa passion des conquêtes, avait saisi toutes les occasions de reculer les bornes de sa do-` mination. En 1076, les citoyens d'Amalfi, opprimés par Gisulf, prince de Salerne, appelèrent Guiscard à leur secours. Celui-ci leur représenta d'abord qu'il lui était impossible d'intervenir dans une affaire où il se trouverait en collision avec son nevcu; cependant il finit, non seulement par prendre les Amalfitains sous sa protection, mais encore par faire tous ses efforts pour chasser son neveu de sa principauté de Salerne (2). Quand il se fut emparé de cette ville, il tenta un assaut contre Naples (3) ; et son ardeur l'emporta si loin qu'il attaqua Bénévent (4) et encourut l'excommunication du Pape ; mais il fonda tant d'églises, il fit tant et de si riches offrandes à la châsse de St.-Bénoit que, par l'interces

(1) Malat., lib. III, c. 18.

(2) Malat., lib. 1, c. 2, 3 et 4.

(3) Leo Ostiensis, lib. 1, c. 45.

(4) Robertus dux obsedit Beneventum, et princeps Richardus Nea polim. Lupus Protospata.

Ce prince Richard était le comte normand d'Aversa, qui avait chassé le prince de Capoue son voisin, et usurpé son titre et ses états. Ce n'était pas pour son propre compte qu'il était allé assiéger Naples, mais par l'ordre de Guiscard [rogatu ducis], dont cependant il n'avait jamais voulu se reconnaître le vassal, parce que le comté d'Aversa datait d'une époque antérieure à la conquête de l'Apulie et de la Calabre.

sion de l'abbé du mont Cassin, il vint facilement à bout de fléchir le ressentiment du souverain pontife (1).

Une nouvelle carrière, plus brillante que toutes celles qu'il avait parcourues jusqu'alors, venait de s'ouvrir pour Guiscard (2). En 1074, il avait marié sa fille aînée à Constantin, fils de l'empereur Michel. Six ans après cette union, Nicéphore Botoniates avait chassé Michel de Bysance et usurpé le trône. L'empereur déchu invoqua le secours de Guiscard. Dans l'intervalle, Nicéphore avait été lui-même détrôné par Alexis qui mit tout en œuvre pour se concilier l'alliance du duc de Calabre. Mais celui-ci ne voulut pas perdre l'occasion d'une guerre à laquelle l'outrage fait à sa fille donnait une couleur légitime, et qui faisait entrevoir à son ambition sans bornes la chance d'un diadême impérial. Il rassembla done ses forces, passa en Epire, et au mois d'octobre 1081, il frappa d'un si rude coup l'armée Bysantine, près de Durazzo (3), que l'empereur Alexis qui la commandait en personne eut beaucoup de peine à trouver son salut dans la fuite. Dans ce moment critique, des ambassadeurs romains arrivèrent au camp de Robert pour lui apprendre que le Pape qu'il avait fait serment de défendre était assiégé dans la tour de Crescentius par l'empereur Henri IV et qu'il attendait de lui sa délivrance (4). Guiscard hésita quelque temps; mais considérant que la prudence lui conseillait de ne pas abandonner la cause du chef de l'église, il laissa le commandement de ses troupes à son fils Boemond, avertir le comte son frère de venir. veiller à ses

(1) Guiscard fonda l'église de St.-Mathieu, à Salerne; l'abbaye de Ste.-Trinité, à Venosa; les abbayes de Ste.-Euphémie et de St.-Mi'chel, à Melito.

(2) Gul. Ap. - Anna Comnena. — Malaterra.

(3) Lupus Protospata.Anna Comnena. Malaterra.

(4) Malat., lib. II, c. 33. - Ordericus Vitalis.

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