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ANNALES

ARCHÉOLOGIQUES

L'ARBRE DE LA VIERGE

Avant la venue de Jésus-Christ, comme l'a dit Bossuet, tout était dieu excepté Dieu lui-même. L'air, c'était Jupiter; l'eau, Neptune; le feu, Pluton. Pendant le jour, Apollon illuminait le monde que Diane éclairait pendant la nuit. La terre était empoisonnée de dieux entiers et de déesses, de demi-dieux et de divinités de tout calibre. A la source d'un fleuve, on trouvait un bonhomme tout nu, coiffé de roseaux, les reins appuyés sur une grosse urne fêlée; ce vieillard stupide, c'était le dieu du fleuve. Les Faunes et les Naïades, les Satyres et les Dryades fourmillaient dans les campagnes, dans les vallées ou sur les collines, comme les moucherons en plein été. Le christianisme parut, et toute cette poussière de dieux, grands, moyens et petits, rentra dans le néant. A la fantasmagorie, dont l'humanité avait été le jouet jusqu'alors, succéda la vérité sévère. Les éléments furent délivrés de ces tyrans divinisés qui les avaient asservis et qui les prostituaient aux plus viles passions humaines. Dieu reprit enfin possession du monde qu'il avait créé.

Débarrassés de la fausse divinité qui les déguisait comme sous un vêtement d'emprunt, la terre et le feu, l'air et l'eau, reprirent les attributions plus modestes, mais plus fécondes, moins orgueilleuses, mais plus morales, que le paganisme leur avait enlevées. Dieu les rappela aux fonctions pour lesquelles il les avait tirés du néant; il les fit servir à l'utilité, au bonheur et au salut de l'homme. De maîtres, devenus serviteurs, ils descendirent du piédestal divin

où le paganisme les avait hissés ridiculement; mais, quoique revenus à une condition plus humble, ils ne furent pas néanmoins avilis. Le christianisme, au contraire, témoigne constamment de la haute estime qu'il professe pour le monde matériel et pour les éléments qui le constituent.

En formant l'homme avec du limon, Dieu montra combien la terre est précieuse, car de ce limon fut fait le corps que Jésus-Christ a pris dans le sein de la Vierge Marie. Le pain et le vin, ces deux productions principales de la terre, se changent tous les jours au corps et au sang du Fils de Dieu, et prennent place, dans le ciel, à la droite du Père Éternel.

Par le baptême, l'eau rend à l'homme l'innocence et la pureté de l'ange, et le Sauveur est descendu du ciel en terre, comme y descend la pluie, comme tombe la rosée 1.

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La troisième personne divine, le Saint-Esprit, ne dédaigne pas de s'appeler l'air divin. C'est comme le souffle de la Divinité qui remplit l'immensité de l'espace 2.

Souffle de Dieu, le Saint-Esprit en est encore la lumière et le feu tout à la fois 3. C'est sous la forme de flammes, de langues ignées, qu'il descendit, le jour de la Pentecôte, sur les apôtres rassemblés dans le Cénacle. A la Transfiguration, Jésus-Christ se changea en une lumière qui éblouit ceux qui l'avaient accompagné sur le mont Thabor.

Les quatre éléments principaux dont ce monde est composé sont donc sous la protection immédiate de Dieu, et les personnes divines, pour se manifester aux hommes, s'en sont revêtues, en quelque sorte, comme pour en montrer toute l'excellence et la sainteté.

Instruit par ces divins exemples, le christianisme sanctifie tous les jours ces éléments terrestres, et il en donne le patronage ou le nom à des saints qu'il fait honorer d'un culte spécial. Sainte Marine ou sainte Pélagie, sainte Flavie et sainte Lucie rappellent l'eau, l'air et le feu, comme le nom de Georges, un des plus illustres saints de l'Orient, signifie agriculteur, ouvrier de la terre. Puis ces quatre éléments, parties du tout immense qu'on appelle le monde, se concentrent sur la tête d'un autre grand saint de l'Orient et de l'Occident, qu'on nomme saint Côme.

En recherchant dans l'ancien Testament les faits qui pouvaient avoir figuré ou prophétisé les sujets historiques de l'Évangile, les commentateurs ont surtout fait valoir ceux où les éléments jouent un grand rôle. Le buisson ardent, la

1. « Rorate, cœli, desuper et nubes pluant Justum »>. Voir l'office de l'Avent.

2. Aytov Пneŭμa. « Divinum Flamen ». « Divino afflante Spiritu ». - Voir l'office de la Pentecôte. 3. a Fons vivus, ignis, caritas ». - Hymne VENI CREATOR.

'toison de Gédéon, l'eau qui sort du rocher, la colonne lumineuse qui guide les Hébreux, sont, entre mille autres, l'image de la virginité de Marie et de la rédemption de l'humanité.

Mais c'est le feu surtout, le plus vif et le plus pénétrant des éléments, que la religion chrétienne a pris en faveur spéciale. « Jésus-Christ, comme a dit saint Jean, était la vraie lumière éclairant tout homme venant en ce monde 1. » La troisième personne divine, ainsi qu'on vient de le rappeler, s'est manifestée dans l'histoire sous cette forme matérielle, et tous les jours, quand le SaintEsprit descend dans les âmes, on dit, avec le « Veni creator », qu'il les allume et les embrase: « Afflante quo (Sancto-Spiritu), mentes sacris lucent et ardent ignibus. Après les personnes divines, les Séraphins, cette première classe du premier ordre des anges, sont appelés « Ardeurs », et figurés par des êtres à forme humaine, rouges comme des charbons allumés. Les Trônes, troisième classe de ce premier ordre des anges, sont eux-mêmes figurés par des roues enflammées.

L'Église, dans ses offices, suit pas à pas le cours de la lumière versée par le soleil; avant le jour, elle chante les matines, et elle va jusqu'au soir où elle dit les vêpres et les complies, après avoir parcouru les « Heures» de prime, tierce, sexte et none. Lisez les hymnes qui ouvrent ces divers offices, et vous verrez que la poésie, comme celle de la « Divine Comédie», en est faite avec de la lumière prise à tous ses degrés d'éclat. Dante, dans son poëme immortel, a pétri l'enfer dans les ténèbres, le purgatoire dans les ombres, le paradis dans les flammes; il a trempé son vers resplendissant dans la lumière, comme le teinturier plonge une étoffe dans une cuve de couleurs. A matines, l'Église chante : . Levons-nous tous promptement et cherchons Dieu pendant la nuit 2 A laudes, avec les trois Hébreux, elle ordonne au soleil, à la lune, aux étoiles de louer Dieu 3. A prime, elle dit : « L'astre de la lumière s'est levé, supplions Dieu 4». A tierce, à sexte, à none, semblables invocations à la lumière matérielle ou sacrée, et ces invocations s'allument d'une vivacité qui correspond aux divers degrés de la course du soleil. A vêpres, elle chante: « Déjà le soleil a retiré ses feux. Toi, Unité, lumière sans fin; toi, Trinité bienheureuse, verse la lumière dans nos cœurs. Le matin et le soir, nous te prions dans nos vers 5. » 1. « Lux vera, quæ illuminat omnem hominem venientem in hunc mundum ».-S. JOHAN, 1, 9. 2. Hymne du dimanche à Matines : «Surgamus omnes ocyus et nocte quæremus Deum ». 3. Cantique des trois Enfants : « Benedicite, sol et luna, Domino; benedicite, stellæ cœli, Domino ».

4. Hymne du dimanche à Prime : « Jam lucis orto sidere, Deum precemur supplices ». 5. Hymne du samedi à Vêpres : « Jam sol recedit igneus; tu, lux perennis Unitas, nostris, beata Trinitas, infunde lumen cordibus. Te mane laudum carmine, te deprecamur vespere ».

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Elle dit, à complies: « Créateur du monde, nous vous adressons une prière avant la fin du jour ». Et avec saint Siméon, au « Nunc dimittis elle déclare que « l'homme doit mourir en paix, puisqu'il a vu la lumière qui éclaire les nations »>; elle se tait et s'endort, si l'on peut dire ainsi, sur ces paroles qui accompagnent le coucher du soleil.-Pas une seule des cérémonies religieuses ne s'accomplit sans lumière, sans cierge allumé, tandis qu'une lampe brûle perpétuellement devant le saint Sacrement qui se conserve dans le tabernacle. L'Église fait un usage, inconnu avant elle, de feu liturgique; périodiquement et lorsque ce feu est épuisé, en quelque sorte, elle le renouvelle et elle le fait à neuf, pour la consommation d'une année entière. Le samedi Saint, à l'office du matin, elle créé le feu nouveau; elle le tire d'un caillou, et, de cette flaınıne vive, elle allume le cierge pascal. Ce cierge, c'est l'image de la colonne lumineuse qui éclaira les Hébreux dans les déserts de la mer Rouge, et qui doit nous éclairer nous-mêmes dans les solitudes de ce monde où nous sommes en voyage 3.

On disait, plus haut, que la lumière avait été mise, en quelque sorte, sous la protection des saints et saintes qui en portent le nom, comme sainte Lucie et saint Lucius chez les Latins, sainte Photine et saint Pyrrhus chez les Grecs. Mais de la plus grande sainte du christianisme, de la mère de Jésus-Christ, l'Église a fait, on peut le dire, un météore vivant. Lumineuse à sa mort, au point que les vierges qui l'ensevelirent pouvaient bien la toucher, mais non la voir, tant elle était éblouissante, Marie est parée d'un éclat incomparable dans le culte qui lui est rendu. Toutes les sources naturelles de la lumière, les trois principales du moins, s'ouvrent pour elle. On lui met, comme à la femme inystérieuse de l'Apocalypse, la lune sous les pieds, douze étoiles sur la tête, et on l'enveloppe du soleil comme d'un manteau 4. Par les légendes et par l'art, elle brille autant qu'un diamant enchâssé dans l'or le plus pur 5.

psaume « Laudate pueri Dominum » avait déjà dit : « A solis ortu usque ad occasum laudabile

nomen Domini »>.

1. Hymne des Complies: «Te lucis antè terminum, rerum Creator, poscimus ».

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« Viderunt oculi mei salutare tuum... Lumen ad revelationem gentium ».

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3. Guillaume DURAND, « Rationale divinorum officiorum », lib. vi, cap. 80, office du samedisaint.

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G. Durand dit positivement : « Porrò cereus, super columnam illuminatus, significat primò columnam ignis, quæ precedebat in nocte populum Israël ... Rectè autem cereus columnam significat. Nam illa præcessit populum ad mare Rubrum, in quo baptizati sunt : iste vero præcedit neophytos ad baptismum. »

4. «< Mulier amicta sole, et luna sub pedibus ejus, et in capite ejus corona stellarum duodecim ». JOHAN, « Apocalypsis », XII, 4.

5. Lire dans le premier volume des « Annales Archéologiques », page 120, la belle légende du moine Hugo, peintre de l'abbaye d'Hautvillers, auquel la Vierge apparut environné de lumière. Voir

Le christianisme, c'est constaté pour tous les lieux et tous les temps, a fait à la lumière un accueil incomparable. Autant que la mobilité de cet élément rapide, de cette substance fugitive le permettait, il l'a élevée à la hauteur d'un art spécial. Avec des proportions on a fait l'architecture, avec des formes la sculpture, avec des couleurs la peinture, avec des voix la poésie et la musique; le christianisme a pris des lumières et réalisé une espèce d'art, qui n'a pas reçu de nom, pas plus que celui qui résulte des parfums, mais qui n'en est pas moins une des branches mères de cet arbre qu'on appelle la beauté.

L'étincelle du feu chrétien naît au contact de la pierre et du fer, ou bien de la lentille de cristal présentée au soleil. Sortie de cette source, on l'entretient avec du sarment, pour la porter, devenue petite flamme, sur une mèche de laine ou de lin que l'olive ou la cire nourrissent dans une lampe ou sur un cierge '. Rien n'est plus simple dans son origine, mais rien n'est plus complexe dans ses développements. En effet, cette lampe et ce cierge dont le nombre se portait à des centaines, et même à des milliers dans les basiliques et les églises chrétiennes, se combinent de cent façons diverses pour produire des effets inattendus. La lumière est une; mais elle est reçue ou abritée par des supports si nombreux et si variés, qu'elle apparaît extrêmement diverse et comme multipliée à l'infini. Le R. P. Cahier, dans les « Mélanges d'Archéologie 2 », M. Alfred Darcel, dans les « Annales Archéologiques3», décrivent la plupart de ces supports, et nous dispensent ainsi de nous étendre sur ce sujet. Il suffira donc de les nommer.

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Avec la cire on fait le cierge, avec l'huile la lampe. C'est du cierge et de la lampe, chacun à part ou réunis par combinaison, qu'on a formé les luminaires les plus variés. Le cierge seul, mais grossi dans une forte dimension, donne le cierge pascal proprement dit, ou la colonne de lumière. Renfermé dans un appareil clos, mais transparent, il fait la « lanterne ». Mobile, et porté à la main nue, c'est une « torche». Mobile ou fixe, mais établi sur une tige quelconque, il prend le nom de cette tige et, confondu avec elle, s'appelle «< chandelier >>> Multiple et aligné sur une poutre, c'est le « tref »; multiple et échelonné sur un triangle à dents saillantes, c'est la «herse ». Multiple encore, mais limité au nombre de sept et porté sur des tiges, il s'appelle le « chandelier

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l'innombrable quantité d' « Assomptions » où la Vierge, peinte et sculptée, est entourée d'une auréole resplendissante.

4. Guillaume DURAND, « Rationale div. offi. », lib. vi, cap. 80: « (Ignis) novus de lapide percusso cum calybe, vel ex crystallo soli objectâ debet elici, et de sarmento foveri ».

2. Volume III, pages 4-62.

3. Volumes XII et XIII, passim.

XIII.

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