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notre cathédrale de Cologne a déjà ses colonies : d'abord dans la ville même où M. Statz, dont j'ai parlé plus haut, et son collègue M. Schmidt, occupent à leurs entreprises privées une douzaine de tailleurs de pierre, élevés dans l'école de la cathédrale '; puis à Hambourg, à Soest et ailleurs, où il y a des restaurations importantes à faire en style gothique. Encore trois ou quatre de ces ateliers centraux, travaillant au pied d'autant de cathédrales, et nous verrons!

Je ne peux qu'effleurer mon sujet; mais ce que je viens de dire suffira, au moins je l'espère, pour prouver que l'Allemagne ne reste pas tellement en arrière, comme on pourrait peut-être le croire, en jugeant la question d'après la presse. En littérature, il est vrai, nous ne suivons que de loin l'archéologie militante de la France. M. Baudri, à Cologne, continue avec énergie et habileté à publier son« Organ für christliche Kunst» (Organe pour l'art chrétien), qui compte la plupart de ses abonnés parmi le clergé, dans les rangs duquel l'intérêt pour l'art croit visiblement. Cette année-ci j'ai eu, pour la seconde fois, l'honneur de faire un cours succinct sur l'art chrétien aux élèves du grand séminaire de Cologne, et j'ai pu me convaincre combien il est facile d'éveiller cet intérêt. Il ne faut presque qu'indiquer la direction, pour faire marcher de suite cette jeune milice de l'église dans la voie du vrai et du naturel; l'intime relation qui existe entre l'art en question et la théologie se fait aussitôt valoir.

Pour ne pas vous fatiguer par trop de détails, je me borne à noter seulement en passant, qu'ici, à Cologne, quatre maisons en style gothique viennent d'être bâties et que, à peu de lieues d'ici, à Hersel, un couvent de femmes est en voie de construction dans le même style, d'après les plans de M. Statz. Vous voyez comme le cercle s'élargit de plus en plus ; il embrasse même déjà l'ameublement. L'architecte, M. Ungewitter, de Kassel, auteur d'un excellent travail sur l'architecture du moyen âge, a publié l'année passée un cahier de trentedeux dessins, contenant quelques centaines de projets pour un ameublement gothique avec des plans, coupes et détails. Un ouvrage d'un autre genre, qui vous intéressera peut-être davantage, va être publié par M. le D' J.-M. Kratz, de Hildesheim; il contiendra le plafond, peint au XII° sièle, de la nef principale de l'église Saint-Michel. Comme M. le comte de Vogüé a déjà explicitement

1. A Trèves, l'architecte W. Schmidt, dont les « Annales » ont déjà plusieurs fois fait mention honorable, n'a plus le temps d'enrichir la littérature, tant il est occupé à bâtir des églises en style du moyen âge, et pour la plupart desquelles il fait tailler les pierres venant des carrières des environs de Trèves, sous sa direction personnelle. Il emploie de trente à quarante ouvriers avec lesquels il exécute les commandes, déjà nombreuses, qui lui viennent de divers côtés.

2. « Vorlegeblaetter für Ziegel. Stein-und Holz-Arbeiter ». Leipzig, bey Romberg. (Avec un grand nombre de planches).

parlé de cet ouvrage dans les «Annales» (XIII, p. 94), je veux seulement ajouter, pour ma part, que ces peintures vraiment uniques offrent l'analogie la plus frappante avec l'arbre de Jessé que j'ai dernièrement vu à Chartres, et avec une autre verrière qui se trouve ici, à Cologne, dans l'église Saint-Cunibert. L'église Saint-Michel, dévastée et mutilée de la manière la plus horrible sous les auspices des employés du gouvernement hanovrien (on avait commencé par faire une maison de fous de la célèbre abbaye), mérite en général l'étude toute particulière que lui consacre, nonobstant toutes les tracasseries par lesquelles on le récompense, l'infatigable savant. Je crains que l'église ne survive pas longtemps à cette étude.

En vérité, cela ne finirait pas, si je voulais indiquer tous les gerines d'une nouvelle ère artistique qui poussent partout dans le sol de ma patrie. D'où vient-il donc, ce mouvement régénérateur qui peut nous consoler de bien des apparitions sinistres? M. l'abbé Sagette, dans son « Essai sur l'art chrétien »> (p. 206), d'ailleurs plein de vérité et d'esprit, assure qu'il part de la France. Je ne crois pas pouvoir être soupçonné d'une rivalité patriotique mesquine, si je me permets de contester cette assertion dans l'intérêt de l'Allemagne. Qu'on veuille me faire voir un ouvrage datant du commencement de ce siècle, qui soit comparable à celui de M. S. Boisserée sur la cathédrale de Cologne, ou des idées plus substantielles, plus profondes et plus fertiles sur l'art chrétien, que celles de nos J. Goerres et Frédéric Schlegel, ou des paroles plus énergiques que celles prononcées sur la cathédrale de Strasbourg par le jeune Goëthe, avant que l'égoïsme et l'encens, prodigué par ses adulateurs aveugles, lui eussent fait tourner la tête. Mais ne poussons pas plus loin cette controverse, d'autant mieux, à ce qu'il me semble, que le mouvement esthétique vient seulement en second lieu, et n'est qu'un rayonnement de l'action religieuse. Il est bon de ne pas se faire des illusions à cet égard. Le mouvement archéologique sans le mouvement religieux ne mènera pas loin; tous nos efforts seront vains, s'ils ne s'appuient pas sur la foi. Je sais bien que ces académiciens et ces philosophes tomberont comme les feuilles d'automne; mais il faut quelque chose qui reste. Faites tout ce que vous voudrez: faites un peuple d'archéologues et, dans une atmosphère païenne, les cathédrales se décomposeront inévitablement, si elles ne périssent pas embrasées par les brandons des socialistes; encore moins un peuple corrompu et sophiste produira-t-il jamais un art viable. Il me semble donc que le ciment, le seul durable pour nos monuments, se prépare par une éducation entièrement chrétienne; que c'est avant tout dans les écoles qu'il faut combattre le génie païen. Je n'ai pås besoin d'ajouter que je me range en ce point sous les drapeaux de M. l'abbé

Gaume, dont je vous dois la connaissance personnelle, pour moi si précieuse. J'ai lu avec beaucoup d'intérêt ses écrits, et je peux vous assurer qu'en Allemagne l'enseignement officiel produit les mêmes résultats que chez vous. Cette étude continuelle des classiques païens se fait sentir dans la société par l'absence de sentiments religieux, et, en général, de tout ce qui est en rapport avec le christianisme, sans nous fournir pour cela le moins du monde des Démosthènes et des Cicérons; bien au contraire, d'année en année le niveau des sciences s'abaisse, et le latin et le grec sont des langues plus mortes que jamais. Le bruit qu'a fait en France le « Ver rongeur», n'a pourtant pas eu beaucoup de retentissement chez nous : notre presse dominante n'aime pas ces questions vitales; on les met au secret pour les étouffer clandestinement. C'est tout au plus si l'on discute les avantages du réalisme sur l'humanisme, ou des langues mortes sur les langues vivantes. C'est absolument en littérature comme en art: on s'est donné le mot d'ordre, afin de garder le silence sur tout ce qui est flagrant ou gênant. On siffle, on crie, on s'agite, pour empêcher d'entendre l'adversaire. Mais heureusement nous ne sommes plus à nous laisser mettre en déroute par de telles manœuvres; la campagne sera poursuivie jusqu'à ce qu'on nous réponde oui ou non.

Une fois sur le sol de la France, je ne veux pas le quitter sans vous exprimer encore une fois mes remerciements pour la réception que vous et vos amis m'y avez faite tout dernièrement encore. Le sentiment de reconnaissance est la première et la principale de mes impressions de voyages, dont vous désirez que je vous rende compte. Pour les autres, je dois me borner à quelques observations très-générales, vu que ces impressions ne pouvaient être, par la brièveté du temps, que très-fugitives. Il y avait une douzaine d'années que je n'avais vu votre capitale. Même à Paris, la ville la plus vandale et la plus dévastatrice du monde, à ce qu'on dit ', les indices d'une palingénésie sautent aux yeux. De la Madelaine et de Notre-Dame-de-Lorette, en passant par Saint-Vincentde-Paul et Sainte-Clotilde à la sacristie de Notre-Dame, et à la Sainte-Chapelle restaurée, quelle gradation! Tandis que tout est faux, contradictoire et d'une froideur glaciale dans la Madelaine, la sacristie de MM. Lassus et Viollet

1. En ce moment, la note suivante fait la ronde dans nos journaux :- Durant les dernières cent cinquante années, on a démoli à Paris 306 monuments historiques, entre lesquels figurent 73 palais, 45 abbayes, 52 églises, 55 colléges, 17 portes et, en outre, 18,825 maisons. Peut-être me mettrez-vous à même de donner un démenti à cette calomnie? (Note de M. Reichensperger.) Hélas! non, malheureusement, je ne puis donner un démenti à cette accusation qui est une médisance et non une calomnie. Je n'ai pas compté tous les monuments que Paris a renversés depuis 150 ans, mais je serais fort étonné si le nombre ne dépassait pas celui qu'on vient de citer. Paris a fait peau neuve : est-ce sa honte, est-ce sa gloire? (Note de M. Didron.)

Leduc, à Notre-Dame de Paris, porte le cachet de la vérité et de la santé : c'est frais, plein de séve, et tout à fait approprié à sa destination. Espèce de moyen terme entre le style ecclésiastique et profane, c'est original et pourtant fidèle aux bonnes traditions. On y reconnaît la trempe des maîtres-maçons du moyen âge. Un grand cloître, avec les différentes constructions groupées autour et requises pour le service de la cathédrale, aurait peut-être valu mieux ; mais je doute beaucoup que quelqu'un ait pu tirer un meilleur parti des conditions une fois données. C'est une véritable consolation de savoir que cinq des monuments les plus précieux de la France, les cathédrales de Paris, de Chartres et d'Amiens, l'abbatiale de Saint-Denis et la Sainte-Chapelle, sont confiés à ces architectes. Cette dernière, bijou incomparable en son genre, m'a le plus frappé dans tout ce que j'ai trouvé de nouveau à Paris. Quel changement, depuis que je l'avais vue la dernière fois! La portée morale de cette réhabilitation de la mémoire de saint Louis ne peut pas être appréciée trop haut, quoique peutêtre des considérations purement esthétiques aient motivé la restauration qu'y exécute si habilement M. Lassus. L'homme s'agite, Dieu le mène : il y a des faits, pour ainsi dire symboliques et marqués au coin de la Providence. En ma qualité d'Allemand, j'espère avoir le droit d'être obscur.

Vous parlerai-je encore de la sublime cathédrale de Chartres, que je ne connaissais pas, et de celle d'Amiens, que j'ai visitée pour la seconde fois? Non, cela serait verser de l'eau dans la mer, tant ces monuments sont appréciés de tout le monde. La cathédrale de Chartres est, comme ensemble, le monument le plus magnifique que j'ai jamais admiré, et je crois avoir vu, en ce genre, tout ce qu'on vante le plus. Ce peuple de statues et de figures, cette structure gigantesque seraient écrasants, si cela n'exhalait pas, je ne sais quel parfum de sainteté et d'harmonie surnaturelle. En regardant ces portails, les catacombes de Rome me sont involontairement revenues dans la mémoire, et j'éprouvais le même sentiment que si les saints qui les gardent étaient couchés dans les sépulcres des premiers martyrs. Malheureusement le modernisme s'est introduit même ici, et il ne cesse pas encore de s'y nicher. Est-il possible, par exemple, de dépenser son argent pour ces basreliefs académiques de plâtre, encadrés en bois, et qui sont attachés aux piliers du chœur, tandis que les anciens chefs-d'œuvre d'alentour sont encore mutilés ou menacent ruine! A Amiens, je me suis convaincu de plus en plus que la cathédrale a servi de modèle à celle de Cologne, déduction faite de cequi a été ajouté à celle-ci plus tard, comme, par exemple, tout le système des tours. Notre Dôme est pour cela plus raffiné et plus gracieux; c'est, avec la permission de M. Boisserée, une seconde édition de la cathédrale d'Amiens,

mais corrigée et augmentée. La restauration se fait maintenant, à ce qu'il me paraît, avec autant d'intelligence qu'elle se faisait autrefois, au chœur, en sens inverse. A ma prochaine visite, j'espère trouver toutes les peintures murales des chapelles du chevet délivrées de ce lourd manteau de bois dont le goût inqualifiable du siècle passé les a couvertes.

Permettez-moi, mon cher ami, de retourner encore une fois à Paris, pour dire quelques inots sur l'église de Sainte-Clotilde. D'abord on ne peut pas louer assez haut le conseil municipal d'une capitale, qui se glorifie du titre de « reine des modes», d'avoir voté cinq à six millions pour une église gothique: en vérité, c'est une sorte de merveille. L'église même l'est peut-être moins : c'est un peu sec et nu. Le souffle de vie lui manque; cependant c'est un essai digne d'éloge. L'intérieur me rappelait en maint endroit la cathédrale de Cologne; mais il y a un grand danger à fixer ses études sur ces monuments de première grandeur; on fait alors facilement trop et trop peu en même temps. A quoi bon, par exemple, ces deux tours, qui maintenant semblent ne pas dépasser l'arête de la toiture, et qui ne viendront jamais en proportion avec l'église par l'addition de flèches? Pourquoi M. Gau n'a-t-il pas plutôt pris, comme M. Scott, la cathédrale de Fribourg, avec sa tour si imposante et si élégante, pour point de départ? C'est la même faute que M. Zwirner a commise dans son église de Saint-Apollinaire.

Comme j'écris pour les « Annales Archéologiques », je n'oserais pas faire mention d'une visite au musée du Luxembourg, si je n'avais pas rencontré là des cartons de M. Ingres pour les vitraux des chapelles de Dreux et de SaintFerdinand, cartons qui sont en relation assez proche avec l'archéologie. Comme on a décerné à ces dessins une place dans ce musée, il paraît qu'on les estime beaucoup. Pour orner un musée, je ne doute nullement qu'ils soient très-convenables; mais, pour faire partie d'une architecture sérieuse, ils ne me semblent pas à leur place. Cette beauté des journaux de modes, ces mouvements étudiés, ce modelé mou, ces couleurs ternes, tout cela ne parle pas la langue des monuments, qui est une langue à part, comme celle du blason. Ce qui est beau en un lieu n'est pas pour cela beau partout. Un simple maître-verrier du moyen âge aurait probablement beaucoup mieux fait que l'illustre peintre qui s'appelle Ingres. Ce n'est pas son métier, à lui.: devant le chevalet, on ne trouve guère le temps d'étudier l'ornementation de l'église. Vous savez que je ne suis nullement archaïste quand même, comme certaines autres gens, qui ne font grâce qu'à ce qui date du XIIIe siècle; mais, avec eux, je vois un grand danger dans cette théorie du « progrès», qui nous répète sans cesse que les anciens auraient fait comme nos artistes académiciens, s'ils avaient eu leurs connais

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