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L'ORFÉVRERIE AU XIIIE SIÈCLE
XIIIR

Nous avons déjà signalé aux lecteurs des « Annales Archéologiques » le trésor merveilleux de l'abbaye de Grandmont. Du xir siècle au XVI, toutes les époques y avaient pieusement déposé des reliques saintes, enchâssées dans des œuvres plus remarquables encore par la forme que par la matière. Chose étrange et qu'il faut répéter avec plaisir, la ruine de l'abbaye qui abritait ces joyaux les a sauvés! Dispersés, à la veille des troubles révolutionnaires, par ordre de Mgr d'Argentré qui héritait des revenus de l'abbaye, supprimée sur sa demande, ils se retrouvent, pièce à pièce, dans les églises paroissiales auxquelles ils furent confiés en juin 1790.

Le burin habile et consciencieux de M. Gaucherel, plus heureux qu'une description toujours impuissante, en fera connaître au loin les beautés. Aujourd'hui on peut apprécier deux pièces de ce trésor, jusqu'alors inédites.

1o Le reliquaire de la vraie croix, représentant saint Étienne de Muret; 2o le reliquaire, dit de Saint-Sernin, et que nous nominons reliquaire de tous les Saints, à cause du grand nombre de reliques diverses qu'il contenait.

I.

La première de ces œuvres renferme une parcelle de la vraie croix, et cependant elle représente saint Étienne de Muret. Si vous ne connaissez pas en détail l'histoire du Limousin, c'est en vain que vous tenteriez d'expliquer cette bizarrerie apparente. Elle cache une intention ingénieuse, un sens profond, que quelques mots vont mettre dans tout leur jour.

Saint Étienne de Muret est une des plus grandes figures de l'ordre monastique. Il renonça au pouvoir que lui assurait sa naissance illustre; il rechercha une solitude affreuse, pour y vivre sur un rocher sans abri. Son armure de baron n'était plus qu'un instrument tourné contre lui-même, au profit de la mortification. Par humilité, il ne voulut jamais se laisser ordonner prêtre, et il demeura

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diacre jusqu'à sa mort. Il est probable aussi que, par dévotion pour saint Étienne, premier martyr, il voulut rester diacre toute sa vie. Et cependant on peut dire que dès ce monde il obtint la récompense de vertus qui n'aspiraient qu'au ciel. Ses larmes fertilisèrent le désert le plus aride. Il donna, malgré lui, naissance à un ordre nouveau de moines à la fois agriculteurs, savants et artistes; les rois recherchèrent son amitié. L'impératrice Mathilde, femme de l'empereur Henri V, lui offrit une dalmatique de soie, précieusement conservée jusqu'à nos jours. Longtemps après la mort du saint, Amaury, roi de Jérusalem, en souvenir de ses vertus, léguait à son ordre un reliquaire byzantin contenant une partie considérable de la vraie croix. Déjà Constantinople avait doté Grandmont de riches étoffes orientales.

Ici, je prends la liberté de poser ce problème à résoudre aux orfévres de nos jours j'ai l'intention de détacher une parcelle de la vraie croix, donnée par Amaury, et je demande qu'on exécute pour sa garde un reliquaire particulier. Quelle forme donneront-ils à cette œuvre ? Les procédés ne les embarrasseront pas. La taille des pierres précieuses n'a plus de difficultés. Ils savent assouplir, allier et opposer les métaux; ils réapprennent, avec un demi-succès, à employer l'émail. Des crayons et des burins fidèles ont reproduit pour eux les œuvres des anciens âges; ils connaissent le style de chaque époque. Mais, si l'habileté de leur exécution me rassure, puis-je avoir la même confiance dans leur composition? Est-il bien répandu le don de créer et de mettre une pensée dans son œuvre?

Malgré l'absence de toute prétention, le ciseleur du xír siècle, je le crains bien, demeurerait vainqueur dans ce concours. L'artiste du moyen âge a su rappeler en même temps:

1° Que saint Étienne de Muret était diacre; 2° que les empereurs lui avaient offert des ornements sacrés; 3° que le reliquaire de la vraie croix, envoyé à Grandmont, était un hommage à la mémoire du Saint déjà décédé; 4° que la parcelle du bois sacré, renfermée dans ce petit reliquaire, avait été détachée de la croix d'Amaury; 5° que la croix du Sauveur, selon tous les liturgistes, en vertu d'une grâce particulière, a le pouvoir de mettre en fuite et de vaincre les démons. Le souvenir de tous ces faits inspira le ciseleur auquel nous devons ce reliquaire; on ne saurait trouver une œuvre composée avec plus d'esprit et d'intelligence.

Revêtu de ses ornements de diacre, saint Étienne de Muret porte respectueusement sur un coussin et offre à la vénération publique le reliquaire donné à Grandmont par le roi Amaury. C'est bien là ce reliquaire, tel que nous le montrent les inventaires et une vieille gravure: il est carré, uni, bordé de pier

reries, avec une croix à double traverse que rien ne séparait de l'œil et des lèvres des fidèles. Malgré la réduction, cette petite copie conserve les proportions du reliquaire original. Et, pour lui faire un digne accueil, le saint austère a pris ses plus beaux ornements. Les franges de pierreries, le réseau losangé semé de croissants de la dalmatique, rappellent qu'arabe par le tissu, byzantine par la richesse, elle est un don de Constantinople. En vain rampent sur le pied l'aspic et le basilic; en vain une légion de petits serpents élève alentour ses têtes menaçantes ou accablées. Le Saint, armé du dépôt sacré, dédaigne leurs impuissantes menaces. Encore un moment, et ce cercle va les écraser de son poids. Après cette vue générale, nous noterons les détails: la large tonsure ou couronne sur la tête; l'amict très-abaissé et qui dégage entièrement le cou; la dalmatique fermée aux manches et au corps; l'étole longue et droite, entre l'aube et la dalmatique; les sandales richement brodées; les quatrefeuilles du coussin; les ornements gravés sur la base et la chaussure; le fruit à côtes semées de turquoises et alternant avec des louanges où sont inscrites de minces fleurs de lis. On remarquera la grâce des enroulements d'or qui s'épanouissent sur le fond, qui est en émail bleu. Ce reliquaire, dont nos orfévres modernes devraient si bien s'inspirer, appartient aujourd'hui à la paroisse des Billanges, voisine de l'abbaye de Grandmont.

Il resterait à étudier la figure du Saint comme portrait authentique. Les petites perles d'émail bleu, qui forment les prunelles, nuisent à la physionomie, en donnant de la dureté ou trop de fixité au regard. Au reste, nous possédons deux autres portraits de saint Étienne de Muret. Le premier, en émail incrusté, est conservé au musée de l'hôtel de Cluny. Il provient du maîtreautel de Grandmont et nous avons des raisons de le croire antérieur à 1165. L'autre, beaucoup plus remarquable, est le buste d'argent émaillé que le cardinal Brissonnet fit exécuter en 1494. Les « Annales Archéologiques » en donneront la gravure. Il sera temps alors d'étudier à ce point de vue ces trois images.

1. Nous devons à la générosité de M. l'abbé Texier un plâtre de cette tête, de ce chef en argent. Ce plâtre, qui enrichit notre petit musée de la rue Hautefeuille, est singulièrement remarqué de tous les artistes, notamment des sculpteurs et des sculpteurs grecs ou païens, qui viennent nous voir. Ils sont étonnés que le moyen âge ait conservé tant de style, en donnant tant d'expression à cette figure réelle et palpitante de vie. Leur étonnement nous fait sourire, car on pourrait citer par centaines les bustes de ce genre et particulièrement celui de sainte Fortunade, dont nous devons encore le plâtre à M. Texier. Cette jeune sainte Fortunade a bien la plus ravissante et la plus douce figure que l'on ait jamais rêvée. Avec cette tête de roi, qui est aujourd'hui dans le commerce et que nous avons découverte à Chartres, à l'aide de MM. Lassus et Amaury-Duval, la figure de la jeune sainte du Limousin donne la plus haute idée des statuaires du moyen âge. (Note du Directeur.)

II.

Le reliquaire, dit de Saint-Sernin, est présentement dans l'église de ChâteauPonsat (Haute-Vienne). En 1226, les abbayes de Grandmont, près Limoges, et de Saint-Sernin de Toulouse, s'affilièrent mutuellement à la fraternité de leurs ordres. Ce langage, peu intelligible aujourd'hui, signifiait que les deux communautés entraient en participation spirituelle de toutes les bonnes œuvres qui s'accomplissaient dans chaque monastère. C'était une mise en fonds commun des mérites particuliers. A cette occasion, ces deux abbayes célèbres échangèrent des dons affectueux. Saint-Sernin possède une châsse émaillée par le procédé limousin, qui pourrait bien avoir cette origine. Mais le fait, douteux pour Saint-Sernin, est positif à Grandmont. Les anciens inventaires et Bonaventure de Saint-Amable désignent le joyau, que publient les « Annales », comme donné à Grandmont par Saint-Sernin en 1226. Il a d'ailleurs tous les caractères du commencement du XIIe siècle, si ce n'est même de la fin du xır. Le soubassement pyramidal se relie à la partie supérieure par un nœud où courent les dragons aux yeux d'émail, enlacés par le col et la queue, si communs sur les crosses de cette époque. Les filigranes y serpentent comme des tiges dont les pierreries sont les fruits. Dans leur mouvement et leurs replis, dans les galeries plein-cintrées comme dans les chatons et les fleurs de lis enveloppées par une ellipse, se montrent tous les caractères de l'âge que nous assignons. Voici donc un point de départ pour l'appréciation des œuvres contemporaines de celle que nous publions aujourd'hui.

Ce reliquaire, d'argent doré, est couvert de pierres fines, topazes, améthystes, turquoises et émeraudes. Quatre émaux cloisonnés translucides, du plus vif éclat, y montrent, trois du moins, une croix de sinople sur champ de gueules. Le quatrième offre un quatrefeuille blanc, à cœur jaune et bleu, sur fond vert translucide; c'est comme une petite Marguerite sur un champ de pré. Ces émaux cloisonnés sont enchâssés à la place d'honneur, et en plus grande évidence, comme le seraient de précieux diamants.

Faut-il attribuer à la richesse de la matière l'estime où ce reliquaire était tenu dans le riche trésor de Grandmont, au milieu d'œuvres beaucoup plus remarquables, plus riches et plus considérables? Les anciens inventaires le signalent toujours avec une épithète admirative. Et cependant, le dirons-nous, nous à qui il a été donné de retrouver presque toutes les pièces de ce magnifique trésor, cette admiration, si elle s'appliquait seulement à la forme ou à la matière, nous semblerait un peu intempestive : les détails sont gracieux, mais la dispo

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