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LA CATHÉDRALE DE REIMS

Quand Dieu créa l'univers, il fit sortir du néant d'abord les êtres bruts, les rochers et les minéraux ; puis les végétaux, les plantes de toute espèce; puis les animaux. Enfin, il mit au monde l'homme, le dernier, mais le plus noble et le plus parfait des êtres vivants.

L'architecture, cette création de l'homme comme l'univers est celle de Dieu, semble avoir suivi les mêmes phases.

Dans l'Indoustan, où se voient les plus anciens monuments, l'architecture est presque purement minérale: c'est le rocher creusé et le bloc équarri sur place, bien plutôt que la pierre extraite de la mine et montée en l'air. Les colonnes sont des appuis, des piles ou des pilastres, comme on en voit dans les carrières; ce n'est pas le tronc de l'arbre des forêts. Non-seulement comme substance, mais même comme forme, l'architecture des Indous est, ou à peu près, uniquement minérale.

Dans l'Égypte, dont la civilisation est probablement plus récente que celle de l'Inde, le roc simplement épanelé se voit encore aux plus vieux édifices: on y fait des obélisques d'un seul bloc et des temples monolithes; on y creuse des hypogées. Toutefois, ce qui n'a pas lieu ou à peine lieu dans l'Inde, le rocher se remue sur les bords du Nil, l'obélisque voyage de la haute jusque dans la

1. Comme nous ne pouvons donner en ce moment une gravure suffisamment détaillée de l'ensemble ou d'une partie importante de la cathédrale de Reims, nous offrons du moins la suite du petit monument qu'on appelle la chapelle de l'archevêché de Reims, et qui est à la cathédrale ce que l'enfant est à sa mère. Du reste, les deux constructions sont de la même époque, et la chapelle de l'archevêché peut se comparer parfaitement à l'une des chapelles absidales de l'église métropolitaine. C'est le même appareil, les mêmes moulures, la même ornementation, avec moins de richesse pourtant à la chapelle qu'à la cathédrale. Les fenêtres latérales et du rond-point sont également plus simples à la chapelle un seul jour au lieu de deux, et point de rosace. Cette chapelle archiepiscopale est à deux étages, comme la Sainte-Chapelle de Paris et quelques monuments du même genre. Mais, à Reims, la partie inférieure affecte la forme d'une crypte plutôt que d'une chapelle basse. Je ne serais pas étonné si, dans l'intention du fondateur, elle ne dût servir à la sépulture. Nos lecteurs n'oublieront pas que nous proposons des modèles 37

XIII.

basse Égypte. Le pilier indou devient colonne, l'appui de carrière s'arrondit en tronc d'arbre et se couronne de feuilles à son sommet. L'architecture égyptienne s'essaie à devenir végétale.

Dans la Grèce, le bloc diminue et la colonne à figure végétale augmente. Plus de temples monolithes, plus d'obélisques d'une seule pièce. Le rocher se coupe en morceaux dans les flancs du Pentélique, pour devenir le Parthénon sur l'Acropole d'Athènes; il se transporte par fragments, depuis la carrière jusqu'à l'emplacement de l'édifice, et là il monte en assises aux sons de la lyre d'Amphion, ou il s'aligne sous la règle et le niveau de l'architecte. La colonne, dorique encore et profilée de simples moulures géométriques, finit par se coiffer du chapiteau corinthien, bouquet et couronne de verdure, où la végétation triomphe.

Rome continue le monument grec : elle mobilise la pierre davantage encore en la dépeçant de plus en plus; elle multiplie la colonne végétale, et il est même probable qu'on lui doit, bien plutôt qu'à la Grèce, le chapiteau corinthien, une des plus charmantes formes de la végétation pétrifiée.

Le règne animal, la bête réelle et l'homme, entrent enfin dans cette architecture où le bloc et la plante avaient à peu près exclusivement dominé jusqu'alors. C'est le christianisme qui leur fait cette belle place. Dans l'Inde, on trouve quelques êtres aux murailles et des bêtes aux chapiteaux, mais en très-petite quantité; d'ailleurs ces animaux ou ces êtres sont si bizarres, si monstrueux, qu'on les prendrait pour des zoophytes ou pour des plantes étranges plutôt que pour des êtres vivants. Quant à l'homme, quant aux actes humains, ils apparaissent à peine dans les temples de l'Inde; on les voit en plus grand nombre dans ceux de l'Égypte, mais en saillie peu prononcée, en peinture plutôt qu'en sculpture, en bas-relief plutôt qu'en ronde-bosse. La Grèce offre dans le Parthénon, le plus beau et l'un des derniers monuments qu'elle ait batis, la pro

ou plutôt des exemples d'églises et de chapelles. En conséquence, pour être plus utile à ceux qui consultent les «< Annales » avec ce motif, M. Amé a cru devoir restaurer quelques parties dans le portail, qui est aujourd'hui masqué et fort délabré. Nous n'y contredirons pas, surtout en cette circonstance; mais, en général, nous préférons donner les monuments et œuvres d'art comme ils se comportent, dégradés ou mutilés, s'ils existent ainsi, quitte à chacun de nos abonnés, architectes ou archéologues, à restituer les parties altérées ou disparues comme ils peuvent se l'imaginer. - Ceux de nos lecteurs qui voudront suivre, approximativement et sur un dessin, la description que nous ferons du grand portail de la cathédrale de Reims, pourront s'aider d'une gravure de ce portail exécutée par M. Varin, mais surtout de la très-belle planche que M. Gailhabaud vient de publier dans son « Architecture du ve au xvi° siècle ». La gravure de M. Varin est de 3, 5 et 7 francs, suivant le tirage et le paper, et celle de M. Gailhabaud, de 15 francs. Toutes deux sont à la librairie archéologique de mon frère. (Note du Directeur.)

cession des Panathénées, le combat des Centaures et des Lapithes, la naissance de Minerve, le patronage de la ville d'Athènes gagné par la déesse de la sagesse. Mais, quant au nombre, c'est un assez faible essai de statuaire monumentale, si on compare ces figures à celles de nos cathédrales du XIII siècle. D'ailleurs le Parthénon, le temple d'Égine et le temple de Thésée sont à peu près les seuls où la figure humaine ait un peu vivifié le rocher bâti. Les Romains, qui sont postérieurs aux Grecs, n'ont pas perfectionné cette tentative de la statuaire adhérente à l'architecture; c'est à peine si leurs arcs de triomphe et leurs monuments funéraires s'animent de quelques figures humaines. Il était réservé à l'art chrétien, surtout à l'art du XIIe siècle, il était réservé à la France, gloire insigne pour notre nation si grande, quand elle veut, d'installer l'homme dans le monument, d'introniser vraiment la statuaire dans l'architecture.

Donc, en construction, l'art indou crée la pierre; l'art de l'Égypte, de la Grèce et de Rome crée la plante; mais c'est l'art chrétien qui crée l'homme et le place dans ce nouveau paradis terrestre, comme Dieu avait placé Adam et Eve dans l'ancien. C'est en Europe et dans l'Europe occidentale surtout, c'est principalement en France que l'homme sculpté prend possession des monuments bâtis.

En tête des monuments chrétiens de l'Europe, il faut placer les cathédrales de France; mais entre ces cathédrales, qui brillent à Chartres, Paris, Amiens, Bourges, Rouen, Laon, Lyon, Troyes, Sens, Auxerre, resplendit, il faut le reconnaître et le proclamer, l'éclatante cathédrale de Reims.

Par l'ampleur de ses dimensions et surtout par la masse de son portail, la cathédrale de Reims peut être comparée aux édifices les plus gigantesques de l'Inde et de l'Égypte; elle est bien supérieure à ceux de la Grèce et de Rome 1. C'est une carrière en l'air, une espèce de soulèvement géologique, comme diraient les savants. Il a fallu épuiser les flancs d'une des montagnes d'Hermonville, près de Reims, pour y trouver toutes ces assises qui, sur une longueur totale de 142 mètres, portent des voûtes à 39 mètres au-dessus du sol et des tours à 85. Comme les monuments de l'Indoustan, la cathédrale de Reims est donc une carrière de pierres, mais une carrière bâtie, et qui monte dans le ciel au lieu de s'enfoncer sous terre.

Mais, en outre, il n'y a pas d'édifice où la végétation soit plus abondante et plus variée. Pendant une promenade, faite autrefois dans l'intérieur de cette

1. Nous mettons à part le Colisée en particulier, et, en général, les amphithéâtres élevés par les Romains; ce sont des monuments que nous ne cessons d'admirer. La masse, le plan et la construction de ces édifices « colosses », comme ceux de Nîmes et d'Arles, sont dignes du respect de l'archéologue le moins antique et le moins païen.

cathédrale avec un savant botaniste de Reims, M. Saubinet aîné, nous avons reconnu un très-grand nombre de plantes piquées à la corbeille des chapiteaux, étalées dans les cadres qui décorent l'intérieur du grand portail, enroulées aux clefs de voûte, semées dans les gorges des moulures. A l'extérieur, même abondance, égale profusion. Ce serait à émailler une prairie, à diaprer les arbres d'une forêt. C'est dans les environs du pays, dans les plaines et les coteaux voisins, c'est-à-dire, dans ce qu'on appelle la «Montagne de Reims », que toutes ces plantes ont été cueillies. Parmi les herbacées, le nénuphar et la sagittaire, la fougère et le fraisier, la pariétaire et la giroflée semblent choisis avec intention, parce que les plantes de la première classe aiment les marais, que celles de la seconde s'étendent sur la terre sèche, que les dernières grimpent aux murailles et jusqu'au sommet des plus hauts édifices. Il n'est pas rare de voir une giroflée naturelle étaler sa petite corolle jaune en face de la corolle taillée par l'artiste chrétien. Des chardons et de vigoureux verbascums tapissent, à l'extérieur, le fond des trèfles et des tympans; ils se découpent sur les contre-forts comme on voit s'aligner, le long des routes, au bord des fossés de Reims à Épernay, de Reims à Laon, de Reims à Rethel et de Reims à Châlons, des plantes absolument semblables ou fort analogues. - Parmi les arbrisseaux, le lierre, le laurier, l'olivier, le houx, mais surtout le rosier et la vigne, la vigne vierge et cultivée, ont été sculptés avec prédilection. Suivant l'usage du xi siècle, les chapiteaux portent des crochets; mais, ce qui est assez particulier et presque exclusivement propre à Reims, à ces crochets, comme à des espaliers,, sont attachées des guirlandes de vigne et de raisins. C'est ainsi qu'en Italie, le long de la route qui mène de Livourne à Pise, on voit des vignes, muraille végétale, pendues à des pieux ou à des arbres qui se dressent de distance en distance et en guise de bornes milliaires. Les grands arbres, le peuplier, l'érable, l'orme, le chêne, le châtaignier, le poirier, le figuier ont donné à Reims leurs feuilles et leurs fruits; car ce n'est pas la feuille seulement, comme les Romains firent de l'acanthe, que l'on a figurée, mais le fruit et même la fleur. A côté des poires épaisses et des larges roses du nénuphar et du rosier, on distingue les plus fines crucifères; près du gland et de l'olive, près de la baie du houx et du laurier, pendent les grosses châtaignes et les figues charnues. Il n'y a que le « Paradis » de Breughel de Velours ou la « Fête de l'Agneau » de Van Eyck qui puissent donner une idée des herbes, des arbrisseaux et des arbres, des feuilles, des fleurs et des fruits qui foisonnent dans cette église de Reims.

Toutes ces plantes sortent, disions-nous, des plaines, des coteaux et des montagnes qui avoisinent Reims. C'est là que, du printemps à la fin de l'au

tomne, on peut aller les reconnaître facilement, ainsi que je l'ai fait moi-même à plusieurs reprises, pendant ces années si heureuses de l'enfance et de la première jeunesse que j'ai vécu à Reims, presque à l'ombre et comme sous les ailes de ma gracieuse, de ma sublime et maternelle cathédrale. Au congrès scientifique qui s'est tenu à Reims dans les premiers jours du mois de septembre 1845, on a dit que la cathédrale de Reims, oasis dans un désert, était entourée d'une plaine aride et que, du haut des tours, la vue, si loin qu'elle pût porter, n'apercevait pas un arbre, pas un buisson. C'est une erreur assez étrange. A huit kilomètres, la montagne enveloppe, dans un cercle merveilleusement boisé, la plaine, le bassin circulaire d'où jaillit la ville de Reims. Cette montagne est couverte de forêts qui ont huit, dix et douze kilomètres. d'épaisseur sur une longueur de quarante ou cinquante. Il est vrai qu'au levant et à l'est-sud, vers Rethel et Châlons, la plaine infertile et crayeuse échancre la couronne de végétation que porte le territoire de Reims; mais, là, encore, moutonne et verdit le petit mont de Béru, au-dessus de Cernay; Cormontreuil et Sillery, qui vont sur Châlons, ne sont pas des villages dont les eaux et la verdure soient à dédaigner. Reims n'a pas eu besoin, comme on l'a dit au congrès, d'aller chercher, dans l'aride Orient et dans la Grèce dénudée, les plantes, les fleurs, les fruits pour les chapitaux de ses colonnes, pour les archivoltes de ses arcades, pour les cordons de ses corniches, pour les rampants de ses pignons, pour les pointes de ses pinacles. La flore de la cathédrale de Reims est nationale; elle est même locale, et pas une église n'a plus de végétation qu'elle. En pierres, elle vaut les monuments de l'Inde et de l'Égypte; en plantes, elle les surpasse et elle prime ceux de la Grèce et de Rome.

La zoologie de la cathédrale a pu se recruter également dans la plaine et dans les bois qui forment son territoire et couvrent ses environs. Cette zoologie est aussi nombreuse que la végétation y est touffue. Je ne parle pas de l'agneau ni de la colombe, parce que ce sont les symboles les plus vénérables et qu'ils contiennent, sous la forme de ces deux animaux, la seconde et la troisième personnes de la divine Trinité. J'omets également l'aigle de saint Jean, le lion de saint Marc, le bœuf de saint Luc, parce que, symboles des évangélistes, ils sont transfigurés et n'appartiennent plus, en quelque sorte, à la nature animale. Mais ces bêtes, bonnes ou méchantes, sculptées à toutes les hauteurs du colossal édifice, depuis le soubassement jusqu'au sommet des balustrades et des pinacles, offrent un spécimen des diverses classes d'animaux que les naturalistes cataloguent dans leurs ouvrages. Ces animaux sont même doublés, pour ainsi dire, d'une zoologie particulière, inconnue à la nature et que l'art, surtout l'art chrétien, a inventée ou, du moins, développée à plaisir. En regard des bêtes

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