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MISSION DE L'ART CHRÉTIEN

M. l'abbé Sagette, que nos lecteurs connaissent de longue date, publie un livre qui est appelé au plus grand succès. Sous le titre modeste d' « Essai sur l'art chrétien »', M. Sagette pose et résout tous les problèmes qui naissent entre la beauté et la vérité, l'art et la religion. Notre ami nous a ôté le droit et le plaisir de louer son ouvrage; car, par une bienveillance excessive, il l'a dédié au directeur des « Annales Archéologiques», qui est tout confus d'un pareil honneur. Si l'éloge nous est interdit, il nous est du moins commandé de faire connaître le livre. Le titre seul (« Principe, Développements, Renaissance de l'art chrétien ») montre d'abord et très-nettement le but de l'auteur; la table des chapitres développe ensuite les principaux linéaments de sa pensée. Cette table, la voici :

De l'art en général.

De l'art païen et de l'art chrétien.
Du moyen âge et de la renaissance.
De la mission de l'art chrétien.

De la foi, principe de l'art chrétien.

De la piété, inspiration de l'art chrétien.

Des moines artistes.

Du présent et de l'avenir de l'art chrétien.
Conclusion.

A l'inspection d'une pareille « table », qu'on nous pardonne le jeu de mots, on doit s'attendre à la nourriture la plus substantielle. Le livre, en effet, n'est pas seulement appétissant en phrases, mais abondant en faits; il est de ceux que nous voudrions voir écrire par les archéologues, de ceux où la science et la littérature se donnent amicalement la main.

4. « Essai sur l'art chrétien son principe, ses développements, sa renaissance », par l'abbé SAGETTE, prêtre, professeur au petit séminaire de Bergerac. Un volume in-18 de 300 pages, à la librairie archéologique de Victor Didron. Prix : 3 francs.

Maintenant, pour le faire encore mieux apprécier, nous en détachons un fragment du chapitre qui a pour titre : « Mission de l'art chrétien » et qui commente cette épigraphe des « Épîtres» de saint Grégoire : «Ab re non facimus, si per visibilia invisibilia demonstramus». Ce chapitre, où l'on retrouvera l'esprit qui dicte les « Annales Archéologiques », résume les qualités principales qui distinguent M. Sagette l'élévation de la pensée, la portée philosophique et religieuse, l'éclat et l'abondance du style. Notre article sur le « Paganisme dans l'art chrétien » a obtenu, surtout à l'étranger, un succès que nous attribuons en partie aux circonstances actuelles, car aujourd'hui le paganisme littéraire est victorieusement attaqué par l'art chrétien; le livre de M. l'abbé Sagette sera honoré d'un succès bien autrement important. Un article, c'est un mot; un livre, c'est une phrase. Cette phrase, écrite par une plume logique et prononcée par une bouche éloquente, ira démontrer largement et clairement ce que nous avons fait entrevoir à peine. Écoutons M. l'abbé Sagette.

DIDRON aîné.

« Toutes les branches de l'art viennent se réunir et former une immense et puissante harmonie condensée, régularisée, mesurée, dans la cathédrale; et cette harmonie, comme celle des sphères, comme celle de la création, ne chante qu'un nom, le grand nom de Dieu, écho et prélude de l'harmonie éternelle des saints. Telle est la plus haute signification de l'art; la cathédrale en est le chef-d'œuvre, la production la plus vaste et la plus complète, la plus profonde et la plus vivante. Issue de l'esprit et de la matière, elle est esprit et matière elle aussi, réalité et symbolisme; et, tout entière consacrée à Dieu comme une vierge avec sa lampe allumée, et, son cœur fermé aux affections de la terre, sa tête couronnée de lis et ses regards fixés à l'orient, attendant tout impatiente et recueillie la venue du divin époux.

« Ainsi considéré, l'art chrétien est donc un hommage à Dieu, hommage que l'Église offre de ses mains, qu'elle marque de son sceau et consacre de ses bénédictions; mais ce n'est pas tout, et ce n'est là que le côté spéculatif, pour ainsi dire, de l'art chrétien. Il y a en l'homme une double loi, ou plutôt une loi unique qui possède un double mouvement, mouvement de concentration, et mouvement d'expansion; son âme ouvre la bouche pour attirer l'esprit (psaume 118, verset 131), et bientôt le répand au dehors par le prosélytisme de la charité. Il n'a pas été dit seulement à l'homme : Crois et adore. Il lui a été dit encore: Va et enseigne. L'art chrétien obéit à cette double loi; il croit et il adore, il est un acte de foi et une formule d'adoration. Mais il a encore une mission à remplir sur la terre, c'est d'enseigner, d'édifier, de consoler; c'est de

répandre dans les âmes l'esprit de vérité, de pureté et d'amour. « Et voilà le fruit de toutes les sciences, c'est qu'en toutes choses soit édifiée la foi, soit honoré Dieu, soient relevées les mœurs, soient puisées les consolations qui consistent dans l'union de l'époux et de l'épouse» '.

« Nous l'avons déjà vu, l'art, réalisant les types immatériels que perçoit l'esprit dans sa participation à la lumière du Verbe, est à sa manière un écho de la parole éternelle, une image de l'image incréée de la divine substance. Si, dans le monde, « rien n'est sans voix 2»; si, en toute chose qui se sent ou se connaît à l'intérieur, se cache Dieu 3», l'art sera une des voix les plus puissantes qui parlent aux sens et à l'esprit, une des choses à la fois sensibles et intelligibles, au fond desquelles Dieu se retrouve avec plus d'abondance et se révèle avec plus de lumière. «Si nous considérons le plaisir des sens dans la contemplation des œuvres d'art, dit ici saint Bonaventure, nous apercevrons l'union de Dieu et de l'àme; car chacun des sens cherche le « sensible » qui lui convient, avec désir, le trouve avec joie, et y revient sans dégoût. En effet, l'œil n'est point rassasié de voir ni l'oreille d'entendre. Et de cette manière aussi, le sens de notre cœur doit ardemment chercher, soit le beau, soit l'harmonieux, soit l'odoriférant, soit le doux, soit le poli, le trouver avec joie et incessamment y revenir. Voilà comment, dans la connaissance sensitive, est contenue d'une manière cachée la divine sagesse; et combien est admirable la contemplation des cinq sens spirituels selon leur conformité avec les sens corporels 4». Des modulations mélodieuses d'un petit oiseau, saint Augustin s'élevait, par le raisonnement philosophique et l'élan naturel de son beau génie, à la source même de l'harmonie et de la beauté. « Lorsque chante le rossignol, pensez combien nombreuses, combien suaves sont les beautés de sons que traverse l'air agité par le gosier de ce mélodieux oiseau; l'âme de ce petit oiseau ne les créerait pas si librement à son caprice, si par le mouvement vital il ne les portait incorporellement imprimées en lui 5». Et il s'élevait ainsi à l'artiste souverain, créateur de ce mélodieux musicien, il s'élevait à l'unité éternelle, source des nombres et de l'harmonie. Ainsi de l'art et de ses créations : « Des œuvres d'art, nous tournant à la loi des arts, nous apercevrons par l'esprit cette beauté en comparaison de laquelle sont difformes les choses mêmes qui par sa bonté sont belles 6».

4. S. Bonaventure. « De reductione Artium ad theologiam ».

2. «I Cor. », XIV, 40.

3. De reduc. », etc.

4. De reduct. », etc.

5. De vera relig. », XLII.

6. « Id. », LII.

Mais ces considérations philosophiques ne conviennent qu'à quelques esprits spéculatifs; l'enseignement de l'art chrétien ne se borne pas à éclairer les sommets de l'intelligence, il doit surtout illuminer les masses et parler au peuple ; les vérités annoncées par la voix du prêtre, l'Église les enseigne par la main de l'artiste. Ces deux enseignements doivent se correspondre, ou plutôt l'un doit être le retentissement, la traduction plastique de l'autre. Ce n'est pas sans raison que l'intelligence humaine est en contact avec le monde matériel. Esprit enfermé dans le vase de la chair, l'homme n'est complet, même dans l'exercice de son intelligence, qu'après s'être mis en communication avec le monde extérieur; on dirait que la lumière ne pénètre dans son esprit que par les sens qui sont comme les verrières et les portes de son âme, et que la conscience de sa personnalité ne s'éveille qu'au son de la voix humaine, à l'écho sonore d'une pensée venant de l'extérieur. Aussi l'Église qui sait bien, elle, tous les secrets et tous les mystères de notre nature, s'est emparée de tous nos sens, et a placé la vérité à toutes les issues de notre âme. Le génie de ses artistes n'a pas été moins efficace que la parole de ses docteurs, n'a pas produit de moindres fruits de salut, et le monde visible n'a été ainsi que l'écho, le miroir du monde invisible.

« On pourrait dire que, sans le secours de l'art, le dogme chrétien n'aurait ni la même puissance sur les âmes ni la même influence sur les masses. Ici nous faisons abstraction de l'élément surnaturel et pleinement divin de la grâce, qui ne se peut apprécier à la capacité de notre esprit, ni mesurer à la hauteur d'un édifice. Mais, puisque l'Église a su tirer de l'art chrétien de si magnifiques enseignements pour développer et inculquer ses dogmes, il nous est permis, sans doute, de le compter au nombre de ces organes de sanctification que l'homme fait mouvoir, mais que l'esprit de Dieu sait bien diriger. Sans doute, la parole est puissante; mais, en outre qu'il faut un effort d'attention pour la percevoir, un effort de raisonnement pour y saisir la vérité, elle expire souvent aux portes de l'âme, ou y meurt sans fruit après y être pénétrée, comme cette semence du père de famille, dont une faible partie seulement tombe dans une terre bien préparée, et produit au centuple des fruits de vérité. Tel n'est pas l'enseignement de l'art chrétien; il se sert du charme de voir et d'entendre sans contrainte, de ce charme des sens qui ne se rassasient jamais de chercher, de trouver, de goûter leur « sensible», comme dit saint Bonaventure; et, sous le voile de la beauté artistique, qui a tant d'attraits pour nous, il nous enseigne les traits et nous révèle les charmes de l'éternelle beauté. L'image étant moins immatérielle que la parole, saisit plus puissamment les sens, et, sans chercher à les exciter, elle les charme, elle les endort doucement et les enchante lorsqu'elle est par

venue à l'âme pour lui parler le langage de l'esprit. L'image est une parole qui a pris corps, vie et couleur; c'est une parole qui condescend à notre nature tout extérieure et sensible; et qui, à l'imitation du Verbe éternel, se fait chair pour habiter parmi nous, et pour nous montrer la gloire du Fils unique du Père, plein de grâce et de vérité.

« Si telle est la puissance de l'art sur tous les hommes en général, quelle sera sa puissance sur le peuple, sur les petits, les pauvres, les ignorants, sur ceux qui ne jugent et ne comprennent que par les sens, et sont peu ouverts aux abstractions métaphysiques; sur ceux dont l'âme, tout inclinée vers les choses extérieures par l'effort du travail et de la misère, a besoin d'un appui qui la soutienne, d'une voix qui la console, d'un enseignement qu'elle comprenne? C'est pour ceux-là surtout que l'art chrétien déploie ses pompes, revêt le culte de son éclat, prête au dogme son exposition, à la foi son langage, à la prière ses formules saisissantes. L'Église l'a ainsi compris, et, lorsqu'elle dirigeait elle-même toutes les facultés de l'homme, lorsqu'elle mettait en œuvre toutes ses puissances, telle était la mission qu'elle avait donnée à l'art d'être une exposition de l'évangile, une prédication plastique à côté de la prédication apostolique, un catéchisme monumental à l'usage du peuple; et aussi, car l'Église est toujours mère, un spectacle pour ses yeux, un concert pour ses oreilles, une richesse pour sa pauvreté, une noblesse pour sa misère, une consolation pour ses épreuves, une promesse pour ses espérances. Tel doit être l'art chrétien pour correspondre à ses destinées; tel il était autrefois.

« Au moyen âge, le peuple entier était le maçon, l'ouvrier de ces œuvres admirables dont l'Église inspirait, fécondait, dirigeait l'exécution et la pensée. Sous la conduite des moines ou des clercs, architectes de leurs sublimes cathédrales, le peuple entier accourait portant à l'œuvre sainte ses bras, ses travaux et ses sueurs; l'Église les payait outre mesure de ses indulgences et de ses grâces. Mais, en même temps que l'art devenait un acte public de religion, l'Église en faisait un moyen de prédication et d'enseignement pour le peuple,, une fête pieuse, couvrant de ses splendeurs la misère du pauvre, noyant de ses joies les souffrances du malheureux. Il faut des fêtes au peuple, quelque chose qui éclate à ses yeux, chante à ses oreilles, parle à ses sens; quelque chose de grand et de beau, où son corps se repose et son âme se dilate, où il puisse mêler sa grande voix et assoupir ses fortes passions. L'Église l'avait compris, et elle. se servait de l'art chrétien, comme d'une voix douce pour l'encourager, d'une caresse maternelle pour le consoler. La multitude de ceux qui ignorent et qui travaillent, les privilégiés de l'amour et de la compatissance de Jésus, étaient aussi les privilégiés des prières et des fêtes de l'Église. C'est pour eux qu'elle.

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