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témoignait de l'intérêt aux monuments que lorsqu'ils paraissaient celtiques ou romains. Personne ne défendait notre art chrétien et national, cet art où nonseulement la poésie déborde, mais où le bon sens s'élève jusqu'au génie. Le moyen âge était condamné sans appel. La pioche et le marteau s'abattaient sans relâche sur les débris de notre passé. Églises, abbayes, châteaux, hôtelsDieu, hôtels de ville, tombaient à l'envi. Encore un peu, et le sol de la France allait être définitivement déblayé de tout souvenir importun. C'est alors que l'on voyait disparaître, sans que personne s'en étonnàt ou s'en plaignît, les quatre tours qui flanquaient si bien le donjon de Vincennes, la merveilleuse abbaye de Saint-Bertin, à Saint-Omer, la tour de Louis d'Outre-mer, à Laoh, et, dans chacune de nos villes, chacune de nos provinces, tant d'autres monuments inappréciables. C'est alors que dans ce département de l'Aube, où nous sommes, l'on renversait en pleine paix le palais de vos comtes de Champagne, à Troyes, et Clairvaux, ce vaste et célèbre sanctuaire de Clairvaux, que ni la gloire incomparable de saint Bernard, ni le tombeau de ce grand homme, ni la sépulture de tant d'autres saints et de tant de princes et de personnages historiques ne purent préserver du plus stupide vandalisme.

« Et ce qu'on édifiait n'était certes pas propre à consoler de ce qu'on renversait. Nous avons encore sous les yeux, dans presque toutes nos villes, les constructions pitoyables qui datent des premières années de ce siècle et qui déjà excitent notre risée. Lorsqu'on daignait épargner nos églises, nos cathédrales, c'était pour les restaurer avec un mépris étrange des moindres notions de l'histoire, ou pour les encombrer d'ornements ridicules et d'objets disparates. La première fois que je suis entré dans votre magnifique cathédrale de Troyes, je me souviens d'y avoir vu une toile immense et hideuse intitulée la Transfiguration de Notre Seigneur, dont il m'est resté une si pénible impression, que je me félicite de n'avoir pas encore eu le temps d'aller revoir la cathédrale, de peur d'y retrouver le tableau.

« Et cependant, déjà alors l'aurore d'un temps meilleur commençait à poindre. Aujourd'hui, le jour s'est complétement levé, et nous pouvons, nous devons tous nous réjouir de la transformation dont nous avons été les témoins, et que beaucoup d'entre vous ont noblement secondée. En effet, pendant ces glorieuses et fécondes années où la France vivait de toute sa vie; où, vaincue et écrasée par l'Europe entière sur les champs de bataille, elle se releva pour réagir à son tour sur l'Europe; où elle sut pénétrer, dominer, subjuguer cette même Europe par l'empire de son génie, de sa liberté, de sa poésie, de sa littérature, comme par le spectacle de ses luttes et de son inépuisable activité; où elle vengea sa défaite en faisant régner partout ses livres, ses idées, ses passions même et le désir

ardent et universel de posséder et d'imiter les institutions françaises; pendant ces mémorables années, dis-je, la régénération de la vie politique, littéraire et surtout religieuse, entraîna enfin la régénération de l'art et de l'archéologie. De toutes les résurrections qui se firent alors, celle-ci a été la plus tardive, mais elle promet d'être la plus durable, la plus féconde et la plus efficace. On a, pour ainsi dire, découvert le moyen âge; on a reconnu que la France était une mine inépuisable de monuments et de chefs-d'œuvre qui n'avaient rien à envier ni à l'antiquité ni aux pays étrangers. L'art chrétien et national a été successivement retrouvé, célébré, enseigné et pratiqué. Cette heureuse réaction a survécu à toutes nos variations politiques; elle a triomphé des oppositions les plus acharnées, et jusqu'à présent on ne la voit menacée par aucun symptôme d'un retour fâcheux aux anciennes erreurs. En vain, dans les régions de l'enseignement officiel, semble-t-on rester opiniâtrément fidèle aux traditions de l'époque ignorante et méprisante que je signalais tout à l'heure; à peine échappés à l'école, nos artistes, nos jeunes architectes surtout, protestent contre cet enseignement par leurs études personnelles, par leurs publications, par leurs constructions. Grâce à eux, nous n'avons plus à rougir en nous comparant à l'Angleterre et à l'Allemagne; les restaurations qu'ils ont entreprises, les édifices qu'ils sont en train de construire ne perdront rien à être rapprochés des travaux contemporains à Westminster ou à Cologne.

«Le clergé tout entier est entré dans la voie réparatrice. Encouragé par les préceptes et l'exemple de plusieurs illustres évêques, il s'est dévoué au salut des monuments de la foi de nos pères avec un zèle, une intelligence, une activité que nos pères eux-mêmes ne connaissaient plus depuis deux siècles. Et non-seulement il apprend à conserver et à restaurer comme on doit restaurer et conserver les anciennes églises, mais encore il veut que les églises nouvelles portent l'empreinte de la tradition catholique et française. De toutes parts s'élèvent des églises romanes ou ogivales, et bientôt on ne voudra ni supporter ni comprendre que des temples grecs, des édifices d'un style hybride et inqualifiable viennent usurper une place qui doit appartenir exclusivement aux inspirations du génie chrétien.

« Les pouvoirs publics ont fini eux-mêmes par céder à l'entraînement général. N'oublions jamais qu'au lendemain d'une révolution qui semblait menaçante, surtout pour les débris de ce qu'on appelait l'ancien régime, un ministre éminent, grand orateur et grand historien, M. Guizot, a étendu la main omnipotente de l'État sur les chefs-d'œuvre du passé en faisant inscrire au budget. de l'État un chapitre spécial pour la conservation et la réparation des monuments historiques, et en créant l'inspection générale de ces monuments succes

sivement gérée par deux hommes d'un esprit aussi délicat que distingué, MM. Vitet et Mérimée. N'oublions pas non plus l'impulsion donnée aux études archéologiques en province par M. de Salvandy, lorsqu'il créa le Comité historique des arts et monuments, avec son « bulletin » naguère si intéressant, et avec cette armée de correspondants où se retrouvaient les noms de tous les plus intelligents défenseurs de l'art et de l'histoire.

« Les Chambres, de leur côté, se sont toujours prêtées avec empressement aux désirs du gouvernement sous ce rapport; elles se sont montrées généreuses envers nos monuments, toutes les fois qu'on les en a priées. Au milieu des agitations de la politique, cet intérêt sacré n'a jamais été négligé. Au plus fort de la lutte entre l'Église et l'État sur l'enseignement, on a pu plaider avec succès aux deux tribunes la cause de Notre-Dame de Paris. Le vieux Louvre a été admirablement restauré, grâce surtout à l'initiative de M. Thiers, pendant les jours les plus orageux de la république ; et l'un des derniers actes de la dernière Assemblée législative a été de voter un crédit extraordinaire de deux millions pour la restauration des cathédrales de France, sur le rapport d'une commission que j'avais l'honneur de présider. Nous devons espérer que le gouvernement actuel ne se montrera point infidèle à la noble sollicitude de ses devanciers. Déjà l'on annonce qu'il destine un secours généreux à l'immense et admirable cathédrale de Laon, si cruellement menacée. Dieu veuille seulement que le secours arrive avant que la cathédrale s'écroule.

<«< Ainsi donc, Messieurs, ayons confiance et réjouissons-nous. Certes nous aurons encore à lutter contre les dédains des uns, contre la mauvaise volonté des autres, et surtout contre la parcimonie d'un trop grand nombre de corps constitués. Nous verrons encore démolir ou dénaturer plus d'un monument digne d'admiration ou d'intérêt. Mais sachons bien que notre cause est gagnée. Il nous restera le devoir et le mérite de la persévérance dans l'œuvre commencée il y a vingt ans, sous peine de la voir dégénérer et s'éteindre. Mais tout annonce qu'elle durera et que nous verrons de plus en plus ce que nous voyons déjà, c'est-à-dire notre art ancien et historique compris, étudié, restauré et appliqué jusque dans les moindres détails, depuis les voûtes aériennes qui couronnent nos églises jusqu'aux carrelages historiés et émaillés destinés à remplacer ces tristes dalles noires et blanches qui leur servent de pavé moderne. Bientôt la flèche de la Sainte-Chapelle, en se dressant de nouveau au centre de Paris, dans la plus belle position qu'offre peut-être aucune ville au monde, viendra témoigner à tous que l'heure de la renaissance de l'art catholique et national a définitivement sonné.

« Sans doute, dans cette renaissance, tout n'est pas irréprochable; on peut

beaucoup critiquer et se moquer dédaigneusement de telle tentative avortée, de telle exagération puérile. Mais, comme je l'ai dit ailleurs, on peut avoir raison dans le détail et se tromper sur l'ensemble. Les échecs partiels ne changent rien au résultat général. Quoi qu'on fasse, la marée monte, le flot marche. On ne voit pas bien ce qu'il gagne à chaque moment donné. Dans ses mouvements réguliers, mais intermittents, il semble reculer autant qu'avancer, et cependant chaque jour il fait sa conquête imperceptible, et chaque jour le rapproche du but marqué par Dieu.

<< Messieurs, la justice exige que nous sachions rendre un hommage légitime à ceux qui ont été les auteurs et les principaux instruments de cette heureuse régénération.. Parmi eux il est trois noms qui se recommandent sans réserve à votre reconnaissance et à celle de la postérité. Je ne crois pas me laisser égarer par l'amitié en réclamant une place hors ligne pour M. Rio, dont le livre, jusqu'à présent unique, sur la peinture chrétienne en Italie, a initié tant de lecteurs et de voyageurs aux plus pures merveilles de l'art religieux. Vous connaissez tous M. Didron, son infatigable activité, son dévouement un peu belliqueux à notre cause, ses publications, qui ont tant fait pour répandre dans le public, et surtout dans le clergé, le goût et l'intelligence des trésors qui nous restent. Mais avant tout vous rendrez hommage avec moi à M. de Caumont, au fondateur de nos congrès. Le premier, lorsque nous étions tous, les uns dans l'enfance, les autres dans l'ignorance, il a rappelé en quelque sorte à la vie l'art du moyen âge; il a tout vu, tout étudié, tout deviné, tout décrit. Il a plus d'une fois parcouru la France entière pour sauver ce qui pouvait être sauvé, et pour découvrir non-seulement les monuments, mais, ce qui était plus rare encore, les hommes qui pouvaient les aimer et les comprendre. Il nous a tous éclairés, encouragés, instruits et rapprochés les uns des autres. Qui pourrait dire les obstacles, les mécomptes, les dégoûts de tout genre contre lesquels il a dû lutter pendant cette laborieuse croisade de vingt-cinq années? Les honneurs auxquels il avait droit ne sont pas venus le trouver. Sachons lui en tenir lieu par notre affection, notre reconnaissance, notre respect. Je lisais l'autre jour dans l'admirable livre de Mme de Staël, intitulé Dix années d'exil, qu'en arrivant à Salzbourg elle avait vu une grande route percée dans le roc par un archevêque, et, à l'entrée de ce vaste souterrain, le buste de ce prince avec cette inscription: Te saxa loquuntur. Messieurs, quand nous élèverons un buste ou une statue à M. de Caumont, nous y graverons ces mots: Te saxa loquuntur! Et ces pierres, ce seront les monuments de notre vieille France, c'est-à-dire les plus nobles pierres qu'on puisse voir sous le soleil. »

MÉLANGES ET NOUVELLES

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Modèles d'églises romanes et gothiques. - Congrès scientifique de France. Les joueurs de personnages Lillois au XIVe siècle. Le drame religieux au XIXe siècle. Usages et ornements funèbres.

MODÈLES D'ÉGLISES ROMANES ET GOTHIQUES. Comme le disait M. le comte de Montalembert dans le discours qu'il a prononcé au congrès archéologique de Troyes, « de toutes parts s'élèvent des églises romanes ou ogivales, et bientôt on ne voudra ni supporter ni comprendre que des temples grecs, des édifices d'un style hybride et inqualifiable viennent usurper une place qui doit appartenir exclusivement aux inspirations du génie chrétien. » C'est pour répondre à ce goût, qui est devenu un besoin, que nous publions précisément ces modèles d'églises en plein cintre et en ogive. Nous aurons soin qu'à l'avenir chaque livraison des « Annales » contienne au moins une gravure de cette série que nous prolongerons aussi loin que possible. La livraison précédente contenait la coupe longitudinale de l'église de Pont-sur-Yonne; voici l'élévation du flanc méridional du même édifice. C'est d'une simplicité bien plus grande encore qu'à l'intérieur. Pas d'arcs-boutants, pas même de contre-forts au grand mur de la nef. Au mur des bas-côtés, contreforts à retraits et à larmiers en simple biseau. Pas de galerie, ni de chéneaux, ni de gargouilles aux toits; mais des modillons tout unis pour porter l'entablement. Pas de boudins aux archivoltes des fenêtres, si ce n'est aux baies de la tour qui accuse un peu plus de recherche. Rien n'est plus simple, rien ne serait moins coûteux à bâtir, rien n'est plus noble et mieux appareillé. C'est un exemple un peu sévère, et nous aimerions, pour notre compte, une physionomie un peu moins sauvage; mais, pour une église de village ou de bourg, qui ne voudrait ou ne pourrait dépenser une grosse somme, voilà un bon modèle, et nous avons la confiance que beaucoup de nos lecteurs, parmi les architectes, pourront s'en inspirer utilement. La livraison prochaine contiendra la

coupe transversale de la même église.

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CONGRÈS SCINTIFIQUE DE FRANCE. Le congrès de Troyes, spécial pour l'archéologie, a été plein d'éclat, comme le témoigne le discours de M. de Montalembert; le congrès général, qui s'ouvrira le 23 août à Arras, sera plus suivi encore. Le nombre des adhésions est déjà très-considérable, et nous savons personnellement que des archéologues anglais, allemands et belges, nos amis, on l'intention d'y assister. La session dura dix jours; elle a pour secrétaires, chargés de l'organisation, MM. le comte d'Héricourt, Lecesne, de Mallortie, Ch. de Linas, A. Godin. La section d'histoire et d'archéologie est présidée par M. Harbaville, assisté d'un secrétaire qui est M. l'abbé Lequette, directeur au grand séminaire d'Arras. La section de littérature et beaux-arts a pour président M. Delalleau, recteur de l'Académie du Pas-de-Calais, et pour secrétaire M. Sourdat, substitut du procureur impérial au tribunal d'Arras. On est donc sûr de trouver au congrès d'Arras

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