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affable et bienveillant pour tous. Vous souvient-il, Messieurs, de ces causeries intimes où l'esprit de l'homme se révélait tout entier; de ces réunions familières et pleines de gaîté dont il était l'àme et la vie? Mais d'autres, plus habiles que moi, ont déjà rendu un légitime hommage à la mémoire de l'homme que nous avons tant aimé. Tous, à différents points de vue, ont fait connaître ses œuvres, ses talents, ses vertus, ses gloires, et l'on pourrait m'accuser de présomption si je me permettais de prendre longuement la parole après eux; et puis, la réputation d'une célébrité telle que M. de Caumont parle trop haut par elle-même pour que j'aie la prétention d'y ajouter encore par mes discours. Mon cœur me dit que j'ai quelque chose à faire de mieux qu'à louer cette grande mémoire; mon dernier mot doit être un cri de reconnaissance.

O vous qui avez tant fait pour la science, qui avez tant fait pour mon pays; vous, mon ami et mon maître qui, en m'inspirant le goût des études sérieuses, m'avez procuré le seul adoucissement possible aux plus cruels chagrins de la vie, soyez à jamais béni!

Discours de M. Léon Palustre, directeur de la Société française d'Archéologie.

MONSEIGNEUR,
MESSIEURS,

On ne saurait, sans injustice, accuser les siècles passés d'avoir négligé l'étude de nos antiquités nationales. A toutes les époques des esprits éminents se sont engagés dans la voie si brillamment parcourue de nos jours, et leurs importants travaux ont pour nous d'autant plus de prix qu'ils sont, en bien des cas, la seule source d'information à laquelle nous puissions désormais recourir. Mais, s'il nous faut renoncer au mérite d'avoir les premiers songé à constituer l'histoire sur des bases solides, et franchement inauguré l'ère des grandes investigations, il n'en est pas

moins vrai que jusqu'à des temps très-rapprochés de nous, la question éminemment complexe du moyen âge était loin d'avoir été envisagée sous tous ses aspects, qu'une immense et regrettable lacune restait encore à combler. Le croirait-on? des hommes qui avaient passé leur vie à remuer la poudre des manuscrits, à chercher dans les chartes et les diplômes la raison des lois et l'explication des usages, ne s'étaient jamais préoccupés de ce qui seul, en réalité, nous conservait la vivante image des âges écoulés. Nos pères, qui connaissaient presque tous les secrets de la numismatique et du blason, qui s'étaient passionnés pour les infiniment petits de l'archéologie, nos pères n'avaient jamais regardé un monument. Ils voulaient juger les peuples, et dans leur étonnant oubli, ils ne semblaient pas se douter que l'architecture est le plus sûr criterium de l'honnêteté aussi bien que du sérieux d'une nation.

L'Angleterre, il faut le reconnaître, fut la première à s'apercevoir des ressources que pouvaient offrir les constructions de toutes sortes pour l'histoire de la civilisation, mais il était réservé à la France de donner à l'archéologie monumentale sa forme définitive, d'assurer son rapide et complet essor. Grâce à l'homme illustre auquel vous rendez hommage aujourd'hui, la lumière ne tarda pas à se faire dans le chaos, et bientôt l'on put se convaincre, en dépit de quelques protestations intéressées, que l'architecture du moyen áge ne jouissait pas moins que ses devancières des qualités nécessaires à une rigoureuse classification. Quoique bien jeune, en effet, à l'époque où il jeta les bases de son système, Arcisse de Caumont avait su réunir un assez grand nombre d'indications précises pour fournir à l'observation scientifique des jalons certains. Il n'était plus possible de se méprendre sur la moindre nuance, sur le moindre détail, et les monuments racontaient eux-mêmes leur histoire avec plus d'éloquence que les documents écrits.

Mais il ne suffit pas d'être un initiateur, d'ouvrir à l'esprit humain une voie entièrement nouvelle, si l'on n'est encore doné de cette foi inébranlable dans son œuvre qui fait triompher de tous les obstacles et assure définitivement le succès. Que

dis-je? il faut posséder à un égal degré la double activité physique et intellectuelle quand il s'agit, comme dans le cas qui nous occupe, d'une science qui vit surtout de comparaison. Car, Messieurs, si les voyages sont pour tout homme un complément d'éducation que rien ne peut remplacer, ils constituent, pour l'archéologue, l'éducation elle-même, et nous n'arrivons, en quelque sorte, à d'heureux résultats, que par l'incessante inspection des monuments.

Les conditions dans lesquelles était né Arcisse de Caumont lui permettaient largement de satisfaire à l'obligation que nous venons d'énoncer, et chacun sait que, durant un demi-siècle, la France entière ne compta pas de plus infatigable explorateur. Aucun déplacement ne l'arrêtait, quelque long et fatigant qu'il fût, lorsque ses découvertes étaient en jeu. Il voulait tout voir par lui-même et ajouter sans cesse quelques feuillets à l'immense enquête qu'il poursuivait avec une infatigable ardeur. Aussi, les renseignements qu'il a recueillis et qui se trouvent malheureusement épars dans une multitude d'écrits, parfois très-difficiles à se procurer, sont-ils véritablement innombrables. Ils s'étendent non-seulement à sa science de prédilection, à celle dont il fut le créateur, dont il a jeté les bases dans ce magnifique ouvrage qui a nom Cours d'antiquités monumentales, mais encore à l'agriculture, à la géologie, aux questions multiples qui tourmentaient ce vaste et robuste esprit.

Sans aucun doute, votre illustre concitoyen, Messieurs, eut de terribles luttes à soutenir pour la défense de ses idées, qui allaient si directement à l'encontre de tout ce qu'on enseignait alors. Néanmoins, il serait difficile de saisir dans sa longue existence la plus petite trace de faiblesse ou de découragement. Dès le premier instant, il fut animé de la foi qui fait les forts, et d'un pas ferme il s'avança vers le but qu'il s'était proposé d'atteindre. Voyez-le plutôt, avec un sens pratique que l'on ne saurait trop admirer, avant de commencer à écrire, travailler à se préparer des lecteurs. Lorsqu'après trois années il descendit de la chaire où il avait noblement vengé notre architecture nationale des injustes dédains dont elle était l'objet, sa cause

était gagnée, sinon devant l'École, au moins devant le public. Aussi pouvait-il répondre malicieusement à Quatremère de Quincy, qui, toujours passionné pour les chefs-d'œuvre de la Grèce, qu'il avait seuls étudiés, se refusait à reconnaître dans les constructions du moyen àge le résultat de combinaisons savantes et réfléchies, et persistait à ne voir en elles que des effets du pur instinct : « Et moi aussi je suis un fervent admirateur des créations d'Ictinus, mais je n'en aperçois pas moins les beautés de nos vieilles cathédrales; en un mot, je suis comme les petits enfants, je ne suis pas exclusif, j'aime bien papa, mais j'aime beaucoup maman. »>

Quand bien même Arcisse de Caumont n'eût fait que révéler au monde la classification dont nous avons parlé, il mériterait encore de voir son nom passer à la postérité la plus lointaine. Cette gloire, toutefois, n'est pas la seule qui le recommande à notre admiration, et nous sommes peut-être plus surpris à la vue des institutions nombreuses qui s'honorent de l'avoir pour fondateur. En ce genre, il a véritablement enfanté des merveilles et il a donné un spectacle que nous ne sommes pas accoutumés à contempler chez nous. Sans être ennemi du pouvoir, son esprit indépendant ne comprenait pas que l'on fît appel aux hautes régions pour le règlement d'une multitude d'affaires qui auraient tout avantage à être examinées de plus près. Il croyait, par exemple, si nous voulons nous borner à un point particulier, que la protection organisée par quelques citoyens dans chaque ville était plus efficace pour la conservation de nos monuments que toutes les ordonnances et les édits. « Nous ne pouvons nous dissimuler, écrivait-il, que l'époque actuelle exige. la réunion de tous les efforts individuels pour réagir contre le vandalisme; ce n'est pas seulement à quelques hommes influents à prendre nos anciens édifices sous leur protection, c'est à la population éclairée de toute la France à s'opposer aux destructions qui désolent nos provinces. >>

Voilà de la bonne décentralisation si jamais il en fut.

La Société française d'Archéologie est née de cette pensée féconde, et son rapide développement a contribué, plus que

toute autre chose, à l'heureux changement opéré dans les esprits. Embrassant, en effet, notre sol tout entier dans son vaste réseau, elle a pu faire pénétrer, jusque dans les régions les plus écartées, la véritable doctrine, et former une légion d'observateurs aussi dévoués qu'intelligents. C'est à elle que nos monuments doivent non-seulement d'être plus connus et mieux étudiés, mais encore d'avoir repris, dans l'ensemble des préoccupations générales, la place qui leur appartenait à bon droit. Puisse-t-elle, à cette heure, les protéger contre une sollicitude trop grande qui menace, en certains cas, de leur être plus funeste que l'abandon d'autrefois!

Une institution comme celle dont nous venons de faire connaître les bases, ne saurait aucunement être attachée à une province en particulier, et son action a d'autant plus d'efficacité qu'elle réveille en plus d'endroits les sentiments qui sont sa force et son appui. C'est pourquoi, le premier soin d'Arcisse de Caumont fut-il d'organiser, chaque année, dans une région différente, des réunions aussi nombreuses que possible, spécialement chargées d'ouvrir d'instructives enquêtes, de provoquer d'importantes décisions. S'il a réussi dans cette voie, vous le savez, Messieurs, et tout le mouvement intellectuel qui se manifeste aujourd'hui en dehors de la capitale atteste hautement la salutaire influence des congrès, qui peuvent bien ne pas obtenir sur place tous les résultats que l'on serait en droit d'en attendre, mais ne manquent jamais, nous ne craignons pas de l'affirmer ici, de laisser après eux des germes précieux, le désir de connaître les curiosités du pays, d'étudier ses vieilles annales, de ne plus vivre comme un étranger au milieu des richesses qui forment le glorieux héritage de nos pères, et constituent leur titre incontesté à nos hommages et à notre admiration.

Est-il besoin de se demander maintenant pourquoi la Normandie, que dis-je ? pourquoi la France entière a voulu tailler dans le marbre l'image de notre maître vénéré? Cet hommage était dû non-seulement au créateur d'une science nouvelle, mais encore à l'organisateur puissant qui, peut-être, dans notre siècle, a poussé le plus loin l'esprit d'initiative. Et puis fallait-il oublier, surtout

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