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sur ces entrefaites, remplacé M. Viollet-le-Duc, le ministre le chargea de visiter la cathédrale d'Évreux. Dès que nous eûmes connaissance de cette décision nous fimes des démarches pour la faire changer. M. Ballu, en effet, devenu inspecteur général, n'était pas en situation de juger le débat, puisqu'il n'eût pu se prononcer en faveur d'Évreux sans condamner ses deux collègues.

Mais avant que nos réclamations aient pu parvenir au ministre, les bureaux s'étaient hâtés d'envoyer M. Ballu à Évreux. Il y vint avec M. Darcy, l'architecte de la démolition et de la reconstruction; il ne vit aucun d'entre nous, et sans avoir pris connaissance de nos mémcires, sans avoir entendu nos dires, il déclara que les plans de reconstruction inspirés par M. Viollet-le-Duc lui paraissaient bien conçus et devaient être exécutés.

M. Ballu ajouta que la reconstruction de l'Hôtel de Ville, à Paris, absorbait tous ses moments, et ne lui permettait pas de surveiller les travaux d'Évreux, comme M. Violletle-Duc devait le faire.

Depuis cette époque, nous sommes entièrement livrés aux mains de M. Darcy, architecte besogneux, étranger au pays, qui n'est connu par aucun travail important et qui s'est montré en toute cette affaire l'humble instrument et l'exécuteur des hautes œuvres de M. Viollet-le-Duc.

Cependant, sur les instances de nos amis, le ministre avait promis de nommer une commission prise en dehors des trois inspecteurs généraux, contre le jugement desquels nous avons formé appel. M. le duc de Broglie annonçait cette nouvelle commission, le mercredi 5 août, à la préfecture de l'Eure. On nous faisait même connaître. les noms des commissaires: MM. Crétin, Durand et Douillard, sous la présidence de M. de Guillermy. Ces Messieurs, disait-on, daigneraient écouter nos raisons, visi

teraient avec nous la cathédrale, et ne, se prononceraient qu'en connaissance de cause: c'était tout ce que nous demandions.

Le 10 août, on nous disait que ces Messieurs allaient arriver au premier jour; mais le lendemain, 11, tout à coup et sans avis préalable, les ouvriers se sont mis à démolir avec une activité fébrile. En quelques jours trois travées de la voûte de la nef, avec leurs contre-forts et leurs arcs-boutants, ont été détruites.

Les raisons de ce changement nous sont encore inconnues, nous avons entendu dire que les inspecteurs généraux n'avaient pas voulu admettre qu'on pût appeler de leur décision, et que les trois commissaires pris parmi les architectes officiels ayant été menacés d'encourir l'animadversion des bureaux, deux d'entre eux avaient refusé la mission que M. le ministre avait voulu leur donner.

Quoi qu'il en soit, notre nef se compose de sept travées. Trois sont conservées provisoirement pour les besoins du culte. Sur les quatre autres abandonnées aux ouvriers, une seule subsiste encore parce qu'on n'a pas pu démonter facilement le grand orgue qui y est placé.

Tous nos efforts doivent tendre aujourd'hui à obtenir du ministère que les trois travées démolies soient reconstruites exactement dans les mêmes formes, car alors il sera possible de conserver les quatre autres et nous aurons encore à présenter un beau et important spécimen de l'art de nos constructeurs, dans les premières années du XIIIe siècle.

Messieurs les Inspecteurs généraux prétendent modifier à leur gré la conception primitive et rejettent nos deux arcs-boutants, comme contraires aux règles de l'art! Aux règles de l'art de ces Messieurs, soit; mais non aux règles de l'art du XIIIe siècle, puisque plus de la moitié de nos cathédrales et de nos plus belles églises ont, comme à

Évreux, deux arcs-boutants dont le supérieur sert de chéneau pour recevoir les eaux à la sortie du toit.

Au moment où l'Empire est arrivé, tout le monde, en France, était pénétré de respect pour nos monuments historiques, c'était pour leur conservation que le gouvernement avait envoyé tant de savantes circulaires et qu'il avait créé la Commission des monuments historiques. Tout le monde comprenait que si on démolit, même pour reconstruire exactement dans les mêmes formes, il n'y a plus de monument historique, mais un copie, un pastiche, une œuvre du XIXe siècle.

Sous l'Empire, trois architectes, après avoir rejeté les archéologues au second plan, sont devenus les maitres de tous les travaux diocésains, par la création du Comité des inspecteurs généraux, en 1853. Depuis cette époque, il leur a fallu de grands travaux neufs, de grandes dépenses et de gros honoraires. Pendant vingt ans, nous avons vu beaucoup de grandes cathédrales, non pas entretenues avec soin, conservées et restaurées, mais reconstruites partiellement et perdant leur cachet primitif pour prendre celui de M. Viollet-le-Duc et consorts.

Si aujourd'hui le maître est tombé, son école est encore toute-puissante par les bureaux du ministère et on n'obtient des travaux qu'à condition de se soumettre à ses doctrines.

Nulle part, toutefois, l'abus de pouvoir n'a été plus odieux qu'à Évreux. Il s'agit en effet de l'une des premières, sinon de la première voûte ogivale construite en Normandie. Cette voûte, belle en elle-même et du plus haut intérêt pour l'histoire de l'art, est fort étroite; elle repose sur des murs d'un mètre quarante centimètres d'épaisseur; sa conservation et sa restauration ne présentent donc aucune difficulté sérieuse. Sa solidité est incontestable, et

XLII SESSION.

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j'en ai donné dans mon premier rapport des raisons techniques qui n'ont pas été réfutées.

En dehors du trop célèbre Comité ministériel, tous les hommes du métier sont de notre avis.

Parmi les cinq cents habitants d'Évreux, qui ont signé la pétition au ministre, se trouvent des architectes, des conducteurs des ponts et chaussées, des entrepreneurs de bâtiments, spécialement MM. Leroy et Guersent, qui successivement et pendant plus de quarante ans ont été chargés de l'entretien de la cathédrale. Tous affirment que la voûte, les murs et les contre-forts de notre nef sont solides et n'ont besoin que d'être entretenus et restaurés.

Nous avons fait venir M. Sabine, architecte instruit, qui a pendant quarante-huit heures examiné notre cathédrale avec le plus grand soin. Il s'est prononcé pour la conservation, dans un rapport approuvé par huit architectes distingués de Paris.

Le 21 août dernier, nous avons reçu la visite de cinquante architectes de Londres, qui faisaient un voyage archéologique, sous la direction de M. Edmond Scharpe, connu en France comme concessionnaire du chemin de fer de Perpignan, et l'un des hommes de notre temps qui ont le plus étudié les monuments du moyen âge. Tous ces Messieurs, en examinant les trois travées de la nef réservée au culte, ne pouvaient croire qu'elles fussent destinées à être démolies comme le reste. Ils me disaient qu'en Angleterre, l'opinion publique ne permettrait pas un tel sacrilége, et que le dernier de leurs architectes ne trouverait aucune difficulté dans la réparation du monument.

Au fond, il s'agit d'une simple question de fait qui n'est pas au-dessus de la compétence d'un bon maître-maçon. Faut-il donc, pour reconnaitre l'infaillibilité aux trois architectes ministériels, accorder que tous les autres sont

aveugles ou incapables? N'est-il pas plus naturel d'admettre que les inspecteurs généraux n'ont voulu d'abord que ne pas contredire leur collègue, M. Viollet-le-Duc, et qu'une fois engagés, ils ont craint de céder à une résistance à laquelle ils étaient loin de s'attendre.

Mgr d'Évreux fait bien, en effet, chaque jour et publiquement ce raisonnement: Je n'entends rien à l'art et à l'archéologie, j'avoue volontiers mon incompétence; mais le Comité ministériel a donné une décision que j'ai approuvée; par conséquent réclamer contre la démolition de ma cathédrale c'est attaquer mon autorité et celle du gouvernement!

No 12.

NOTE DU COMITÉ POUR LA CONSERVATION DE LA CATHÉDRALE D'ÉVREUX, REMISE LE 7 SEPTEMBRE 1874 A MM. LES COMMISSAIRES NOMMÉS PAR M. LE MINISTRE des cultes.

Dans les premiers jours de juillet, sur nos vives instances, M. le Ministre promet un nouvel examen de la question, et donne pour instruction à l'architecte de diriger les travaux « de manière à laisser intacts les points sur lesquels portent les réclamations. » Celui-ci fait néanmoins construire des échafaudages pour une démolition et une reconstruction complètes, fait arriver et tailler un très-grand nombre de pierres; puis le 11 août, sans nouveaux ordres, il commence à faire jeter bas près de la moitié de la voûte et trois contre-forts avec leurs arcs-boutants. Cette opposition formelle aux intentions de M. le Ministre, inspire justement au Comité les craintes les plus vives pour l'avenir. On ne saurait accepter l'affirmation

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