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la partie inférieure de la cathédrale, chœur et nef, d'une sorte de chemise de pierre d'une ornementation élégante et uniforme. Mais quand on s'approche pour regarder avec soin, quand surtout on examine l'intérieur des chapelles, on y retrouve encore aujourd'hui une partie des colonnettes et des arcatures du xin siècle. En sorte, Messieurs, qu'en dehors des preuves historiques que je vais vous donner, l'état actuel de l'architecture suffirait encore pour établir ma thèse.

Dès la fin du même siècle, toujours le XIII, on s'occupa du chœur. Comme on trouvait, avec raison, la nef beaucoup trop étroite, le chœur du XIIe siècle qui la continuait. fut rasé, et on jeta les fondements du chœur actuel, avec ses collatéraux et ses chapelles, dans des proportions beaucoup plus larges. Le gros œuvre était terminé à la fin du XIe siècle, et les chapelles dans les premières années du xive.

La preuve de tout ce que je viens d'avancer, Messieurs, c'est que non-seulement les chapelles de la nef et celles du chœur étaient construites aux époques que j'indique, mais leurs fenêtres étaient fermées par des verrières peintes, dont beaucoup existent encore et portent leur date.

Ainsi, Jean de Meulan, qui fonda l'une des chapelles de la nef en 1261, y fit peindre assez grossièrement son image dans une verrière qui subsiste avec cette inscription :

[MAI]TRE JOHEN DE MEULENT.

Les verrières de deux chapelles des bas-côtés du chœur ont été données par Geoffroy de Bar, qui fut évèque d'Évreux de 1298 à 1299. Elles portent son écusson, et

XLII SESSION.

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sur l'une d'elles, il est peint à genoux avec cette inscription:

L'EVESQUE GIEFROY DONNE CESTE VERRIÈRE.

Son successeur, Mathieu des Essarts, fonda aussi deux chapelles du choeur en l'honneur de saint Louis et de saint Claude. Il leur donna des verrières qui subsistent également, et il y fit peindre son image et ses armes. Bien plus, il fut enterré, en 1310, dans le mur extérieur de la chapelle Saint-Claude, où se voit encore son tombeau.

Le cardinal Nicolas de Nonancourt, qui fut inhumé vers 1299 dans une chapelle du chœur qu'il avait fondée, y est représenté, tenant une verrière, avec cette inscription :

NICOLAUS CARDINAL.

Enfin, dans une autre chapelle du choeur, Louis de France, qui fut comte d'Évreux de 1307 à 1319, et Marguerite d'Artois, sa femme, sont peints sur les verrières avec des inscriptions qui les désignent. Le comte tient en sa main et présente la verrière qu'il donne à l'église.

Des vitraux, certainement de la même époque, mais qui ne portent point de date, se voient encore dans toutes les chapelles du côté sud de la nef.

Si j'ai insisté, Messieurs, sur ces preuves vraiment surabondantes, c'est qu'elles renversent le système de M. Viollet-le-Duc.

Le savant écrivain revient à plusieurs reprises, dans

son beau dictionnaire d'architecture, sur les difficultés qu'eurent à vaincre et les tâtonnements auxquels se livrèrent les architectes dn moyen âge, pour passer de la voûte à plein cintre à la voûte ogivale. Si les parties hautes de notre nef ne remontent qu'à la fin du XIIIe siècle, à une époque où la construction des voûtes ogivales n'était plus qu'un jeu pour les architectes de France, elles n'offrent qu'un intérêt secondaire, malgré leur belle ordonnance, la simplicité et la pureté de leurs lignes. Mais si, comme je crois vous l'avoir prouvé, elles ont été bâties dans les premières années de ce même siècle, elles sont du plus haut intérêt pour l'histoire de l'art en Normandie, et revêtent à ce point de vue une importance hors ligne.

Aujourd'hui, Messieurs, ces vieilles murailles, témoins pendant tant de siècles des événements qui ont ému ou passionné nos pères, au point de vue de la famille, de la cité ou de la patrie, ces murailles auxquelles se rattachent tant de grands souvenirs, vont tomber sous le marteau du démolisseur.

Votre section des lettres a cru bon qu'une notice spéciale constatât du moins leur âge et leur intérêt archéologique. Elle m'avait chargé de la rédiger, heureux serais-je, Messieurs, si je n'ai pas été trop inférieur à la mission qui m'a été confiée.

N° 4 bis.

Depuis que cette note a été lue à la Société libre de l'Eure, le vandalisme officiel a triomphé. La moitié de la

voûte de notre nef avec ses contre-forts est tombée sous le marteau des démolisseurs. L'autre moitié, qui est encore aujourd'hui (mars 1876) à l'usage du culte, est destinée à subir le même sort, quoiqu'elle soit très-facilement réparable, et qu'en 1871 M. Viollet-le-Duc n'ait pas cru devoir y placer le moindre étai (1).

La démission de M. Viollet-le-Duc, comme inspecteur général des édifices diocésains, aurait pu sauver notre cathédrale; elle a au contraire augmenté le mal en ôtant à l'architecte diocésain le contrôle d'un homme dont la science et la valeur sont incontestables.

Les contre-forts nouveaux qu'a construits l'architecte diocésain sont forts différents de ceux dont les plans avaient été dressés pour l'adjudication et qui avaient reçu l'approbation. de M. Viollet-le-Duc et du Comité des inspecteurs généraux.

Au-dessus de chacune des gargouilles cet architecte a eu l'idée monstrueuse de placer un dais comme on en met sur la tête des saints et par extension sur celle des grands personnages. Tout le monde sait que dans le symbolisme religieux du moyen âge les gargouilles représentent le démon et ses instruments. Saint Paul appelle le démon le Prince de l'air (Ephes. II, 2), et nos artistes ont peuplé les galeries aériennes de nos églises de dragons volants, d'animaux fantastiques, de monstres grimaçants, représentations des vices. Mais qu'importe le symbolisme à un architecte diocésain? Il se croit assez puissant pour canoniser la

(4) On n'en a point placé depuis. Des trois travées qui restent intactes, celle qui touche la tour centrale est d'une conservation parfaite, les deux autres n'ont que des fissures insignifiantes. Mais on ne veut pas qu'il nous reste la moindre trace de l'art de nos constructeurs au commencement du XIe siècle.

bête immonde, et les saintes gargouilles d'Évreux sont en train de devenir légendaires.

Cette addition n'affiche pas seulement le mépris de toutes les règles de la tradition religieuse; elle est encore déplorable au seul point de vue de l'art. La longueur démesurée des colonnes qui supportent le devant du dais; leur ténuité, qui ne leur assure qu'une existence éphémère; leur prolongement au-dessous d'une forte saillie du contre-fort, qui indique à l'œil le moins exercé la présence d'un hors-d'œuvre ajouté après coup; le singulier aspect des gargouilles roides et grêles avançant leur tête au milieu des deux colonnes : tout choque les hommes de goût.

Le besoin de détruire l'œuvre ancienne se manifeste partout. Ainsi l'architecte diocésain a surmonté ses nouveaux contre-forts de pyramidions de même grandeur que ceux qu'on remarque sur les contre-forts de toutes les parties de la cathédrale; mais, au lieu de suivre le modèle qu'il avait sous les yeux, il a fortement diminué le relief des crochets qui garnissent les angles et modifié les lignes des frontons placés à la base, de manière à produire une disparité fâcheuse et à préparer des démolitions pour l'avenir. Car démolir pour reconstruire, sous le prétexte de réparer, c'est le mot d'ordre de ces hommes, qui gaspillent les fonds du pays et défigurent à plaisir nos monuments les plus vénérables.

Les trois croquis ci-joints suffisent pour permettre au lecteur de juger avec quel sans-gêne l'architecte diocésain traite la cathédrale d'Évreux.

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