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MM. les inspecteurs généraux déclarent que ces contreforts poussent au vide, à cause de la mauvaise courbe de leurs doubles arcs. C'est une affirmation que personne ne peut combattre, puisque ses auteurs ont oublié d'en donner la raison. Mais à défaut d'explication, on peut répondre qu'il y a bientôt sept siècles que ces contre-forts avec leurs doubles arcs-boutants subsistent; la plupart sans trace de déformation sérieuse, ainsi que vous pouvez vous en assurer, Monsieur le Ministre, en les faisant photographier. Si le mauvais état du chéneau pratiqué sur le rempant de ces arcs, en a fait déformer quelques-uns, il est facile de restituer à ces arcs la courbe nécessaire.

Les contre-forts de la cathédrale d'Évreux ne sont pas d'ailleurs les seuls qui portent deux arcs-boutants, il y a même de grandes églises où chaque contre-fort porte trois arcs. Il ne peut entrer dans la pensée de personne de faire disparaître les arcs multiples dans toutes les églises où on les observe. Mais à Évreux leur existence est intéressante à la fois, à cause de l'époque où ils ont été construits et à cause de l'effet charmant qu'ils produisent. Les fleurons que le projet substitue aux pinacles sont complétement en désaccord, par leur lourdeur et leur aspect étranger, avec l'ensemble de la décoration de la cathédrale d'Évreux.

Je suis avec un profond respect, Monsieur le Ministre, votre très-humble et très-obéissant serviteur.

BORDEAUX,

De la Société nationale des Antiquaires de France

et de celle des Antiquaires de Normandie.

Erreux, le 17 juin 1873. .

No 3.

RAPPORT DE M. L'ABBÉ LEBEURIER.

MONSIEUR LE PRÉFET,

Évreux, le 11 août 1873.

Vous m'avez transmis le rapport de M. Viollet-le-Duc sur la restauration de la cathédrale d'Évreux en me demandant mes observations.

Dès la première lecture, j'ai été frappé de cette phrase: « Le Comité ne sera pas trop surpris, si des observations ont été faites sur ce projet par des personnes étrangères à l'art de la construction et qui ne voient dans la restauration de nos édifices qu'une reproduction sans examen ni critique des anciennes formes, si vicieuses qu'elles soient. >>

Quoique cette phrase ne puisse s'adresser à moi, qui n'ai pris jusqu'ici aucune part au débat, je ne saurais la laisser sans protestation. Personne ici parmi ceux qui s'intéressent à la restauration de notre cathédrale n'a émis de principes aussi absurdes. Mais M. Viollet-le-Duc me permettra de lui rappeler que depuis cinquante ans, les archéologues ont plusieurs fois obtenu la conservation de monuments que les architectes voulaient détruire.

M. Darcy, étranger à Évreux, est à peine nommé en 1871, architecte diocésain, qu'il propose la démolition d'une partie notable de notre cathédrale. N'aurait-il pas pu aller moins vite, se donner le temps d'étudier le monument qui lui est confié, et demander quelques renseignements aux archéologues locaux, qui étudient avec amour leur cathédrale depuis de longues années?

Le rapport de M. Viollet-le-Duc renferme trois choses: 1° L'affirmation, comme d'un fait évident, qu'un écartement notable des murs de la nef s'est produit dans ces dernières années; que les moellons de la voûte tombent, que les arcs-boutants se brisent et que les contre-forts sont entièrement disloqués; qu'en conséquence la démolition et la reconstruction immédiate des œuvres hautes de la nef sont absolument nécessaires.

2o L'explication de ces faits par les vices de la construction actuelle. Presque tout le rapport de M. Viollet-le-Duc roule sur ce point.

3o L'approbation pure et simple, en quelques mots, des projets de M. Darcy.

J'aurais peu d'observations à présenter sur le troisième point, le projet de reconstruction de M. Darcy, qui s'est inspiré de la construction actuelle du chœur.

J'aurais beaucoup à dire sur le second point, où les défauts de la construction actuelle sont singulièrement exagérés. Qu'il me suffise, pour montrer le peu d'attention que M. Viollet-le-Duc a donné à notre cathédrale, de relever deux de ses assertions. Il écrit que la partie haute de la nef a été construite à la fin du XIIIe siècle et les chapelles au xv. Or, les documents que nous possédons et l'examen des constructions prouvent de la manière la plus évidente que les parties hautes de la nef ont été bâties dans les premières années du XIIIe siècle et les chapelles au xiv, On a seulement refait, au xv° siècle ou au commencement du xvi, les meneaux des fenêtres des chapelles et leurs ornements extérieurs.

Mais la question n'est point là; elle est tout entière dans la première proposition de M. Viollet-le-Duc. Si les assertions qu'il y émet sont inexactes, si, par suite, la reconstruction des hautes œuvres de la nef n'est point néces

saire, comme j'espère le prouver, il est inutile de s'occuper des deux autres points.

L'ossature de la voûte de la nef est d'une simplicité extrême. Les arcs doubleaux sont en forme de plate-bande. Deux arcs ogives, en forme de boudin avec quelques moulures, se croisant à la clef, divisent chaque travée en quatre triangles. Ces triangles ont été fermés avec de petits moellons inégaux et à joints épais qui s'appuient sur les arcs doubleaux et les arcs ogives. Il n'y a point d'arc formeret, en sorte que la base des triangles qui sont du côté des murs, vient simplement se coller sur le nu du mur. Dès lors le rétrécissement des mortiers qui lient les moellons et l'écartement des murs ont fait immédiatement apparaître des vides entre les murs et la base des triangles qui les touchent, sans que cela compromette la solidité de la voûte.

Mais à quelle époque l'écartement des murs s'est-il produit? Je suis convaincu que la plus grande partie au moins de cet écartement s'est produite immédiatement après l'achèvement de la nef.

Au XIIe siècle, en effet, on ne bâtissait que la partie supérieure de la nef. A l'extérieur les constructions nouvelles ne commençaient qu'à la naissance des hautes fenêtres. Les murs se sont écartés à partir de ce point seulement, et au-dessous ils sont encore aujourd'hui parfaitement d'aplomb. L'écartement s'est produit pendant que toute la maçonnerie nouvelle était encore fraiche, si bien que l'ossature intérieure très-élastique a pu suivre le mouvement sans se déformer. La culée des contre-forts du XIIIe siècle qui subsistent encore, a elle-même cédé.

Si on suppose que l'écartement n'a commencé à se produire que cinquante ans après, par exemple, lorsque toutes les maçonneries étaient parfaitement sèches, com

ment expliquer qu'un écartement qu'on dit être de onze centimètres de chaque côté, soit vingt-deux centimètres en tout, ait eu lieu, sans que les arcs doubleaux se soient déformés à la clef et aux reins. Or, aujourd'hui encore toute l'ossature de la voûte est en bon état, aucune lézarde n'existe ni aux arcs doubléaux ni aux arcs ogives.

Pendant près de six siècles, les architectes et constructeurs qui ont remanié et rebâti tant de parties de la cathédrale ont vu sans s'en inquiéter l'écartement des murs de la nef. Au xv" siècle seulement, on a placé en avant de chaque contre-fort une sorte d'épi qui n'a pas bougé depuis cette époque, preuve manifeste que l'écartement est antérieur.

Quoi qu'il en soit de notre opinion, quand M. Viollet-leDuc dit que des mouvements inquiétants se sont produits << pendant les dernières années qui viennent de s'écouler, » il émet une simple assertion qu'il ne prouve pas. C'est là cependant ce qu'il fallait établir; il fallait pouvoir dire Il y a dix ans, il y a vingt ans, j'ai constaté l'écartement des murs, il était de tant; il est aujourd'hui de tant; donc la progression est rapide et le péril imminent. Car qu'importe un écartement de onze centimètres pour des murs qui ont un mètre quarante de section, si le mouvement est arrêté? Or, j'affirme que, depuis plus de vingt-deux ans que j'étudie la cathédrale avec grand soin, j'ai toujours vu la nef dans le même état.

Que s'est-il donc passé à la fin de l'année 1871? La voûte de la nef était parfaitement saine, excepté à la base des triangles de chaque travée qui touchent les murs. Il y avait là, comme je l'ai expliqué plus haut, des vides qui avaient été bouchés à une époque plus ou moins ancienne avec du mortier. Ce mortier était tombé par places; à côté des endroits où il était tombé on le voyait tout près de se

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