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ses anciens architectes et en appelant en aide le scepticisme. Après tout, se dit M. Viollet-le-Duc, « toutes les œuvres hautes extérieures de la cathédrale d'Évreux ont été remaniées tant de fois qu'elles n'ont aujourd'hui, au point de vue de l'art ou de l'histoire de l'art, aucune valeur. » Ceci est « lestement » affirmé. Art et histoire de l'art sont deux. M. Viollet-le-Duc est choqué de l'aspect extérieur de la nef d'Évreux; parmi nous, la plupart le trouvent bien satisfaisant, car le xve siècle n'a porté aucune atteinte à l'harmonie générale, et comme il a procédé partout d'une manière uniforme, la symétrie n'est point atteinte. Mais c'est là, à la rigueur, une affaire de goût, étrangère au débat. Pour la valeur de l'édifice au point de vue de l'histoire de l'art, elle est en très-grande partie précisément dans ces modifications, qui, malgré les termes du rapport, se rattachent à une seule époque, le xv° siècle (1).

Le doute de M. Viollet-le-Duc au sujet de l'authenticité des arcs-boutants, qui ne conserveraient plus, peut-être, une seule pierre de leur construction primitive, est tout simplement une humiliation que s'inflige l'éminent architecte. A ces colonnes posées en délit, à ces chapiteaux à crochet, à l'encolure même des arcs, tout novice en archéologie aurait reconnu un arc-boutant du XIIIe siècle; d'autant plus que la rénovation complète de ces arcs se serait très-difficilement effectuée sans amener dans les

(4) Nous n'avons pas signalé un caractère très-curieux des anciennes gargouilles : au lieu d'être tournées vers le dehors, en prolongement des chéneaux des glacis, elles font retour d'équerre sur les culées, et se tournent vers le transept pour déverser leurs eaux sur les chéneaux du mur des chapelles. Cette disposition, peut-être unique, va aussi disparaître.

voûtes des désordres encore bien plus graves que ceux qui ont servi de prétexte aux actes présents de vandalisme.

Serait-il sincère ou justifié, ce scepticisme n'en est pas moins dangereux. « Avec lui, dit M. Leroy-Beaulieu, il faudrait que la date d'un monument soit bien nettement indiquée pour qu'il n'ait rien à redouter des correcteurs modernes. Dans l'incertitude, il semblerait que le bénéfice du doute dût être pour les constructions existantes. On ne voit pas qu'il y ait avantage pour l'archéologie à substituer à une conception douteuse du moyen âge une conception indubitablement contemporaine. »

Je n'ai rien dit des couvertures; M. Bordeaux, dans sa première pétition au ministre, et M. Sabine dans son Examen critique, ayant suffisamment montré l'intérêt qu'il y aurait eu à conserver le comble très-remarquable de la grande nef, et le dallage encore plus caractéristique des bas-côtés (1). Mais j'exprimerai un douloureux regret au sujet des vitraux. Il semble que la reconstruction de la nef d'Évreux soit un vraie conspiration contre l'histoire. Les verrières hautes figuraient bon nombre d'événements de l'histoire de Normandie, sans compter les portraits et les armoiries : c'était encore une des riches spécialités de cette cathédrale. Ils ne seront pas replacés. L'architecte a adjugé de nouvelles verrières à trois manufacturiers différents, à tant le mètre carré.

Le rapport se termine en demandant aussi la «< restauration du chœur suivant les mêmes principes, » qui président à la reconstruction de la nef. Le présage est

(1) A l'article chapelle, de son Dictionnaire raisonné, M. Viollet-le-Duc assure que ce dallage était provisoire. Dans tous les cas, il est bien meilleur que bon nombre de toitures présumées définitives.

terrible. Les archéologues peuvent s'armer pour une nouvelle campagne.

A mon tour je finis, sans prétendre nullement avoir clos le débat. Nos adversaires ne me répondront pas plus qu'ils n'ont répondu aux critiques déjà émises; mais nos amis pourront encore trouver de nouveaux arguments, élargir la question ou voir se modifier le champ de la lutte. Leur dévouement ne sera pas sans quelque récompense. Les remaniements sacriléges que nous avons blåmés pourraient tromper ou troubler la postérité; la trace de nos efforts restera pour l'éclairer, car elle durera, nous l'espérons bien, autant que les arcs-boutants et les « saintes gargouilles des prétendus restaurateurs de la cathédrale d'Évreux.

M. Bordeaux avait adressé à M. le président, avec ses regrets de ne pouvoir assister à la séance, une note relative à la même question.

NOTE SUR LES ALTÉRATIONS SUBIES NOUVELLEMENT PAR L'ARCHITECTURE DE LA CATHÉDRALE D'ÉVREUX.

La grosse tour, au nord du portail ouest, terminée en 1622, à peu près dans le style de Saint-Eustache de Paris, et dont le campanile menaçait ruine, a été restaurée dans ses étages supérieurs, pendant les années 1872 à 1875, d'une manière sobre et satisfaisante. Cette tour, étant presque moderne, n'a subi aucune altération dans son style ni dans sa décoration. Les réparations ont été opérées par un entrepreneur d'Évreux, M. Jacquelin, ingénieur civil, et par des appareilleurs et des sculpteurs également d'Évreux, qui ont reproduit avec fidélité le faire local des

sculptures et des moulures. Il existe de grandes photographies de cette partie du monument, prises avant la réparation.

La tour au midi du grand partail, qui est presque d'un siècle plus ancienne, a failli être dévorée, il y a un mois, par un incendie qui couvait dans sa charpente, lorsqu'on est arrivé à temps pour l'éteindre. Comment le feu a-t-il pu prendre dans une partie dont les architectes ont maintenant seuls la clef? c'est ce qui est resté inexpliqué. Il y avait plusieurs jours que les plombiers avaient quitté la toiture neuve de la nef. Si l'incendie, indiqué par un jet de fumée, n'avait pas été comprimé à temps, le désastre eût été immense.

Le mal est bien grand déjà. La nef, attaquée depuis bientôt trois années, est déshonorée à jamais dans la moitié de ses travées. La moitié de ses curieuses voûtes, de ses contre-forts et de leurs élégants arcs-boutants est démolie. Les contre-forts sont remplacés par un genre inouï dans l'architecture normande. L'architecte du gouvernement, domicilié à Paris, n'a évidemment aucune instruction archéologique. Il est lamentable de voir dépenser un million à défigurer un monument curieux pour l'histoire de l'art, tandis qu'avec cent ou cent cinquante mille francs on eût remis l'édifice en parfait état. Voilà le bel emploi que l'on fait de nos lourds impôts. Des fournisseurs de pierre, des ouvriers étrangers à la ville, un entrepreneur choisi sans adjudication, des sculpteurs médiocres, mis en œuvre par des architectes en crédit, mais ignorants de l'histoire du monument qui leur est livré, vont bénéficier de ce gaspillage des deniers publics. Les hommes politiques n'ont rien voulu entendre des justes protestations de la population. Ce n'est pas ici le lieu de raconter les intrigues pratiquées pour donner

raison aux architectes diocésains, ni d'écrire les noms de personnages qui seront justement stigmatisés plus tard.

Toutefois on n'a pas mis entièrement à exécution un rapport de M. Viollet-le-Duc, fait au Comité des architectes. diocésains, et qui concluait à la démolition de toute l'œuvre haute de la nef de la cathédrale d'Évreux. Ce rapport, mal rédigé, plein de bévues, contient presque autant d'appréciations inexactes, d'erreurs de dates et d'assertions erronées qu'il renferme de lignes. Pour ceux qui ont observé avec attention et analysé la cathédrale d'Évreux, cette élucubration superficielle et sans valeur scientifique donne la mesure du degré de confiance qu'il faut attacher aux autres productions de l'auteur.

Ce rapport officiel concluait donc à la réfection totale de l'étage supérieur de la nef d'Évreux, et approuvait des plans qui ont été mis en adjudication. Mais aucun adjudicataire n'ayant soumissionné, les travaux se font en famille, et les gros murs ont été conservés et rhabillés à neuf. Toutes les sculptures de la moitié de la nef ont été brisées et remplacées par des sculptures neuves du genre le plus banal, et dont il serait difficile d'indiquer le style. On a cassé impitoyablement des feuillages d'une conservation intacte, des figures d'animaux, lézards, limaçons, etc., délicatement exécutés dans une pierre extrêmement dure, des chapiteaux et des moulures d'un profil charmant et différents à chaque travée. Les mesures et les proportions symboliques ont été changées.

Quant à l'intérieur, le public n'est pas admis à savoir ce qui s'y passe. A chaque issue du chantier, des écriteaux portent : DÉFENSE D'ENTRER. Les architectes du ministère des cultes sont gens amis du mystère : la publicité les gêne; députés et conseillers généraux restent à la porte comme les autres mais ce sont surtout les ecclésiastiques

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