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Denis, où la reconstruction récente ne s'est pas fait scrupule de les reproduire tels quels. S'ils sont un luxe pour une nef aussi étroite que celle d'Évreux, ils n'en sont que plus intéressants on verra que les architectes du XIIIe siècle n'attendaient pas l'absolue nécessité pour s'en servir, et la cathédrale d'Évreux, à ce point de vue, n'est que plus originale. Sont-ils nuisibles? M. Sabine a prouvé le contraire; en tout cas, tels que le xve siècle les avait laissés, ils ont soutenu fortement la voûte pendant quatre cents ans, et, réparés, puis désormais entretenus, ils l'auraient appuyée encore pendant autant de siècles avec non moins d'efficacité que les arcs-boutants

nouveaux.

« Il n'est pas moins évident, continue le rapport, que l'état des voûtes exige leur reconstruction en employant les matériaux qui pourraient être reposés. » La chose n'est pas évidente: les arcs-doubleaux et les arcs-ogives sont presque tous intacts; il aurait suffi de refaire quelques remplissages aux endroits lézardés. Mais on a su rendre inévitable la reconstruction de toute la voûte en décrétant tout d'abord la substitution d'un nouveau système d'arcs-boutants à l'ancien. Ce qui devient par suite évident, c'est que la voûte du XIIIe siècle, liée par ses habitudes avec les arcs-boutants construits en même temps qu'elle, s'accommoderait difficilement des arcs-boutants nouveaux, et doit leur être sacrifiée.

« C'est-à-dire, en un mot, que l'état actuel de l'édifice exige une reconstruction complète des œuvres hautes. Ce qui exige maintenant cette reconstruction, ce sont les dispositions prises dès les commencements par les architectes diocésains. « Tout est habilement préparé, dit M. l'abbé Lebeurier, par M. Viollet-le-Duc

pour faire disparaître un monument qui contrarie ses systèmes archéologiques (1). »

« On a, suivant le rapport, depuis le xve siècle, pour maintenir cette nef, usé de tous les palliatifs avec plus ou moins d'adresse; il faut aujourd'hui, si on prétend la conserver, prendre des mesures réellement efficaces. Sinon on court le risque de dépenser encore des sommes relativement considérables sans améliorer notablement la situation.» Si, depuis le xve siècle, on a usé de palliatifs avec plus ou moins d'adresse, on nous a du moins transmis la cathédrale en assez bon état, et nos inspecteurs diocésains ne pouvaient-ils donc, avec toute leur habileté, sauver le monument sans le reconstruire? Ils donnent par là de leur confiance en eux-mêmes une pauvre idée, avec laquelle s'accorde bien peu, au reste, le passage sui

vant :

« Le comité ne sera pas trop surpris si des observations ont été faites sur ce projet par des personnes étrangères à l'art de la construction, et qui ne voient, dans la restauration de nos édifices qu'une reproduction, sans examen ni critique, des anciennes formes, si vicieuses qu'elles soient,» Que messieurs les amateurs se le tiennent pour dit; l'architecture n'est plus une affaire de goût, de bon sens, de logique, c'est un sanctuaire où se confinent les hommes du métier et où il n'est pas permis de pénétrer. L'art n'est plus l'expression d'une civilisation entière, mais d'une coterie. Arrière, amateurs, vous n'êtes pas capables de bâtir une église, donc vous ne pouvez raisonnablement l'apprécier. Que dirait-on à un peintre, à un sculpteur, s'ils tenaient ce langage? Si les édifices sont bâtis pour les architectes, les tableaux faits pour les peintres, les statues

(1) Pièces justificatives, no 7.

façonnées pour le sculpteur, c'est très-bien; mais alors pourquoi les musées, les expositions annuelles, cette inquiétude souvent fiévreuse au sujet des sentiments du public? Exclure les amateurs, cela est bon lorsqu'on n'a pas d'autre moyen de leur répliquer; mais, quand il faudra poser des principes et reconnaître que tout art digne de ce nom est essentiellement l'art d'un peuple entier, M. Violletle-Duc lui-même, moins préoccupé de ses contradicteurs, répétera ce qu'il disait, à l'article Goût de son Dictionnaire raisonné a On considère, en général, parmi les artistes, les amateurs comme un fléau, comme des usurpateurs dont l'influence est pernicieuse. Non-seulement nous ne partageons pas cette opinion, mais nous croyons que si le goût tient encore une place en France, c'est principalement au public que nous devons cet avantage. » Puisque l'évidence force les architectes à tenir compte des jugements des amateurs quand il s'agit d'art pur, à combien plus forte raison doivent-ils, ces amateurs, efficacement intervenir dans une restauration où l'art entre à peine pour moitié, où souvent il n'entre presque pas du tout, puisque ces amateurs ont seuls, bien souvent, la connaissance de l'archéologie locale! Quand on accuse ces amateurs de vouloir une reproduction sans critique ni examen de formes vicieuses, il faut bien s'entendre. S'il s'agit de critique d'art et de formes vicieuses au point de vue esthétique, oui, nous voulons absolument cette reproduction. Aussi blâmons-nous ce passage du rapport où les arcsboutants nouveaux sont recommandés comme « satisfaisants pour la raison et pour l'œil » et devant à ce titre remplacer les arcs-boutants du XIIIe siècle, « structure irrationnelle, mal faite, hors de proportion avec l'objet, et d'un effet pitoyable. »

a

L'histoire et la science, dit M. Leroy-Beaulieu, ont

intérêt au maintien intégral de toutes les parties de nos vieux monuments; pourquoi ne pas leur donner satisfaction? Est-ce l'intérêt de l'art qui est en opposition avec l'intérêt historique ou scientifique? En regardant les monuments isolément et chacun pris à part, on pourrait peut-être parfois avoir quelques doutes sur ce point; en embrassant d'un coup d'œil toute notre France monumentale, on ne saurait s'y tromper. A cette révision des formes anciennes par les architectes modernes, l'art n'a guère moins à perdre que l'histoire... Que devient, avec un pareil système, l'originalité ou la personnalité d'un monument, c'est-à-dire ce que nous apprécions le plus dans les œuvres d'art comme dans les êtres animés? Que devient la variété de notre France et la diversité de formes et de type que nous admirons dans le moyen âge. Appliquant à tous les édifices d'une époque, sans distinction de région ou d'inspiration isolée, un système préconçu, les restaurateurs de nos églises travaillent laborieusement et dispendieusement à nous les ramener toutes à un type uniforme... Sous cette influence d'architectes du même temps et de la même école, l'art gothique, l'art le plus libre et le plus spontané, risquerait de devenir à la longue quelque chose d'académique et de conventionnel comme l'architecture pseudo-classique de la Russie ou de l'Angleterre. Si l'on songe qu'une telle méthode de restauration peut être suivie pendant des siècles, et que naturellement plus nous nous serons permis de modifications, et plus nos enfants s'en permettront, ne serait-ce que parce que dans nos reconstructions il leur deviendra difficile de distinguer les formes originales des formes altérées, on se sent inquiet du sort de nos grands monuments gothiques, et l'on se demande ce qui pourra rester un jour de l'architecture ogivale. »

M. Garnier, l'architecte de l'Opéra, dont la compétence est exceptionnelle dans les questions d'art, paraît d'un avis analogue, lorsqu'il dit, à propos des bonnes restaurations qu'a exécutées M. Viollet-le-Duc: « Ce n'est pas qu'il faille approuver tout ce qui a été fait; ce n'est pas que tout soit irréprochable au point de vue de l'art; mais l'artiste avait une voie tracée, il devait suivre les errements connus. Entre le désir de faire toujours bien et celui de faire toujours juste, il n'y avait pas à hésiter; ce n'était pas du nouveau qu'il fallait produire, c'était le passé qu'il fallait représenter. Sans doute il a dû lui en coûter quelquefois de laisser faire des sculptures barbares ou des décorations étranges; mais il n'avait pas le choix. L'artiste savait bien les imperfections inhérentes à son œuvre; mais il devait les conserver: ce n'était pas une création, c'était un souvenir; et la conscience et l'amour du vrai devaient primer l'amour du beau (1). »

M. Viollet-le-Duc reconnaît lui-même, dans son rapport qu'« il est fort périlleux d'entrer dans la voie des modifications, lorsqu'on restaure un vieux monument; » il prend alors le parti de considérer l'œuvre comme une reconstruction; mais alors que cette reconstruction soit absolument complète (les murs et les corniches de la nef d'Évreux ont été conservés) et laisse absolument de côté toute prétention archéologique, elle n'en sera peut-être pas plus légitime, mais elle aura du moins le premier mérite de l'art, la franchise.

des

Il y a certainement une sorte de remords secret, préoccupations de conscience sous certains termes du rapport; on sent qu'une voix intérieure s'est fait entendre, et qu'on a cherché à l'étouffer en calomniant et l'édifice et

(1) A travers les arts, p. 48.

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