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vivement l'administration des cultes. A la fin de l'année 1871, je fus envoyé à Évreux pour examiner l'édifice et pour donner un avis sur les précautions à prendre immédiatement, afin d'éviter des accidents graves. En effet, des moellons s'étaient détachés de la voûte de la nef et étaient tombés sur le pavé de l'église, heureusement sans blesser personne. Il n'y a rien à ajouter à ce qu'ont répondu là-dessus MM. Lebeurier (1) et Sabine; les mouvements remontent au moins au xve siècle et n'ont inquiété personne depuis cette époque. M. Viollet-le-Duc a voulu démontrer que les « mouvements inquiétants » sont moins anciens. Les épis juxtaposés au XVe siècle aux culées des arcs-boutants n'ayant pas été liés aux anciennes maçonneries, « la partie ancienne des contre-forts, dit-il, a pu continuer à s'écarter sans que le renfort placé en avant suive ce mouvement et sans qu'il cesse de garder son aplomb. » Les ingénieurs, architectes ou constructeurs à qui cette explication a été communiquée en ont souri et ont trouvé qu'elle n'était pas sérieuse (2). Il n'est pas vrai d'abord qu'il n'y ait aucune liaison dans l'appareil des deux parties différentes des culées; ensuite, du moment que les épis du xve siècle étaient directement et sur toute leur longueur appuyés aux contre-forts, il était matériellement impossible à ceux-ci de s'écarter en dehors sans entraîner leurs appendices; la séparation des deux parties n'eût pu s'opérer que dans le cas où l'épi aurait seul penché en dehors et dans le cas où, seule, la culée primitive se serait inclinée vers la grande nef.

Toutefois, on avait cru devoir interdire le parcours de la nef aux fidèles, et cette mesure était sage. » Elle était

(4) Pièces justificatives, no 3. (2) Pièces justificatives, no 7.

sage, oui, pour répandre de plus en plus la panique et faire demander par la population des travaux coûteux.

« Il est nécessaire de rendre compte des causes qui ont déterminé ces mouvements. » Ici commence le réquisitoire contre les arcs-boutants.

« La nef de la cathédrale d'Évreux a été bâtie vers la fin du XIIIe siècle (lisez dans la première moitié du XIIe siècle), sur des piles d'une église du XIIe (lisez des XIe et XIIe siècles). Ces constructions furent établies par un architecte peu expérimenté et à l'aide de moyens insuffisants ou mal combinés. » Il fallait bien accuser le plus possible le pauvre maître de l'œuvre pour être en droit de le corriger. « Cette nef du XIIIe siècle était alors dépourvue de chapelles, conformément aux dispositions habituelles à cette époque. » On a prouvé le contraire. «... Les contreforts, mal plantés (plusieurs ne sont pas dans le plan des arcs-doubleaux qu'ils devraient contrebutter) (1), bâtis en matériaux légers, trop élevés par rapport à leur base, furent surmontés d'une double rangée d'arcs-boutants. Si les arcs-boutants inférieurs étaient à peu près placés au point de la poussée des voûtes, les arcs supérieurs étaient bandés beaucoup au-dessus de cette poussée et n'avaient d'autre effet que de solliciter les contre-forts, déjà trop grêles, à sortir de la verticale. » Suit une amplification tout à fait technique, réfutée presque mot par mot dans l'Examen critique de M. Sabine. Je me bornerai à constater, de mon côté, le parfait état actuel de plusieurs arcsboutants et l'excellente construction des parties ajoutées

(4) « Le projet conservant les murs inférieurs qui portent ces contre-forts est bien forcé de les replacer sur ces mêmes murs, et conséquemment avec les mêmes défauts de plantation. > (Examen critique de M. Sabine.)

au XVe siècle. Les négligences que se permettait cette époque dans l'appareil des petits édifices ne se trouvent presque jamais dans les monuments bâtis avec luxe, et tel est le revêtement extérieur des chapelles, dont la conservation est à peu près parfaite. J'insisterai un peu plus sur la guerre que M. Viollet-le-Duc paraît avoir déclarée aux doubles arcs-boutants depuis la rédaction de son Dictionnaire raisonné.

Cet ouvrage, dont les archéologues sont les premiers à reconnaître le mérite et l'importance, admet les doubles ares-boutants, non-seulement comme utiles, mais aussi comme souvent nécessaires. « Bientôt (au commencement du XIIe siècle), y est-il dit, les constructeurs observèrent que la construction des voûtes en arcs d'ogive d'une très-grande portée agissait encore au-dessous et au-dessus du point mathématique de cette poussée. La théorie peut, en effet, démontrer que la poussée d'une voûte se résout en un seul point, mais la pratique fait bientôt reconnaître que cette poussée est diffuse et qu'elle agit par suite du glissement possible des claveaux des arcs et de la multiplicité des joints, depuis la naissance de ces arcs jusqu'à la moitié environ de la hauteur de la voûte. » Et il donne des exemples d'arcs-boutants doubles, dont le plus ancien, celui de la cathédrale de Soissons (vers 1212), et le plus moderne du XIVe siècle. Pour cette période, il cite, outre la cathédrale de Soissons, celles d'Amiens, de Beauvais, du Mans, de Séez, de Troyes, de Reims, de Limoges, les églises de Saint-Denis et de Saint-Ouen, ce qui forme une autorité déjà bien respectable. Nous pouvons ajouter à ces édifices, sans compter Notre-Dame de Paris, où il y avait un arc-boutant inférieur caché sous le toit des tribunes (1),

(1) Dictionnaire raisonné, t. II, article Cathédrale.

et Notre-Dame de Chartres, où les deux arcs-boutants sont reliés par des meneaux rayonnants, les cathédrales de Bourges, de Tours, de Clermont, de Rodez, de Narbonne, de Cologne, de Tournai (les chœurs de ces cathédrales sont dus à des influences françaises directes), de Metz, de Nevers (1), et les églises de Saint-Nicaise de Reims (le nec plus ultrà, avec Saint-Urbain de Troyes, de la perfection ogivale, selon M. Viollet-le-Duc), de l'abbaye du Bec, de Saint-Pierre de Chartres, fort analogue de style avec la cathédrale d'Évreux (2), de la Trinité de Vendôme, de Saint-Laumer de Blois, de l'abbaye de Tiron, du Mont-Saint-Michel, de Marmoutier, près Tours, de Saint-Jean-des-Vignes, à Soissons, de Saint-Sauveur de Redon, de Saint-Martin de Pontoise, et la collégiale de Saint-Quentin. En tout, trente édifices au moins, en dehors d'Évreux, qui ont ou ont eu des arcs-boutants doubles soit dans la nef, soit dans le chœur, soit dans ces deux parties à la fois. Pour les édifices qui n'existent plus, je me suis renseigné auprès des gravures du Monasticon gallicanum, qui, pour être parfois grossières et vagues dans les détails, ne se trompent jamais sur les dispositions générales.

Les arcs-boutants de Saint-Laumer donnent lieu à une observation curieuse, toute en faveur du système. Ils ne sont appliqués qu'aux deux premières travées de la nef, les moins anciennes, bâties vers 1210. Les travées suivantes ont des arcs simples, et pourtant la disposition des voûtes et du clerestory est la même. Les architectes chargés de terminer Saint-Laumer avaient donc admis l'insuf

(1) A Nevers, les deux arcs-boutants ayant chacun leur glacis, sont reliés par des meneaux perpendiculaires.

(2) Avec la nef seulement. L'observation est de M. le chanoine Lebeurier.

XLII SESSION.

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fisance de l'arc-houtant simple et avaient cru mieux faire que leurs prédécesseurs en le doublant.

Qu'opposera M. Viollet-le-Duc à l'autorité des édifices regardés par lui-même comme classiques : Amiens, Cologne, Beauvais, Troyes, Sées, Saint-Nicaise? Et, s'il continue à prétendre que les arcs-boutants d'Évreux sont mal pointés, que pensera-t-il en revoyant les dessins qu'il a donnés de ceux de Saint-Denis et de Beauvais (1), disposés exactement de la même manière? En effet, dans ces deux édifices, comme à Évreux, l'arc-boutant inférieur élève sa tête à la moitié de la hauteur de la voûte, et l'arc-boutant supérieur atteint la corniche, ce qui prouve que parfois ce second arc, comme l'a justement allégué M. Sabine, «< était destiné peut-être, dans la pensée du constructeur, à contenir la légère poussée du comble, mais avait à coup sûr pour destination première de porter les gargouilles et les canaux qui reçoivent les eaux du chéneau principal. » Nous rappellerons en outre à l'illustre architecte qu'un beau jour, dans un accès de zèle pour les arcs-boutants multiples, il est allé jusqu'à donner une coupe de la cathédrale de Bourges avec deux séries de trois arcs superposés, l'une contre-buttant les bas-côtés principaux, l'autre la nef (2). Nous avons vu la cathédrale de Bourges, nous en possédons une photographie, et nous n'avons pas remarqué ce luxe d'arcs-boutants. Le Bulletin monumental a aussi signalé l'exagération (3).

Les doubles arcs-boutants font donc partie des principes, et des meilleurs principes, de l'architecture ogivale. Ils ne sont pas plus condamnables à Évreux qu'à Saint

(1) Dictionnaire raisonné, t. II, pp. 66 et 70.

(2) Dictionnaire raisonné, I, 199.

(3) T. XL, p. 448.

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