débats sur un terrain autre que celui du respect de l'art et des souvenirs. Nous admirons et nous aimons trop nos cathédrales du Nord pour jamais les avilir jusqu'au rôle de machines de guerre contre les partisans de tel ou tel régime. Nous les aimons uniquement à cause d'elles et de ce qui s'y trouve étroitement attaché. Nous ne sommes pas non plus les champions « d'une certaine cabale locale pour laquelle la conservation de la cathédrale d'Évreux serait un détail, mais qui aurait tenu fort à faire acte d'omnipotence.» (Le XIX Siècle, 15 janv. 1875.) La cathédrale d'Évreux, spécialement chère, ou le comprend, à la population dont elle fait l'orgueil, a pour sa conservation des partisans dans la France entière. Une société, répandue dans tous les départements et dont le foyer n'est pas dans l'Eure, la Société française d'Archéologie, s'est émue des remaniements que l'édifice a subis; des savants anglais en ont eux-mêmes paru douloureusement étonnés. Les mêmes sentiments éclateront partout, à propos de n'importe quelle cathédrale pareillement menacée. Qu'il nous soit donc permis de mettre de côté les questions de personnes et de partis. Cela envenime inutilement les discussions, ne repose habituellement sur aucune preuve et ne fournit aucune lumière. Parlons de principes et voyons s'ils sont légitimes ou s'ils sont légitimement appliqués au monument dont nous parlons. La cathédrale d'Évreux présente à un haut degré ce caractère qui choque tant certaines personnes, mais qui souvent est une bonne fortune pour l'historien et pour l'archéologue : le défaut d'unité. Comme ses sœurs normandes de Rouen et de Bayeux, elle est l'œuvre de plusieurs siècles, à commencer par le xre et à finir par le xvII. Lanfranc, devenu archevêque de Cantorbéry, passant à Évreux, en 1072, fut prié d'en consacrer la cathédrale (1), rebâtie suivant les données du style roman secondaire, auquel Guillaume le Conquérant, passionné pour la truelle, avait donné une grande impulsion dans le NordOuest de la France. « L'édifice, dit M. l'abbé Lebeurier (Note lue à la Société libre de l'Eure dans sa séance du 15 mars 1874), ne vécut pas cinquante ans et fut incendié en 1119 par l'ordre d'Henri Ier, roi d'Angleterre, qui faisait alors le siége de la ville. L'évêque d'Évreux, Audin, était dans le camp anglais, et il consentit à la ruine de sa cathédrale à condition que le roi la reconstruirait de ses propres deniers. Henri Ier exécuta fidèlement sa promesse; il donna de grandes sommes à Audin pour relever l'édifice, et obtint du pape Honoré II, en 1126, l'absolution solennelle du sacrilége qu'il avait commis. Les arcades des cinq premières travées de la nef appartiennent à cette cathédrale du XIIe siècle. On voit même encore aujourd'hui au-dessus du vestibule, dans la tribune de l'orgue, une travée entière conservée jusqu'à la naissance de la voûte ou du lambris qui en tenait lieu. Au-dessus des arcades inférieures règne sur un mur plein une arcature composée d'arcs qui s'entre-croisent et portent sur des colonnes. Sous les arcs sont des tympans ornés de fleurons et de sculptures grotesques (2). Au-dessus de l'arcature s'ouvraient de larges fenêtres à plein cintre, aujourd'hui bou (1) Selon Ordéric Vital, cette consécration aurait été effectuée en 1076 par Jean, archevêque de Rouen. (Dictionnaire historique de l'Eure, t. II, p. 404.) (2) M. Viollet-le-Duc a figuré ce triforium dans son Dictionnaire raisonné, t. IX, p. 289; il l'attribue au milieu du XIIIe siècle. chées. » Il est à croire que l'arcature à cintres croisés se continuait le long de la nef sous la forme d'un véritable triforium. La galerie n'avait pas été percée au niveau de la tribune de l'orgue, parce qu'elle y serait demeurée inutile. On pourrait aussi assigner au XIIe siècle le mur qui sépare le bas-côté sud de la grande sacristie, et où se montrent des traces d'arcatures et une grande fenêtre bouchée à plein cintre, bordée d'un gros tore qui descend jusqu'au pied des jambages, sans chapiteaux, mais avec deux bases. Dans le mur qui fait retour d'équerre, au croisillon correspondant, se dessine également un reste d'arc en plein cintre qui indique la place de l'ancien transept. Rien ne s'oppose néanmoins à ce qu'on fasse remonter tous ces fragments à la même époque que les arcades longitudinales des deux dernières travées de la nef, qui leur correspondent, et qui ont appartenu à l'église dédiée par Lanfranc. Dans cette dernière hypothèse, le transept tout entier et le chœur, parties qui, du reste, étaient généralement voûtées dès le milieu du XIe siècle dans les édifices normands, auraient résisté, comme les arcades des travées orientales de la nef, aux ravages de l'incendie allumé par Henri Ier, incendie qui n'aurait détruit que la moitié occidentale de la basilique, couverte de lambris. Des différences de style permettent suffisamment de distinguer les arcades du XIe siècle de celles du XII. Celles-ci ont des chapiteaux un peu plus fouillés, des tailloirs un peu plus moulurés, des voussures toriques, tandis que celles-là présentent à peine quelques motifs rudimentaires de sculptures et n'ont pour tout profil d'archivolte que des cubes épannelés en biseau. Il est à remarquer que les bases de tous les piliers de la nef sont à peu près semblables: elles ont pour remplacer le tore inférieur un gros quart de-rond renversé, relié à la plinthe par un petit prolcngement à profil rectiligne, sans saillie; seraient-elles toutes du x1° siècle? Les bases du dernier pilier de chaque côté sont plus élevées que les autres au-dessus du pavé; cette différence de niveau est un indice précieux des dispositions de nos cathédrales au XIe siècle: elle nous fait voir le chœur (dans le sens liturgique) envahissant le transept, comme cela fut pratiqué dans les siècles suivants, malgré le prolongement considérable donné à la branche orientale de la croix. Ces parties romanes de la cathédrale d'Évreux sont éminemment précieuses. Avec les vestiges qui restent du transept et les fondations de l'abside, retrouvées en 1838 sous la troisième travée du chœur actuel, elles permettent à l'archéologue de se faire une idée à peu près exacte de ce qu'était une cathédrale du Nord au commencement du XII° siècle, avant les traditions nouvelles inaugurées cinquante ans plus tard. Dans toute la région des grandes cathédrales, on n'en trouve que trois ayant conservé des restes notables de la période romane: celle du Mans, dont la nef avec ses remaniements est presque tout entière antérieure à la transition; celle de Bayeux, où la reconstruction du XIIe siècle a laissé de fort belles arcades longitudinales à plein cintre; et enfin celle d'Évreux. Ces fragments de cathédrales romanes laissent croire que, du moins en Normandie et dans le Maine, les basiliques épiscopales atteignaient dans leurs nefs des proportions que ne devait pas dépasser dans ces régions la période gothique; ils font entrevoir que les sujets de Guillaume le Conquérant l'emportaient par la grandeur de leurs conceptions sur les sujets de nos rois Henri Ier et Philippe Ier. Si, lorsque se construisirent dans l'Ile-de-France, en Picardie et en Champagne les premières cathédrales gothiques, il se fût trouvé dans quelques-unes d'elles des nefs aussi vastes et aussi solides que celles des édifices précités, il est fort probable que toutes n'eussent pas été détruites, et que là où le manque de ressources obligeait l'évêque à n'adopter que des projets modérés, comme à Meaux, à Senlis, à Soissons et à Noyon, on n'eût pas mieux demandé que d'utiliser le plus possible les parties romanes. A ce point de vue de l'histoire artistique comparée de la Normandie et des provinces royales de la France, au commencement du XIIe siècle, les restes de la nef romane de Notre-Dame d'Évreux, moins complets que la nef du Mans, mais plus importants que les arcades de Bayeux, méritent donc une attention toute particulière, et l'on doit hautement se féliciter de les voir à l'abri de la reconstruction qui fait disparaître en ce moment des parties de la nef non moins intéressantes, bien qu'à un autre titre. En 1194, Évreux subit un nouveau siége, et sa basilique un nouvel incendie. La nef au-dessus des arcades fut complétement ruinée. A cette époque, le mouvement artistique d'où sortirent nos grandes cathédrales était inauguré dans l'Ile-de-France depuis un demi-siècle et avait commencé à se répandre en Normandie, où la cathédrale de Lisieux était en pleine construction. A Évreux, on se consola du désastre, comme, précisément en cette même année 1194, les Chartrains se consolaient de la perte de la magnifique église qu'avait bâtie Fulbert et qui était sur le point d'être terminée, comme se consolèrent les bourgeois de Reims un peu plus tard. On se dit que la bonne Vierge n'avait permis l'incendie que pour obtenir un sanctuaire plus beau et plus digne d'elle; et, au lieu de gémir sur les ruines, on s'occupa promptement et avec enthousiasme de remplacer la basilique incendiée par une œuvre en rapport avec les merveilleux progrès réalisés dans l'architec |