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Caumont, a fait connaître dans ses ouvrages les caractères généraux de leur architecture. Mais, même après eux, il reste beaucoup à découvrir dans cette partie de l'archéologie, et plus d'une lacune est encore à combler. La plus fåcheuse erreur serait de croire que tout a été dit sur les châteaux forts de la Normandie, et que sur ce point la science est faite et finie. Là, comme ailleurs, qui n'avance pas, recule.

Je voudrais aujourd'hui, en signalant quelques lacunes dans l'archéologie militaire de la féodalité, exciter le zèle des chercheurs de votre beau pays. J'ai l'espoir que quelques-uns d'entre vous, portant sur ce sujet leur talent d'investigation, feront faire à cette partie de la science les progrès que je ne puis qu'indiquer.

Permettez-moi, Messieurs, d'exprimer le désir que des archéologues normands, connaissant à fond les nombreux châteaux du pays, et mieux au fait que je ne puis l'être de l'histoire de la province, entreprennent de nous faire connaître la législation de la Normandie au sujet des châteaux forts; de décrire pour chaque frontière l'ensemble des retranchements opposés à l'ennemi et la manière dont ces points fortifiés se reliaient entre eux et gardaient les routes principales; enfin de déterminer les caractères qui distinguent les châteaux normands de ceux qui leur étaient opposés sur l'autre rive de la Bresle, de l'Epte ou de l'Avre. Vous m'excuserez de traiter brièvement ces trois points, dont chacun demanderait une étude spéciale et développée.

I

Le caractère propre du château féodal et ce qui le distingue surtout des forteresses des autres époques, c'est

XLII SESSION.

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d'être une demeure fortifiée nor moins qu'une défense pour le pays. Il s'agissait pour le baron qui le construisait, non-seulement d'élever une barrière contre les invasions de l'ennemi, mais encore de se mettre à l'abri des insultes de ses voisins, ou de la révolte de ses propres vassaux. Ce caractère de forteresse privée a fait généralement admettre que chacun se fortifiait à sa guise, construisant là où il lui plaisait un château aussi important que le lui permettaient les ressources dont il pouvait disposer. Ce serait une erreur de penser ainsi.

Le moyen âge français fut sans doute une époque trèstourmentée, pleine de troubles et de guerres; mais la féodalité, loin d'être un état d'anarchie, était un système fortement constitué, réglant avec rigueur les rapports du supérieur avec ses inférieurs et de ses derniers entre eux. C'est cette organisation toute militaire qui a fait le succès de la féodalité lorsqu'il s'agissait d'échapper à l'anarchie, de résister à l'invasion étrangère, et de constituer la nationalité; mais c'est aussi cette réglementation rigoureuse, qui, ces résultats obtenus, et n'ayant plus la même raison d'être, a fait obstacle à d'autres progrès ultérieurs, et a attiré à la féodalité de si nombreux ennemis.

Il y avait des règles précises, imposées par la coutume, pour la fortification des demeures particulières, pour la fondation des nouveaux châteaux et pour l'agrandissement des anciens. Lorsque le souverain était puissant et respecté, ces règles étaient maintenues avec rigueur; mais sous les princes faibles, pendant les minorités, et lorsque deux prétendants se disputaient le trône, elles étaient éludées ou ouvertement violées. Ce sont ces troubles fréquents, ces infractions répétées aux coutumes féodales, qui rendent la législation relative aux châteaux si difficile à étudier.

Pour nous renfermer dans l'histoire de la Normandie, ce pays ne possédait, au xe siècle, qu'un petit nombre de points fortifiés. Les villes épiscopales étaient ceintes de murailles, et, çà et là, on trouvait quelques retranchements élevés à la hâte et n'ayant servi que temporairement; nulle part il n'y avait un ensemble de fortifications pour couvrir la frontière. La preuve s'en trouve dans les guerres de cette époque. Lorsque Rollon ou le duc Richard Ier entraient dans les terres des comtes de Blois, ils n'étaient arrêtés que par les remparts de la cité de Chartres; et lorsqu'à leur tour ceux-ci ou le roi de France envahissaient la Normandie, c'était pour assiéger de suite Rouen ou Évreux.

Au commencement du xr° siècle, Richard II construisit plusieurs châteaux pour la défense de son duché. Domfront devait s'opposer aux invasions angevines, la forteresse d'Alençon menacer le Maine et Tillières-sur-Avre, couvrir l'Evrecin. Peu de vassaux obtinrent l'autorisation d'élever des châteaux dans l'intérieur du pays. Mais pendant les troubles qui signalèrent la minorité de Guillaume le Bâtard, d'une part les principaux vassaux, cherchant à se rendre indépendants, fortifièrent de leur mieux leurs habitations; de l'autre, les châtelains des châteaux ducaux agirent comme s'ils en étaient les propriétaires. C'est de cette époque que datent la plupart des mottes et des enceintes de fossés, répandues dans l'intérieur de la province et ne pouvant servir à la défense des frontières.

Lorsque Guillaume fut resté le maître à force d'habileté et de courage, après surtout que la conquête de l'Angleterre lui eut permis de changer le surnom de Bâtard en celui de Conquérant, il s'attacha, d'une part, à diminuer l'importance des châteaux de l'intérieur ou à les mettre dans sa main, de l'autre, à multiplier les places frontières

et à en augmenter la force. En Angleterre, au contraire, où il s'agissait de dominer une population frémissante, il dissémina de nombreux châteaux dans les comtés.

Dans un concile tenu à Lillebonne, en 1081, Guillaume fit constater les lois et usages de la Normandie au sujet des fortifications dont un seigneur pouvait entourer son habitation. Personne, dit l'article, n'a le droit de creuser, même en plaine, un fossé de plus d'un jet de terre; c'està-dire que l'ouvrier doit pouvoir jeter la terre du fond du fossé à l'extérieur sans banquette de relais. De plus la palissade garnissant le rempart doit être sur une seule ligne, sans tours et sans ouvrages flanquants; nul enfin n'a le droit de construire son château dans une ile ou sur un rocher.

Nulli licuit in Normannia fossatum facere in planam terram nisi tale quod de fundo terram potuisset jactare superius sine scabello; et ibi nulli licuit facere palicium, nisi in unâ regulâ, et id sine propugnaculis et alatoriis; et in rupe et in insulâ nulli licuit in Normannia castellum facere (1).

Un fossé d'environ deux mètres de profondeur et une simple palissade, telles sont donc les seules défenses permises aux châteaux des seigneurs particuliers. Des faits nombreux prouvent que les forteresses, dont les fossés étaient plus profonds et les remparts plus redoutables, étaient vendables au duc; c'est-à-dire qu'il pouvait à sa convenance les occuper en cas de guerre, sauf à les rendre à la paix à leur possesseur. Ceux-ci n'étaient censés les occuper qu'à titre de châtelains ou de vicomtes, les uns, révocables à la volonté du suzerain, les autres, nommés à vie. Mais chacun d'eux cherchait à rendre cette possession incommutable et héréditaire. Dans d'autres cas, Guillaume

(4) Martène, Thesaurus anecdoct., IV, 147.

ne voulant pas enlever à de puissants feudataires, comme le comte d'Évreux ou le comte d'Alençon, la possession de leur ville capitale, se contentait d'y construire un donjon occupé par une garnison royale et ôtant au vassal la possibilité de tenter une révolte. Si ces puissants comtes étaient forcés de subir une telle sujétion, on peut croire que celle des seigneurs d'un ordre inférieur était encore plus complète. Aussi la première pensée de chacun d'eux à la mort de ce prince redouté fut-elle de secouer le joug. Les comtes d'Évreux et d'Alençon donnèrent le signal en forçant les châtelains royaux à leur abandonner les donjons qui dominaient leurs villes; les autres les imitèrent de leur mieux. Bientôt, grâce à la faiblesse du duc Robert, on vit, au milieu de la confusion générale, des châteaux félons et menaçants pour la paix publique s'élever de toute part. Adulterina passim municipia condebantur, dit à ce sujet l'historien contemporain, Ordéric Vital. (Livre VIII, ch. v.)

Guillaume le Roux et Henri Ier rétablirent peu à peu l'ordre et, après avoir soumis leurs vassaux les plus turbulents, donnèrent tous leurs soins à la défense des frontières. Sur celle du Vexin, Guillaume le Roux construisit Gisors et Château-sur-Epte, et Henri Ier Neufmarché. Mais, au milieu du XIIe siècle, la rivalité d'Henri II et d'Étienne vint de nouveau tout bouleverser et permettre la construction des châteaux particuliers. Sous Henri II, les seigneurs perdirent de nouveau cette indépendance momentanée, et leurs forteresses presque toute leur importance. Ce prince porta la défense des frontières de la Normandie à une grande perfection. Il augmenta les anciens châteaux et en améliora les fortifications; il en construisit de nouveaux; enfin, dans certains endroits, pour suppléer à la faiblesse des obstacles naturels, comme aux

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