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d'indices et d'objets que nous en ont conservé des siècles de siècles: la marche du temps, que rien n'arrête, a entraîné dans l'abîme de l'oubli les vêtements, les instruments de culture et d'alimentation, les autels, les temples, les édifices qu'elle a pu élever. Tout ce qu'elle avait assis sur la surface du sol a été dispersé, détruit, consumé: dironsnous que rien de tout cela n'a existé, parce que rien de tout cela n'est venu et n'a pu venir jusqu'à nous?

Pour moi, je crois que dès ces époques primitives il y eut des orateurs, des chantres, des musiciens, des poëtes, des architectes, des statuaires et des peintres, et, dans un autre ordre d'idées, des personnages honorés pour leurs grandes qualités, détestés en raison de leurs méfaits. Je crois qu'il y eut dès lors un certain esprit de famille, et qu'on aimait jadis comme on aime aujourd'hui ; qu'on concevait un idéal de bien et de beau, de mal et de laid, de juste et d'injuste, d'utile ou d'opposé conforme à l'intérêt général. Et pourquoi, ne pouvant dénier à nos premiers ancêtres l'intelligence, la faculté d'observer et de comparer, serions-nous tentés de leur refuser les naturelles et immédiates conséquences de ces facultés ? L'antiquité connue ne pouvant remonter jusqu'aux premiers des fondements de la société humaine faisait honneur aux dieux de l'invention de l'agriculture, de la navigation, de la métallurgie, de la poésie, de la musique et de la statuaire; mais c'est en créant l'espèce humaine que les dieux avaient établi ces bases et ces résultats de la société. La jeune Dibutadis, disent encore les anciens, trouva l'art de peindre en essayant de conserver, sur une surface plate, les traits de son amant. J'admets la légende, mais à la condition d'ajouter que Dibutadis fut contemporaine des premiers âges de l'humanité.

Nous ne voyons pas d'ailleurs que pour le développe

ment de toutes les facultés de l'imagination et de l'intelligence, les hommes aient été forcés d'attendre la connaissance plus complète des lois qui régissent la nature. Chose singulière même, il semble que ces belles découvertes graduelles n'aient pas eu la moindre influence sur le développement de leur imagination et l'expression de leurs facultés intellectuelles. Assurément, nous avons aujourd'hui, dans le siècle des chemins de fer et du télégraphe électrique, beaucoup de talent, d'esprit et d'imagination; nous parlons, nous écrivons tous, principalement ceux devant qui j'ai l'honneur de parler, avec une éloquence, une perfection des plus incontestables; cependant je ne pense pas que nul de nous ait la prétention d'avoir plus de talent, d'esprit et d'imagination que les contemporains d'Horace, d'Aristophane ou de Démosthènes. Avant Démosthènes même, il y eut de grands orateurs, avant Aristote de grands philosophes, avant Homère de grands poëtes. Vixere fortes ante Agamemnon, dit Horace, et avant Hélène, il y eut de nombreuses querelles, dont l'amour fut l'occasion ou la cause. Or, dans les siècles qui produisirent tant de grandes œuvres ou tant de beaux génies, on n'avait aucune idée de la boussole, de l'imprimerie, de la poudre à canon. On n'ose assurer même que les héros d'Homère, Homère lui-même, aient connu cet art ingénieux de peindre la parole et de parler aux yeux, qu'on nomme en prose l'écriture. Et cependant, quels monuments plus grandioses que les palais de Ninive et de Persépolis, les nécropoles des rois d'Égypte, les temples de Thèbes et les tours de Babylone? Si l'Iliade n'avait pas été conservée, si nous n'avions pas exhumé de terre les monuments de l'architecture assyrienne, aurions-nous le droit de refuser aux Assyriens et aux Grecs l'honneur de les avoir produits? Gardons, Messieurs, la même réserve

pour ce qui touche à l'état de civilisation des siècles antérieurs aux dynasties assyriennes et indiennes. Ne jugeons pas de ces temps primitifs d'après l'infiniment petit nombre des objets que nous en avons retrouvé. Car ces premières générations, eussent-elles fait toutes les découvertes successives dont l'humanité se glorifie aujourd'hui, les moyens de transmission intellectuelle leur ayant manqué, nous ne pouvons pas le constater. Elles n'ont pas eu besoin d'attendre la fabrication du fer pour savoir attaquer et se défendre; le mot latin de la monnaie, pecunia, prouve qu'il y eut des moyens d'échange avant l'emploi des métaux au même usage. La fable de Saturne dévorant tous ses enfants à mesure qu'il les produisait et ne trouvant que des pierres à l'épreuve de ses terribles dents, nous dit admirablement comment de tous les objets que les premiers hommes ont façonnés, de tous les monuments qu'ils ont érigés, de tous les arts qu'ils ont inventés et pratiqués, temples, palais, maisons, statues, peintures, instruments de musique, chars et vêtements, il ne nous reste que quelques excavations, quelques pierres affilées, quelques ossements travaillés.

Écoutons ici ce que nous dit le plus ancien, le plus adinirable des livres, la Genèse : Le premier homme, libre de choisir entre le bonheur et la science, a préféré cette dernière il osa ravir ses fruits à l'arbre de la science du bien et du mal, dans l'espoir de se rapprocher ainsi de la nature des dieux. Peut-être le poëte a-t-il eu raison de dire de lui :

Quæsivit cœlo lucem, ingemuitque reperta.

Quoi qu'il en ait été, il subit les conséquences de son choix. D'abord, il s'aperçut qu'il était nu, et s'empressa de cou

vrir son corps de tout ce qu'il trouva sous sa main. Singulier contraste, soit dit en passant, entre lui et tous les autres ètres vivants, qui ne supportent rien volontairement de ce qui pourrait cacher leurs formes naturelles, tandis que chez nous, au contraire, le besoin de couvrir notre corps est tellement instinctif, que les peuplades les plus sauvages suppléent aux vêtements qui leur manquent par de bizarres tatouages, qui ont au moins à leurs yeux le précieux avantage de les défigurer.

En préférant la recherche des choses au bonheur qui lui était offert, l'homme s'est accoutumé à méditer sur la nature des objets qu'il avait sous les yeux; et par la faculté de conclure et de s'élever du connu à la perception de l'inconnu, la terre devint son domaine, à la condition, ainsi que je viens de le dire, de travailler sans cesse à transformer ses produits pour les approprier à son usage. Il avait reçu l'instinct intellectuel de la propriété : par là il fut amené à fonder la première société, à la soumettre à des lois, à lui imposer des devoirs. En voyant combien de choses échappaient à ses travaux, à son pouvoir, et combien les révolutions atmosphériques et célestes avaient ou semblaient avoir de l'influence sur lui-même, il fut naturellement conduit à penser qu'il y avait un être supérieur à lui, duquel devait dépendre sa destinée. De là le sentiment, l'instinct religieux; de là l'origine des cultes. A cette première sentence : « Tu travailleras la terre à la sueur de ton front,» la Genèse en ajoute une seconde Tu mourras de la mort. C'est-à-dire, seul entre tous les êtres doués de la vie, tu verras approcher la mort avec une sorte d'effroi mortel, et ton imagination ne pouvant soutenir la pensée d'un anéantissement absolu, tu te persuaderas que ceux qui quittent cette terre avant toi, passent à un autre genre d'existence. De là ton respect pour

leur dépouille mortelle ; respect universel, que ressentent les peuples les plus éloignés de notre civilisation.

Grâce à ce culte pour la mémoire des morts, l'homme a cherché les moyens d'arracher à l'action du temps les restes vénérés de ses semblables: il a ouvert la terre, il a ménagé pour eux des asiles impénétrables à l'action destructive des siècles; il a par là laissé, de lui-même et de son passage sur la terre, un témoignage incontestable, que nous retrouvons dans les grottes si heureusement devinées, si habilement découvertes et si bien décrites par le jeune savant dont la noble famille nous accueille aujourd'hui avec tant de sympathie, de grâce et de cordialité.

De vifs applaudissements accueillent les dernières paroles de M. Paulin Pâris, que M. le président remercie au nom de la Société, pour le concours qu'il a bien voulu apporter à la séance de ce jour. Puis M. Aubrion rend compte de ses découvertes en ces termes :

MESSIEURS,

En annonçant à la Société Académique de Châlons la découverte d'un atelier préhistorique dans les plaines de la Villeneuve-lez-Charleville, j'avais établi, dès l'année dernière, qu'à côté des pierres polies qu'on y trouvait en grande quantité, on rencontrait des silex taillés. Depuis cette époque, j'ai exploré de nouveau cet atelier, j'ai multiplié mes recherches dans le canton de Montmirail et je viens aujourd'hui vous en faire connaître le résultat.

Je ne dirai rien de la pierre polie. Vous comprendrez ma réserve, Messieurs; ne serait-ce pas, en effet, une

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