Page images
PDF
EPUB

comme un préservatif qui prévient. La disposition pour la recevoir comme remède des péchés passés, c'est une véritable douleur de les avoir commis; la disposition pour la recevoir en qualité de précaution, c'est une crainte filiale d'y retourner, et une fuite des occasions dans lesquelles nous savons par expérience que notre intégrité a déjà tant de fois fait naufrage. Renouvelons-nous si bien dans la vie présente, que nous allions jouir avec Dieu de ce grand et éternel renouvellement, qu'il a prédestiné à ses serviteurs pour la gloire de la grâce de Jésus-Christ son Fils bien-aimé, qui avec lui et le Saint-Esprit vit et règne aux siècles des siècles. Amen.

SERMON

POUR

LE VENDREDI APRÈS LES CENDRES.

Opposition de l'homme à la concorde. Dette de la charité fraternelle, ses obligations, ses caractères; jusqu'où doit s'étendre l'amour des ennemis ; comment on doit combattre leur haine; vengeance qui nous est permise contre eux.

Diligite inimicos vestros, benefacite his qui oderunt vos, et orate pro persequentibus et calumniantibus vos.

Aimez vos ennemis; faites du bien à ceux qui vous haïssent; priez pour ceux qui vous persécutent et vous calomnient (MATTH., V. 44.).

L'homme est celui des animaux qui est le plus né pour la concorde, et l'homme est celui des animaux où l'inimitié et la haine font de plus sanglantes tragédies. Nous ne pouvons vivre sans société, et nous ne pouvons aussi y durer long-temps; Nihil est homini amicum sine homine amico (S. AUG., Epist. ad PROв. n. 4. tom. 11, col. 384.). La douceur de la conversation et la nécessité du commerce nous font désirer d'être ensemble; et nous n'y pouvons demeurer en paix : nous nous cherchons, nous nous déchirons ; et dans une telle contrariété de nos désirs, nous sommes contraints de reconnoître avec le grand saint Augustin, qu'il n'est rien de plus sociable ni de plus discordant que l'homme le premier, par la condition de notre nature; le second, par le dérèglement de nos convoitises: Nihil est quàm hoc genus tam discordiosum vitio, tam sociale naturâ (S. AUG., de Civ. Dei, lib. XII. cap. XXVII. n. 1, tom. VII. col. 325.). Le Fils de Dieu voulant s'opposer à cette humeur discordante, et ramener les hommes à cette unité que la nature leur demande, vient aujourd'hui lier les esprits par les nœuds d'une charité indissoluble ; et il ordonne

[ocr errors]

que l'alliance, par laquelle il nous unit en luimême, soit si sainte, si ferme, si inviolable, qu'elle ne puisse être ébranlée par aucune injure. Aimez, dit-il, vos ennemis, faites du bien à >> ceux qui vous haïssent, priez pour ceux qui >> vous persécutent et vous calomnient. » Une vérité si importante mérite bien, Messieurs, d'ètre méditée ; [ et pour le faire avec fruit, invoquons] l'Esprit de paix [par l'intercession de Marie,] qui a porté en ses entrailles [ celui ] qui a terminé toutes les querelles, et tué toutes les inimitiés en sa personne (Ephes., II. 14, 15, 16.). Ave.

La charité fraternelle est une dette par laquelle nous nous sommes redevables les uns aux autres; et non-seulement c'est une dette, mais je ne crains point de vous assurer que c'est la seule dette des chrétiens, selon ce que dit l'apôtre saint Paul : Nemini quidquam debeatis, nisi ut invicem diligatis (Rom., XIII. 8. ). « Ne devez rien à >> personne, sinon de vous aimer mutuellement. » Comme l'évangile que je dois traiter m'oblige à vous parler de cette dette, pour ne point perdre le temps inutilement, dans une matière si importante, je remarquerai d'abord trois conditions admirables de cette dette sacrée, que je trouve distinctement dans les paroles de mon texte, et qui feront le partage de ce discours. Premièrement, Messieurs, cette dette a cela de propre, que quelque soin que nous prenions de la bien payer, nous ne pouvons jamais en être quittes. Et cette obligation va si loin, que celui-là même à qui nous devons ne peut pas nous en décharger, tant elle est privilégiée et indispensable. Secondement, Messieurs, ce n'est pas assez de payer fidèlement cette dette aux autres; mais il y a encore obligation d'en exiger autant d'eux. Vous devez la charité, et on vous la doit et telle est la nature de cette dette, que vous devez nonseulement la recevoir quand on vous la paie, mais encore l'exiger quand on la refuse; et c'est la seconde condition de cette dette mystérieuse. Enfin la troisième et la dernière, c'est qu'il ne suffit pas de l'exiger simplement : si l'on ne veut pas la donner de bonne grâce, il faut en quelque sorte l'extorquer par force, et pour cela demander main forte à la puissance supérieure.

:

Retenez, s'il vous plaît, Messieurs, les trois obligations de cette dette de charité, et remarquez-les clairement dans les paroles de mon texte. Je vous ai dit avant toutes choses que nous ne pouvons jamais en être quittes, quand même ceux à qui nous devons voudroient bien nous la remettre. Voyez-le dans notre évangile. Ah! vos ennemis vous en quittent; ils n'ont que faire,

disent-ils, de votre amitié : et néanmoins, dit le Fils de Dieu, je veux que vous les aimiez : Diligite inimicos vestros : « Aimez vos ennemis. >> Secondement j'ai dit que non content de payer toujours cette dette, vous la deviez encore exiger des autres, et qu'il y a obligation de le faire. Ah! vos ennemis vous la refusent, exigez-la par vos bienfaits, vos services, vos bons offices; pressez-les en leur faisant du bien : Benefacite his qui oderunt vos : « Faites du bien à ceux » qui vous haïssent. » Enfin j'ai dit en troisième lieu, Messieurs, que s'ils persistent toujours dans cet injuste refus, il faut, pour ainsi dire, les y contraindre par les formes, c'est-à-dire avoir recours à la puissance supérieure. Ah! vos ennemis opiniâtres sont insensibles à vos bienfaits, ils résistent à toutes ces douces contraintes que vous tâchez d'exercer sur eux pour les obliger à vous aimer; allez à la puissance suprême, donnez votre requête à celui qui seul est capable de fléchir les cœurs, qu'il vous fasse faire justice: Orate pro persequentibus vos : « Priez pour >> ceux qui vous persécutent. » Voilà les trois obligations de la charité fraternelle, que je me propose de vous expliquer avec le secours de la grâce.

PREMIER POINT.

Dans l'obligation de payer cette dette mystérieuse de la charité fraternelle, je trouve deux erreurs très considérables, qu'il est nécessaire que nous combattions par la doctrine de l'Evangile. La première est celle des Juifs, qui vouloient bien avouer qu'ils devoient de l'amour à leur prochain, mais qui ne pouvoient demeurer d'accord qu'ils dussent rien à leurs ennemis, au contraire qui se croyoient bien autorisés à leur rendre le mal pour le mal et la haine pour la haine : Dictum est: Diliges proximum tuum, et odio habebis inimicum tuum ( MATTH., V. 43.): Il a » été dit : Vous aimerez votre prochain, et vous » haïrez votre ennemi. » La seconde est celle de quelques chrétiens, qui, ayant appris de l'Evangile l'obligation indispensable d'avoir de l'amour pour leurs ennemis, croient s'être acquittés de ce devoir quand ils leur ont donné une fois ou deux quelques marques de charité, et se lassent après de continuer ce devoir si saint et si généreux et nécessaire de la fraternité chrétienne. Contre ces deux erreurs différentes j'entreprends de prouver en premier lieu, Messieurs, que nous devons de l'amour à nos ennemis, encore qu'ils en manquent pour nous; secondement, que ce n'est pas assez de leur en donner une fois, mais que nous sommes

obligés, dans toutes les occasions qui se rencontrent, de leur réitérer des marques d'une dilection persévérante.

Pour ce qui regarde l'obligation de la charité fraternelle, je dis, ou plutôt c'est Jésus-Christ, Messieurs, c'est l'Evangile qui le dit, qu'aucun des chrétiens n'en est excepté, non pas même nos ennemis; parce qu'ils sont tous nos prochains. Et pour établir solidement cette vérité évangélique, proposons en peu de paroles les raisons que l'on y pourroit opposer. Voici donc ce que pensent les hommes charnels qui se flattent dans leurs passions et dans leurs haines injustes. Nous confessons, disent-ils, que nous devons de l'amour à nos prochains qui en usent bien avec nous : mais moi que je doive mon affection à cet homme qui la rejette, à cet homme qui a rompu le premier tous les liens qui nous unissoient; c'est ce qu'il m'est impossible d'entendre; ni que la charité lui soit due, puisqu'il en méprise toutes les lois. Vous ne pouvez pas le comprendre? Et moi je vous dis qu'il le faut croire, et que la charité lui est due par cette obligation si étroite qu'il n'y a aucun homme vivant qui puisse jamais vous en dispenser, parce que cette dette est fondée sur un titre qui ne dépend pas de la puissance des hommes. Quel est ce titre ? Le voici, Messieurs, écrit de la main de l'apôtre en la divine épître aux Romains: Multi unum corpus sumus in Christo, singuli autem alter alterius membra (Rom., XII. 5.). « Quoique nous soyons plu>> sieurs, nous sommes tous un même corps en Jésus-Christ, et nous sommes en particulier les

[ocr errors]

>> membres les uns des autres. » De ce titre si bien écrit je tire, Messieurs, cette conséquence. La liaison qui est entre nous vient de Jésus et de son Esprit ce principe de notre union est divin et surnaturel; donc toute la nature jointe ensemble ne doit pas être capable de la dissoudre. Si votre ennemi la rompt le premier, il entreprend contre Jésus-Christ : vous ne devez pas suivre ce mauvais exemple. Quoiqu'il rejette votre affection, vous ne laissez pas de la lui devoir, parce que cette dette n'est pas pour lui seul, et dépend d'un plus haut principe. Mais il m'a fait déclarer qu'il m'en tenoit quitte. Mais il n'est pas en son pouvoir d'y renoncer, parce que vous lui devez cette affection cordiale, sincère et inébranlable, comme membre de Jésus-Christ. Or il ne peut pas renoncer à ce qui lui convient comme membre, parce que cette qualité regarde l'honneur de Jésus-Christ même. Il est dans l'usage des choses humaines que je ne puis renoncer à un droit au préjudice d'un tiers. Jésus comme chef intéressé

à cette sincère charité que nous devons à ses membres. Il ne nous est pas permis d'y renoncer, parce que l'injure en retomberoit sur tout le corps; elle retourneroit même contre le chef. Si la dette de la charité étoit simplement des hommes à l'égard des hommes, quand nos frères manqueroient à leur devoir, nous serions quittes envers eux. Mais cette dette regarde Dieu parce qu'ils sont ses images, et Jésus-Christ parce qu'ils sont ses membres. Il n'y a que Satan et les damnés qu'il nous soit permis de haïr, parce qu'ils ne sont plus du corps de l'Eglise dont Jésus les a retranchés éternellement. Exercez votre haine tant qu'il vous plaira contre ses ennemis irréconciliables. Mais si nous sommes à Jésus-Christ, nous sommes toujours obligés d'aimer tout ce qui est ou peut être à lui.

Chrétiens, ne disputons pas une vérité si constante, prononcée si souvent par le Fils de Dieu, écrite si clairement dans son Evangile. Que si vous voulez savoir combien cette dette est nécessaire, jugez-en par ces paroles de notre Sauveur. Si offers munus tuum,.... vade priùs reconciliari fratri tuo (MATTH., v. 24, 25.): « Si vous >> présentez votre don à l'autel,... allez aupara>> vant vous réconcilier avec votre frère. » Il semble qu'il n'y a point de devoir plus saint que celui de rendre à Dieu ses hommages; toutefois j'apprends de Jésus-Christ même qu'il y a une obligation plus pressante: Va-t-en te réconcilier avec ton frère, Vade priùs. O devoir de la charité ! « Dieu méprise son propre honneur, dit >> saint Chrysostôme, pour établir l'amour envers >> le prochain : » Honorem suum despicit, dum in proximo charitatem requirit: il ordonne que «< son culte soit interrompu, afin que la cha>> rité soit rétablie ; et il nous fait entendre par-là » que l'offrande qui lui plaît le plus, c'est un >> cœur paisible et sans fiel, et une âme saintement >> réconciliée: »> Interrumpatur, inquit, cultus meus, ut vestra charitas integretur: sacrificium mihi est fratrum reconciliatio (Hom. XVI. in MATTH., tom. VII. pag. 216.). Reconnoissons donc, chrétiens, que l'obligation de la charité est bien établie; puisque Dieu même ne veut être payé du culte que nous lui devons, qu'après que nous nous serons acquittés de l'amour qu'il nous ordonne d'avoir pour nos frères. Nous aurions trop mauvaise grâce de contester une dette si bien avérée, et il vaut mieux que nous recherchions le terme qui nous est donné pour payer.

>>

Sol non occidat super iracundiam vestram (Ephes., IV. 26.); « Que le soleil ne se couche TOME I.

>> pas sur votre colère. » Ah! mes frères, que ce terme est court! mais c'est que cette obligation est bien pressante; il ne veut pas que la colère demeure long-temps dans votre cœur, de peur que s'aigrissant insensiblement comme une liqueur dans un vaisseau, elle ne se tourne en haine implacable. La colère a un mouvement soudain et précipité. La charité ordinairement n'en est pas beaucoup altérée ; mais en croupissant elle s'aigrit, parce qu'elle passe dans le cœur, et change sa disposition. C'est ce que craint le divin apôtre. Ah! quelque grande que soit votre colère, « que

[ocr errors]

soleil, dit-il, ne se couche pas qu'elle ne sot >> entièrement apaisée. » La nuit est le temps du repos, elle est destinée pour le sommeil. Saint Paul ne peut pas comprendre qu'un chrétien, enfant de paix et de charité, puisse faire un sommeil tranquille ni goûter quelque repos ayant le cœur ulcéré contre son frère. Il appréhende les ténèbres de la nuit. Durant le jour, dit saint Chrysostôme (ubi suprà, pag. 217 et seq.), l'esprit, diverti ailleurs, ne s'occupe pas si fortement de la pensée de cette injure; mais la nuit, l'obscurité, le secret et la solitude le laissant tout seul, rappellent toutes les images fâcheuses. Il l'a dite, cette injure, il l'a dite d'un ton aigre et méprisant. Les ondes de la colère s'élèvent plus fort, et l'inflammation se met dans la plaie. Ainsi tandis que le soleil luit, calmez ces mouvements impétueux, et ne goûtez point le sommeil que vous n'ayez donné la paix à votre âme. Voilà une dette bien établie : mais montrons encore qu'il ne suffit pas de la payer une fois, et qu'elle ne peut être acquittée que par une affection constante.

Saint Augustin, Messieurs, vous l'expliquera par des paroles qui ne sont pas moins belles que solides. « Nous devons toujours la charité, et c'est, >> dit-il, la seule chose de laquelle, encore que nous » la rendions, nous ne laissons pas d'être rede»vables: »Semper debeo charitatem, quæ sola, etiam reddita, semper detinet debitorem. <«< Car on la rend, poursuit-il, lorsqu'on aime >> son prochain; et en la rendant on la doit tou>> jours, parce qu'on ne doit jamais cesser de >> l'aimer : » Redditur enim cùm impenditur ; debetur autem etiamsi reddita fuerit; quia nullum est tempus quando impendenda jam non sit (Epist. CXCII., n. 1, t. II. col. 710.). Reconnoissez donc, chrétiens, qu'un fidèle n'est jamais quitte du devoir de la charité : toujours prêt à le recevoir, et toujours prêt à le rendre; si on le prévient, il doit suivre ; si on l'attend, il doit prévenir, et dire avec le même saint Augustin dans cette abondance d'un cœur chrétien :

15

:

« Je reçois de vous avec joie, et je vous rends >> volontiers la charité mutuelle: » Mutuam tibi charitatem libens reddo, gaudensque recipio (Epist. CXCI., n. 2.). Mais je ne me contente pas de ce foible commencement; « je demande >> encore celle que je reçois; et je dois encore » celle que je rends: » Quam recipio adhuc repeto, quam reddo adhuc debeo. Ainsi que je n'entende plus ces froides paroles : Je lui devois la charité; hé bien ! je l'ai rendue, je suis quitte; je l'ai salué en telle rencontre, et il a détourné la tête j'ai fait telles avances qu'il a méprisées ; il n'y a plus de retour. O vous qui parlez de la sorte, que vous êtes peu chrétien! vous ne l'êtes point du tout. Que vous ignorez la force, que vous savez peu la nature de la charité toujours féconde ! C'est une source vive, qui ne s'épuise pas, mais qui s'étend par son cours : c'est une flamme toujours agissante, qui ne se perd pas, mais qui se multiplie par son action, parce qu'elle vient de Dieu au dedans de nous : Deus charitas est (JOAN., IV. 16.): « Dieu est charité. » Ah! qu'il est aisé de juger que tout ce que vous vous vantez d'avoir fait n'étoit qu'une froide grimace! Si c'étoit la charité, elle ne s'arrêteroit pas. La charité ne sait pas se donner des bornes; parce qu'elle vient d'un Esprit qui n'en a pas : Charitas Dei diffusa est in cordibus nostris per Spi- | ritum sanctum qui datus est nobis (Rom., v. 5.): « La charité de Dieu a été répandue dans >> nos cœurs, par l'Esprit saint qui nous a été » donné. » Cent fois rejetée, cent fois elle revient à la charge, elle s'échauffe par la résistance que l'on lui fait plus elle voit un cœur ulcéré, plus elle tâche de le gagner par son affection: Benefacite his qui oderunt vos : « Faites du bien à >>> ceux qui vous haïssent. » C'est ma seconde partie.

:

SECOND POINT.

Jésus-Christ [disoit ] aux Juifs: «< O race in» crédule et dépravée, jusqu'à quand serai-je >> avec vous? jusqu'à quand vous souffrirai-je ? >> Amenez-moi ici cet enfant : » O generatio incredula et perversa, quousque ero vobiscum? usquequo patiar vos? Afferte huc illum ad me (MATTH., XVII. 16.). Il ne pouvoit plus souffrir les Juifs, il ne pouvoit s'empêcher de leur bien faire, de [leur] donner des marques de son affection. Race infidèle et maudite, amenez ici votre fils. O Dieu, que ces paroles semblent mal suivies ! La paroît une juste indignation; et ici une tendresse incomparable. Là l'ingratitude des Juifs, qui contraint la patience même à se plaindre; ici la charité qui ne peut être vaincue

ni arrêtée par aucune injure. C'est ainsi qu'agit la charité. Comme elle sait l'importance de cette dette mutuelle des chrétiens, elle la rend volontiers, et elle plaint celui qui la refuse: elle l'exige de lui pour son bien; et ce qu'on ne lui donne pas de bonne grâce, elle tâche de le mériter par ses bienfaits.

Il ne suffit pas, chrétiens, de payer fidèlement à nos frères, je dis même à nos frères qui nous haïssent, la charité que nous leur devons; il faut encore l'exiger d'eux. Ceux qui se contentent d'aimer leurs ennemis, ne se veulent pas mettre en peine de gagner leur amitié. La nature de cette dette est telle, qu'il y a obligation à la demander, et qu'on perd la charité si on ne l'exige. Trésor divin de la communication des fidèles! société fraternelle qu'il faut exiger! Combien il est beau et utile de recevoir la charité de ses frères ! C'est Jésus-Christ qui aime et qui est aimé. On s'échauffe mutuellement, et on lie plus étroitement les membres entre eux par cette sincère correspondance. Or la perfection est dans l'unité. «< Aimez vos >> ennemis, dit le Fils de Dieu : » Diligite; mais tâchez de les contraindre à vous aimer, et forcezles

s-y par vos bienfaits: Benefacite. C'est ce qui a fait dire à saint Augustin, que j'ai suivi dans tout ce discours, qu'il y a cette différence entre les dettes ordinaires et celle de la charité fraternelle, que «< lorsqu'on vous doit de l'argent, c'est >> faire grâce que de le quitter, c'est témoigner de >> l'affection: au contraire, dit-il, pour la charité: jamais vous ne la donnez sincèrement, si vous » n'êtes aussi soigneux de l'exiger que vous avez » été fidèle à la rendre: » Pecuniam cui dederimus, tunc ei benevolentiores erimus, si recipere non quæramus: non autem potest esse verus charitatis impensor, nisi fuerit benignus exactor ( loco sup. citat. ). Et il en rend cette raison admirable, digne certainement de son grand génie, mais digne de Jésus-Christ, et prise du fond même de son Evangile : c'est que l'argent que vous donnez « profite à celui qui le reçoit, >> et périt pour celui qui le donne : » Accedit cui datur, recedit à quo datur: au lieu que la charité enrichit celui qui la rend plutôt que celui qui la reçoit. Ainsi c'est faire du hien à nos frères, que d'exiger d'eux cette dette dont le paiement les sanctifie. Si vous les aimez, faites qu'ils vous aiment vous ne pouvez pas les aimer que vous ne désiriez qu'ils soient bons; et ils ne le seront pas s'ils n'arrachent de leurs cœurs le mal de l'inimitié. Vous voyez donc manifestement que l'amour charitable que vous leur devez, vous doit faire désirer les occasions qui peuvent les forcer à

vous en rendre; et cela ne se pouvant faire qu'en les servant dans leur besoin, reconnoissez que la loi de la charité vous oblige justement de leur bien faire Benefacite his qui oderunt vos.

Pour mettre en pratique ce commandement et tirer quelque utilité de cette doctrine, s'il arrive jamais que Dieu permette que vos ennemis aient besoin de votre secours, n'écoutez pas, mes frères, les sentiments de vengeance; mais croyez que cette occasion vous est donnée pour vaincre leur dureté, leur obstination. Enfin il a fallu passer par mes mains: voici le temps de lui rendre ce qu'il m'a prêté. Non, ne parlez pas de la sorte: songez que s'il tombe entre vos mains, c'est par la permission divine; et Dieu ne l'ayant permis que pour vous donner le moyen de le gagner, vous offensez sa bonté si vous laissez passer cette occasion, et si vous vous prévalez de cette rencontre pour exercer votre vengeance. Je ne puis lire sans être touché la générosité de David au premier livre des rois. Saül le cherchoit pour le faire mourir : il avoit mis pour cela toute son armée en campagne : « Allez partout, disoit-il, » soyez plus vigilants que jamais, curiosiùs agite, remarquez tous ses pas, pénétrez toutes >> ses retraites, » considerate locum ubi sit pes ejus;... videte omnia latibula ejus : « fût-il

[ocr errors]

dans les entrailles de la terre, je l'y trouve>> rai, » dit Saul, cet ennemi de ma couronne! Quod si etiam in terram se abstruserit, perscrutabor eum in cunctis millibus Juda (1. Reg., XXII. 22, 23.). Que la fureur des hommes est impuissante contre ceux que Dieu protége! David fugitif et abandonné est délivré des mains de Saül; et Saül avec toute sa puissance tombe deux fois coup sur coup entre les mains de ce fugitif. Il le rencontre seul dans une caverne; il entre une autre fois dans sa tente pendant que tous ses gardes dormoient; le voilà maître de la vie de son ennemi; ses gens l'excitent à s'en défaire : « Voici, voici le jour, disent-ils, que le » Seigneur vous a promis, disant : Je livrerai ton >> ennemi dans tes mains : » Ecce dies de quá locutus est Dominus ad te: Ego tradam tibi inimicum tuum; servez-vous de cette occasion. « Dieu me garde de le faire, » dit David: Propitius sit mihi Dominus, ne faciam hanc rem (Ibid., XXIV. 5, 7.). Le Seigneur, ditesvous, me l'a livré; et c'est pour cela même que je veux le conserver soigneusement. «< Le meurtre » d'un homme n'est pas un don de Dieu : » Hominis interemptio Domini donum non est; il ne met pas nos ennemis dans nos mains afin qu'on les massacre, mais plutôt afin qu'on les

sauve. C'est pourquoi « je veux répondre aux >> bienfaits de Dieu par des sentiments de dou>> ceur: >> Beneficio Dei med lenitate respondebo: « Et au lieu d'une victime humaine, j'of>> frirai à sa bonté qui me protége un sacrifice » de miséricorde, »> qui sera une hostie plus agréable Pro humana victima clementiam offeram. « Je ne veux pas que la bonté de mon » Dieu coûte du sang à mon ennemi : » Gratiam sanguine non cruentabo. C'est saint Basile de Séleucie (Orat. XVI. in DAVID) qui paraphrase ainsi les paroles de David. Non-seulement il ne veut pas le tuer; mais il retient la main de ses gens. Si vous ne voulez pas le tuer vous-même, laissez-nous faire, lui disoient-ils; c'est moimême, dit Abisaï, qui vous en veux délivrer, et vous mettre la couronne sur la tête par la mort de cet ennemi : « Je m'en vais le percer de ma » lance (1. Reg., XXVI. 8, 9.). » Non, non, dit David, je vous le défends; vive le Seigneur Dieu, il est le maître de sa vie, il en disposera à sa volonté ; mais je ne souffrirai pas qu'on mette la main sur lui. Non content de retenir ses soldats, il reproche à ceux de Saül le peu de soin qu'ils ont eu de le garder. Est-ce ainsi, leur ditil, que vous gardez le roi votre maître? « Vive Dieu, vous êtes tous des enfants de mort, qui >> dormez auprès de sa personne, et qui avez » si peu de soin de l'Oint du Seigneur ; » Vivit Dominus, quoniam filii mortis estis vos, qui non custodistis Dominum vestrum, Christum Domini (Ibid., 15, 16.). Voilà un véritable enfant de la paix, qui rend le bien pour le mal, qui garde celui qui le persécute, qui défend celui qui le veut tuer; si tendre et si délicat sur ce point, qu'ayant coupé un bout de sa robe pour lui montrer qu'il pouvoit le faire mourir, craint d'en avoir trop fait : Percussit cor suum David, eo quòd abscidisset oram chlamydis Saul (Ibid., XXIV. 6.): confus en sa conscience d'avoir mis seulement la main, et de s'être servi de l'épée contre la robe de son ennemi. Suivez, mes frères, un si grand exemple : lorsque votre ennemi a besoin de vous, lorsqu'il semble que Dieu le met à vos pieds par la nécessité où il est d'implorer votre secours, n'écoutez pas les conseils de vengeance. Ah! voici le temps de lui rendre ce qu'il m'a prêté. Non, ne parlez pas de la sorte, croyez qu'il n'est en cet état que par la permission divine, que pour vous donner le moyen de le gagner.

2

C'est, Messieurs, en cette manière que Dieu nous permet de combattre nos ennemis. Nouveau genre de combat, où nous voyons aux mains,

« PreviousContinue »