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la rondelle crânienne de certains colliers gaulois n'était pas un simple ornement, qu'on lui attribuait quelque propriété imaginaire, et qu'en traversant les siècles, au prix d'un léger changement de forme, elle n'avait pas cessé d'être une amulette.

D'où venait cet usage des amulettes crâniennes? A quel ordre d'idées se rattachait-il? L'étude des crânes perforés va nous l'apprendre.

§ 2. DES CRANES PERFORÉS.

La découverte des crânes artificiellement perforés appartient encore à M. Prunières. Elle a précédé de plusieurs années celle des amulettes crâniennes, car elle remonte à l'année 1868. Dans un grand et beau dolmen lozérien, situé près d'Aiguières, M. Prunières trouva une calotte crânienne dont la paroi latérale présentait une énorme perte de substance. En examinant les bords de cette immense ouverture, il reconnut qu'ils n'étaient pas cassés, mais coupés ou sciés dans toute leur étendue, à l'exception d'une portion qui paraissait polie. Il supposa d'après cela que ce crâne avait été préparé pour servir de coupe et que la portion polie de l'ouverture était celle sur laquelle on appliquait les lèvres. Boire dans le crâne d'un ennemi est la volupté suprême du barbare, Les Gaulois, à l'occasion, célébraient ainsi leurs victoires (1); l'hypothèse de M. Prunières pouvait donc paraître assez plausible.

Dans la même sépulture se trouvaient cinq autres fragments crâniens qui présentaient sur l'un de leurs bords des traces de section ou de polissage, et qui paraissaient provenir d'autant de crânes différents. Ne connaissant pas encore les amulettes crâniennes, M. Prunières put croire que tous ces fragments étaient des débris de crânes transformés en coupes, et il écrivit dans ce sens à la Société d'anthropologie (2). Mais ses idées durent se modifier lorsqu'il eut découvert que certains fragments crâniens, plus ou moins façonnés, étaient des amulettes. Chaque « ron

(1) Tite Live, livre XXIII, chap. xxiv.

(2) Bulletins de la Société d'anthropologie, 21 mai 1868, p. 319. Voir aussi Association française pour l'avancement des sciences, session de Lille, 1874, p. 602.

delle » détachée avait dû laisser une perte de substance sur le crâne où on l'avait prise, et cette perte de substance pouvait être médiocre, grande ou très-grande, suivant qu'elle résultait de l'ablation d'une seule rondelle ou de plusieurs. Ainsi s'expliquaient, d'une part, les énormes ouvertures artificielles des crânes qui avaient paru destinés à servir de coupes; et d'une autre part, les ouvertures, beaucoup moins grandes, que M. Prunières retrouva sur plusieurs autres crânes, en passant en revue toute sa collection de crânes néolithiques.

Ces diverses ouvertures artificielles se distinguaient des ouvertures accidentelles produites par des fractures ou des érosions posthumes, car leurs bords n'étaient ni cassés ni érodés; elles ne présentaient pas non plus les caractères des sections produites par la dent des animaux; on ne pouvait donc les attribuer qu'à la main de l'homme; mais les bords de ces ouvertures, comme ceux des rondelles séparées, se présentaient dans deux états bien différents. Les uns étaient manifestement coupés ou sciés à l'aide d'un instrument assez grossier et présentaient, dès lors, une surface plus ou moins rugueuse, tandis que les autres étaient lisses et semblaient polis; et comme ces deux états s'observaient souvent en deux points différents d'une même pièce, M. Prunières supposa qu'il s'agissait d'une seule et même pratique, d'une excision posthume destinée à obtenir des amulettes, que l'on conservait tantôt sans y retoucher, tantôt en régularisant une partie ou la totalité de leur contour par un travail de polissage.

Il exposa cette idée dans une lettre communiquée, le 5 mars 1874, à la Société d'anthropologie, avec un certain nombre de pièces à l'appui. En examinant ces pièces, je constatai qu'effectivement les sections à bords coupés ou sciés étaient posthumes, comme l'avait très-bien reconnu M. Prunières; mais je constatai, en outre, que les sections à bords « polis» étaient d'une nature toute différente, que l'état lisse de leur surface n'était pas dû à un travail de polissage, qu'il était le résultat d'un ancien travail de cicatrisation, et que, par conséquent, les sections avaient été pratiquées pendant la vie, et même un grand nombre d'années avant la mort. Je pus donc démontrer que les faits recueillis par M. Prunières se rattachaient à deux opérations entièrement différentes, pratiquées, l'une sur le cadavre, l'autre sur l'homme vivant, et je donnai à cette dernière opération le nom de trépa

nation chirurgicale, pour la distinguer de la trépanation posthume, découverte par M. Prunières (1).

Cette distinction une fois faite, je pus en faire découler toute une série de conséquences que je vais maintenant exposer; mais auparavant je compléterai cet historique en signalant le mémoire communiqué par M. Prunières, en août 1874, à la section d'anthropologie de l'Association française (session de Lille) (2); diverses présentations faites à la même section, en août 1875, par MM. Chauvet et Gassies (session de Nantes) (3); un rapport de M. Babert de Juillé, conservateur du musée préhistorique de Niort (4); et, enfin, un mémoire publié il y a quelques mois par M. Joseph de Baye (5). Quant aux nombreuses communications faites à la Société d'anthropologie depuis trois ans et aux discussions qu'elles ont soulevées, il serait superflu de les énumérer ici. J'aurai l'occasion de les mentionner dans le cours de ce travail.

Je me propose d'établir les deux faits suivants :

1o On pratiquait à l'époque néolithique une opération chirurgicale consistant à ouvrir le crâne pour traiter certaines maladies internes. Cette opération se faisait presque exclusivement, peut-être même exclusivement sur les enfants (trépanation chirurgicale).

2o Les crânes des individus qui survivaient à cette trépanation étaient considérés comme jouissant de propriétés particulières, de l'ordre mystique, et lorsque ces individus venaient à mourir, on taillait souvent dans leurs parois crâniennes des rondelles ou fragments qui servaient d'amulettes et que l'on prenait de préférence sur les bords mêmes de l'ouverture cicatrisée (trépanation posthume).

Je n'énonce ici que les deux faits les plus généraux; les détails viendront plus tard.

(1) Bulletins de la Société d'anthropologie, 2o série, t. IX, p. 192-202, 5 mars 1874; même volume, p. 542-555, 2 juillet 1874; t. XI, p. 236-251, 4 mai 1876.

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(2) Association française, volume de Lille, 1874, p. 597-635.

(3) Association française, volume de Nantes, 1875, p. 854 et 888.

(4) Babert de Juillé, Rapport de la commission des tumuli de Bougon, suivi d'une étude sur la trepanation préhistorique et en particulier sur le crâne trépané que possède le musée de Niort. Niort, 1875, broch. in-8° de 17 pages.

(5) Joseph de Baye, La trepanation préhistorique. Paris, 1876, broch. grand in-8° de 30 pages.

J'ai annoncé qu'il existe sur les pièces qui se rattachent à cette question des sections de deux espèces, les unes cicatrisées depuis longtemps, les autres en quelque sorte fraîches et ne présentant aucun travail de réparation. Je vais prouver que celles-ci sont posthumes, et que celles-là sont chirurgicales.

§3. DES TRÉPANATIONS POSTHUmes.

Les sections posthumes se reconnaissent aussi bien sur les bords des ouvertures artificielles que sur la circonférence des fragments excisés. Les traces de l'instrument ne sont pas toujours également évidentes; l'usure moléculaire qui s'est produite dans le sol les rend quelquefois douteuses, et on a pu, par exemple, dans quelques cas, se demander si les bords de cer

FIG. 4. Amulette à bord falciforme, provenant du dolmen de la Galline (Lozère). M. Prunières. Gr. nat. La partie la plus claire du bord concave est taillée en un biseau mince, falciforme et cicatrisé, Le reste de la circonférence de l'amulette a été taillé par sections posthumes.

taines ouvertures ou de certaines rondelles n'avaient pas été coupés par la dent d'animaux rongeurs ou carnassiers. Mais les pièces où l'action d'un instrument de silex est incontestable et incontestée sont encore très-nombreuses.

Les sections, quelquefois perpendiculaires à la surface de l'os, plus souvent un peu obliques, tantôt presque droites, plus souvent un peu curvilignes, offrent une surface assez nette, mais cependant rayée longitudinalement; elles dénotent l'action réitérée d'un instrument, couteau ou scie, qui a pénétré, de couche en

couche, soit par des entailles successives, soit par un mouvement de va-et-vient. Au début de l'opération, l'instrument faisait quelquefois des échappées et produisait sur la surface voisine de petites rayures divergentes et quelquefois assez longues (voy. fig. 4). Enfin, les cellules du diploé sont ouvertes à la surface des sections et présentent le même aspect que sur un crâne récemment scié. J'insiste sur ces détails, non pas pour prouver que les sections sont artificielles, cela saute aux yeux, - mais pour prouver que les os sont exactement dans l'état où ils étaient au moment où ils ont été coupés. Aucun travail de réparation ni de réaction organique ne s'est produit; il n'existe dans le tissu osseux aucune trace d'ostéite, aucune porosité anormale due à la dilatation des canaux vasculaires. On est donc conduit à penser que les sections ont été faites après la mort.

On sait toutefois que le travail de réaction traumatique est plus lent dans la substance dure des os que dans les parties molles. C'est seulement lorsqu'il a duré plusieurs jours qu'il laisse des traces durables, et l'aspect des pièces serait le même si les sections avaient été pratiquées très-peu de jours avant la mort.

On peut donc se demander si ces sections sont réellement posthumes; n'auraient-elles pas été le résultat d'une blessure mortelle reçue dans un combat? - ou d'une opération pratiquée sur le vivant et suivie de mort au bout de peu de jours?

Il faut écarter d'abord l'idée des blessures faites par les instruments de combat, car un coup subit n'aurait pu produire ni les rayures longitudinales des bords, ni les échappées de la surface. Ces effets ne peuvent être attribués qu'à un instrument assez petit, mû par la main patiente d'un opérateur mal outillé.

Mais l'idée d'une opération pratiquée sur le vivant et très-promptement suivie de mort doit être examinée avec plus de soin. Parmi les sujets que l'on trépane aujourd'hui, il en est qui meurent, il en est d'autres qui guérissent; les ouvertures cicatrisées, dont je parlerai tout à l'heure, ne correspondraientelles pas aux cas de guérison, et les autres, non cicatrisées, aux cas de mort? S'il en était ainsi, les pièces dont il s'agit se rapporteraient à une seule et même pratique; mais il est aisé de reconnaître que cette hypothèse est tout à fait inexacte.

En premier lieu, on n'a trouvé jusqu'ici aucune section en voie de réparation. De deux choses l'une: ou bien la cicatrice est très-ancienne, ou bien la section est toute fraîche. Or, il n'est pas

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