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NOTRE ANCÈTRE

RECHERCHES D'ANATOMIE ET D'ETHNOLOGIE SUR LE PRÉCURSEUR DE L'HOMME

PAR

ABEL HOVELACQUE

Les cinquante ou soixante années qui suivirent la publication de l'Encyclopédie, et qui se répartissent sur la fin du dix-huitième siècle et sur le commencement du dix-neuvième, virent naître la science moderne, la science expérimentale, sa méthode, ses doctrines.

La France fut à la tête de ce grand mouvement.

Lalande (1732-1807) et Laplace (1749-1827) donnèrent aux sciences mathématiques un élan imprévu; avec Lavoisier (17431794), la chimie devint une science toute nouvelle; Bichat (17711802) fonda l'anatomie générale, Cuvier (1769-1832) l'anatomie comparée.

A côté de ces noms illustres, il en est un autre que l'on a trop oublié depuis quarante ans, et que beaucoup d'entre nous n'ont appris à connaître que par les écrits des naturalistes anglais et allemands.

Ce nom est celui de Lamarck, né en 1744 à Bazantin, en Picardie, et mort à Paris en 1829.

On peut dire sans témérité que Lamarck a fait faire à l'histoire naturelle de l'homme et des animaux un des plus grands pas qu'elle ait jamais franchis. C'est lui qui, le premier, a formulé, avec un commencement de preuves scientifiques, et dans son ensemble, la doctrine du transformisme, que l'on appelle également aujourd'hui la doctrine de la descendance ou la doctrine généalogique. En 1873, M. Charles Martins a réédité les deux volumes. de la Philosophie zoologique de Lamarck; il l'a fait précéder d'une Introduction où l'état de la question est exposé en termes excellents, et dont la lecture ne saurait être trop vivement recommandée.

Vingt ans après la publication du grand ouvrage de Lamarck, Etienne Geoffroy Saint-Hilaire défendait glorieusement contre Cuvier la doctrine de l'évolution et de l'unité d'organisation.

L'Institut se prononça avec Cuvier contre la sériation naturelle des êtres organisés, contre la chaîne animale de Lamarck, mais la paléontologie et l'embryologie vinrent confirmer bientôt les vues de Geoffroy Saint-Hilaire.

Il fallut reconnaître, si l'on ne préférait fermer les yeux à l'évidence, que les espèces fossiles se perfectionnaient de plus en plus au fur et à mesure que les périodes zoologiques étaient plus rapprochées de nos âges; que dans l'évolution embryologique le progrès était absolument continu, et qu'enfin il existait un rapport direct, une étroite connexion entre les phases de l'évolution embryonnaire et le progrès constant des anciennes formes qui se sont accumulées les unes sur les autres.

Trente ans s'écoulèrent. Deux naturalistes anglais, MM. Wallace et Charles Darwin, partisans décidés de la transformation de l'espèce, tentèrent de donner à la doctrine de l'évolution, à l'aide d'un nombre considérable de preuves, un fondement solide reposant sur l'étude même des causes de cette évolution. Ce fut, pour M. Wallace, la sélection naturelle; ce fut, pour M. Darwin, la sélection naturelle et la sélection sexuelle.

D'une façon générale, la sélection naturelle peut être définie la survivance des plus aptes. Quant à la sélection sexuelle, « elle provient de l'avantage que certains individus ont sur d'autres individus de même sexe et de même espèce, sous le rapport exclusif de la reproduction ». Bien que peut-être les différentes sortes de sélection ne puissent suffire à expliquer la doctrine transformiste tout entière (1), il n'en est pas moins constant que la théorie de MM. Wallace et Charles Darwin a gagné à la cause du transformisme un grand nombre d'esprits indépendants et d'une compétence parfaite. On a été jusqu'à donner le nom de darwinisme à la doctrine même de l'évolution des espèces. Si l'on tenait à créer un mot de cette sorte, ce qui d'ailleurs était bien inutile, ce n'était pas le nom de M. Darwin qu'il fallait emprunter, c'était celui de Lamarck.

En Allemagne, la doctrine de la descendance rencontra de nouveaux adhérents. Goethe déjà s'y était rallié. L'Histoire de la création des êtres organisés, par M. Hæckel, professeur à léna, est un développement assez curieux de l'enseignement de Lamarck; il est bien au courant des acquisitions nouvelles et si importantes

(1) Broca. Les Sélections (Revue d'anthropologie, t. I, p. 683. Paris, 1871).

de la paléontologie et de l'embryologie. A la vérité, on peut faire bon marché, dans l'ouvrage de M. Hæckel, de la division toute factice des races humaines en douze catégories; mais ce n'est là qu'un point accessoire et que l'auteur lui-même devrait abandonner sans peine. En somme, le livre de M. Hæckel peut être recommandé aux personnes qui ne prétendent point repousser de parti pris et sans examen la doctrine de la descendance. Elles se prépareront fructueusement à cette lecture par l'étude des écrits remarquables (et dont nous nous servirons largement tout à l'heure) de MM. Huxley et Broca sur les rapports anatomiques de l'homme et des grands singes.

C'est en 1867 que l'on annonça la découverte de l'homme tertiaire. Des silex intentionnellement taillés et retaillés avaient été trouvés dans les couches marneuses de l'étage des calcaires de Beauce qui appartiennent aux terrains tertiaires moyens. On conclut, d'après l'existence de ses œuvres, à l'existence de l'homme tertiaire.

Cette conclusion était précipitée.

S'appuyant sur les lois de la paléontologie, M. de Mortillet démontra qu'il ne pouvait être question d'un homme tertiaire, mais bien d'un précurseur de l'homme, ce qui est tout différent.

<< Les animaux varient d'une assise à l'autre, dit M. de Mortillet au second congrès de l'Association française pour l'avancement des sciences, tenu à Lyon en 1872, et la faune se renouvelle avec les divers terrains.

« Les variations sont d'autant plus rapides que les animaux ont une organisation plus complexe, ou, en d'autres termes, l'existence d'une espèce est d'autant plus courte que cette espèce occupe un rang plus élevé dans l'échelle des êtres. Ainsi les mammifères, animaux bien plus compliqués que les mollusques, se modifient plus rapidement et plus complétement que ces derniers d'une assise à l'autre.

« Les variations ne sont pas radicales, elles sont partielles et successives; aussi les faunes sont d'autant plus distinctes et différentes que les assises qui les contiennent sont plus éloignées les unes des autres.

«< Enfin, les variations se rapportent toutes à un plan général, de sorte que tous les animaux trouvent leur place naturelle dans des séries continues et régulières, bien que divergentes, comme s'il y avait filiation entre eux tous. »

La comparaison des singes anthropomorphes et de l'homme peut évidemment nous fournir quelques renseignements sur ce que devait être le précurseur de l'homme. Il est admis communément par les partisans de la doctrine de l'évolution, que l'homme et les grands singes dérivent les uns et les autres d'un auteur commun, et que ce qui distingue particulièrement le premier des seconds, c'est qu'il a acquis, sous l'influence de circonstances heureuses, la faculté du langage articulé.

Que ce précurseur de l'homme n'occupe pas une place intermédiaire entre le gorille, le chimpanzé, l'orang et le gibbon, d'une part, et l'homme, d'autre part, cela n'est pas douteux. On ne saurait donc lui assigner des caractères intermédiaires entre ceux des singes anthropomorphes et de l'homme.

Pourtant, il faut lui prêter d'une façon générale des caractères moins élevés que ceux qui distinguent des grands singes le primate caractérisé particulièrement par la faculté du langage articulé, l'homme.

Ici nous nous trouvons guidé par la comparaison des races inférieures de l'humanité aux races supérieures.

M. Darwin, dans le premier volume de son ouvrage sur la descendance de l'homme et la sélection sexuelle, a dit quelques mots de cette question. C'est au chapitre sixième du premier livre. Voici, d'ailleurs, le texte même de la traduction française :

« Les premiers ancêtres de l'homme étaient sans doute couverts de poils, les deux sexes portant la barbe; leurs oreilles étaient pointues et mobiles; ils avaient une queue desservie par des muscles propres. Leurs membres et leur corps étaient soumis à l'action de muscles nombreux qui, ne reparaissant aujourd'hui qu'accidentellement chez l'homme, sont encore normaux chez les quadrumanes. L'artère et le nerf de l'humérus passaient par l'ouverture supracondyloïde. A cette période ou à une période antérieure, l'intestin possédait un diverticulum ou cæcum plus grand que celui existant actuellement. Le pied, à en juger par la condition du gros orteil dans le foetus, devait être alors préhensile, et nos ancêtres vivaient sans doute habituellement sur les arbres, dans quelque pays chaud, couvert de forêts. Les mâles avaient de grandes dents canines qui leur servaient d'armes formidables. >>

Cette description, sans doute, a de bons côtés; mais, outre qu'elle nous semble beaucoup trop sommaire, nous pensons

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qu'elle ne s'applique pas tout entière, d'une façon exclusive, au précurseur direct de l'homme.

Celle de M. Hæckel est plus vague encore : « Cet homme primitif était très-dolichocéphale, très-prognathe; il avait des cheveux laineux, une peau noire ou brune; son corps était revêtu de poils plus abondants que chez aucune race humaine actuelle ; ses bras étaient relativement plus longs et plus robustes; ses jambes, au contraire, plus courtes et plus minces, sans mollets; la station n'était chez lui qu'à demi-verticale et les genoux étaient fortement fléchis. » (Traduction française, p. 614.)

Selon nous, on peut ajouter beaucoup à ces deux fragments, et nous nous proposons d'exposer ici un essai de description plus complète.

Avant d'entrer en matière, il est inutile, sans doute, de prévenir le lecteur qu'aucun naturaliste ne voit dans l'un ou l'autre des anthropoïdes actuels le gorille, le chimpanzé, l'orang, le gibbon, le véritable ancêtre de l'homme. Le fait est que ces différents individus remontent tous, avec l'homme, à un ancêtre commun. Il s'agit ici d'une parenté collatérale, à un degré quelconque, nullement d'une parenté directe. L'homme ne descend pas plus du gorille que le gorille ne descend de l'homme.

Ajoutons enfin qu'aucun des anthropoïdes actuellement connus n'a sur les autres anthropoïdes le privilége d'une ressemblance plus particulière avec l'homme. Le gorille, par exemple, l'emporte par la taille, par la conformation de ses membres; le chimpanzé, par la direction du trou occipital; l'orang, par le cerveau; le gibbon, par la courbure du rachis, par le petit nombre de pièces du sternum.

Cela dit, nous entrons de suite en matière; nous rassemblons les faits et les laissons parler eux-mêmes.

Nos principales recherches portent sur l'OSTÉOLOGIE, sur l'étude du squelette. Ici nous avons tout d'abord à nous occuper du crâne.

Le crâne, au premier examen, peut sembler long, court, ou moyennement proportionné. La tête longue reçoit le nom de dolichocéphale; la tête courte, celui de brachycéphale. Ces deux formes seulement paraissent être primitives. La forme intermédiaire, ou mésaticéphale, semble n'être que le résultat de croisements. Parmi les races humaines les plus dolichocéphales, nous

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