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L'une de ces pratiques consistait à tailler, après la mort, dans le crâne humain, des pièces qui servaient d'amulettes et auxquelles on attribuait des propriétés particulières; l'autre consistait à faire sur le crâne de l'individu vivant une perforation méthodique, une véritable opération, analogue à la trépanation que les chirurgiens pratiquent aujourd'hui dans un tout autre but et par un procédé tout différent. Le mot trepanation, d'après l'étymologie, implique l'aide d'un instrument tournant; c'est qu'en effet, depuis la plus haute antiquité classique, cette opération se fait presque toujours à l'aide d'un instrument métallique, soumis à un mouvement de rotation; mais, par extension, on a appelé trépanation toute opération qui consiste à pratiquer une ouverture dans le crâne. Je crois donc pouvoir me servir de ce mot pour désigner les deux opérations au moyen desquelles les hommes de l'époque néolithique produisaient des pertes de substance sur le crâne, soit pendant la vie, soit après la mort.

J'entre maintenant en matière, et je donnerai d'abord une idée sommaire des amulettes crâniennes et des crânes perforés ou trépanés, me réservant de les décrire plus amplement lorsque le moment sera venu.

§ 1. DES AMULETTES CRANIENNES.

La découverte des amulettes crâniennes appartient à M. le docteur Prunières, de Marvejols (Lozère). Le nom de ce savant est aujourd'hui connu de tous les anthropologistes archéologues. Depuis plus de quinze ans M. Prunières s'est voué à l'étude des dolmens de la Lozère, qui sont très-nombreux, et qui étaient presque inconnus avant lui. Il a pratiqué de ses propres mains, dans ces monuments mégalithiques, d'innombrables fouilles, et obtenu une très-belle collection, conservée en partie dans sa maison à Marvejols, en partie dans le musée de l'Institut anthropologique de Paris, qu'il a généreusement enrichi de plusieurs vitrines très-importantes.

Au mois d'août 1873, pendant la seconde session de l'Association française pour l'avancement des sciences, tenue à Lyon, M. Prunières présenta à la section d'anthropologie une pièce d'un genre tout à fait inconnu jusqu'alors. C'était une rondelle osseuse, de forme elliptique, longue de 50 millimètres, large de 38, taillée dans un pariétal humain, et occupant toute l'épaisseur

de l'os (voir fig. 1 et 2). Les deux faces de cette rondelle étaient naturelles; mais le bord, dans toute son étendue, était travaillé avec soin: il était taillé en biseau aux dépens de la face externe, et régulièrement arrondi par un procédé de polissage. La pièce avait été trouvée dans l'intérieur d'un crâne, extrait de l'un des dolmens de la Lozère, et sur lequel existait une ouverture latérale, grande comme la paume de la main. En enlevant, à travers cette vaste ouverture, la terre qui remplissait le crâne, M. Pru

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nières vit s'échapper la rondelle. Celle-ci provenait d'un autre crâne sa couleur, son épaisseur et la densité de son tissu le prouvaient suffisamment. Mais pourquoi et comment se trouvaitelle là? M. Prunières posait la question sans la résoudre.

Avant de présenter cette pièce au congrès de Lyon, M. Prunières me l'avait envoyée à Paris; elle avait séjourné plusieurs mois dans mon laboratoire; je l'avais montrée aux personnes les plus compétentes; aucun de nous n'avait pu en découvrir la destination. A Lyon, où se trouvaient réunis un grand nombre d'archéologues de province, tout le monde déclara n'avoir jamais rien vu de semblable. Alors M. Prunières se décida à faire connaître l'idée qu'il s'était faite de cette pièce d'une part, la forme de la rondelle ne se prêtait à aucun usage matériel; d'une autre part, la perfection du travail montrait qu'on avait dû y attacher beaucoup d'importance, et M. Prunières pensait dès lors que ce devait être une amulette (1). Il se souvenait, d'ailleurs, d'avoir recueilli dans ses fouilles d'autres fragments crâniens, d'une forme

(1) Association française pour l'avancement des sciences, session de Lyon, août 1873, p. 704.

toute différente, mais sur lesquels il avait reconnu l'existence de sections artificielles; l'un, entre autres, portait, en deux points opposés de son contour, très-irrégulièrement trapézoïde, deux encoches assez profondes, unies par une gouttière superficielle, et paraissant destinées à recevoir un lien de suspension (fig. 3). Ce précieux fragment, qui n'avait pas été apporté à Lyon, fut envoyé, le 5 mars suivant, à la Société d'anthropologie. En le comparant avec la rondelle dite de Lyon, représentée sur les figures 1 et 2, on reconnaîtra qu'il a fallu une sagacité peu commune pour établir, entre deux pièces aussi dissemblables sous tous les rapports, un rapprochement que les faits ultérieurs ont plei

FIG. 3. Amulettes à encoches
de suspension, provenant du
dolmen dit la Cave des fées
(Lozère). M. Prunières. Gr. nat. nement justifié.

Les choses en étaient là, lorsque M. Joseph de Baye m'invita au mois de mars 1874 à aller visiter les grottes sépulcrales artificielles qu'il a découvertes dans la vallée du Petit-Morin, canton de Montmort (département de la Marne), et dont il a déjà entretenu le Congrès d'anthropologie et d'archéologie préhistoriques, en 1872, dans la session de Bruxelles (1). Le mobilier funéraire de ces grottes est exclusivement néolithique et cependant plusieurs d'entre elles sont précédées d'une anti-grotte où se trouve sculptée en bas-relief une figure représentant une divinité féminine. L'existence de semblables sculptures à l'époque néolithique était alors et est encore, je pense, un fait unique dans la science. Cette découverte importante et inattendue avait donc été accueillie, dans le Congrès de Bruxelles, avec un étonnement voisin de la méfiance, et M. de Baye, avant d'en saisir la Société d'anthropologie de Paris, désirait en faire constater la réalité, sur les lieux mêmes, par quelques-uns d'entre nous. Je fis le voyage avec MM. de Mortillet et Lagneau. Après avoir visité un certain nombre de grottes et reconnu la parfaite exactitude des faits, nous nous rendîmes au château de Baye, où les riches collections de crânes, d'ossements et d'objets de toute sorte, provenant des fouilles de notre collègue, forment un véritable musée. Dans l'une des vitrines se

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(1) Congrés international d'anthropologie et d'archéologie préhistoriques, volume de Bruxelles, p. 393 et suiv. (6e session).

trouvait une pièce extraite de l'une des grottes sépulcrales, et dont l'usage, nous dit-on, n'avait pu être déterminé. C'était une rondelle osseuse, taillée dans un pariétal humain, et parfaitement semblable à celle de Lyon : la forme, la dimension, le travail, tout était pareil ou plutôt identique, si ce n'est que la rondelle de Baye était percée d'un trou de suspension, indiquant qu'elle avait été portée, et portée probablement autour du cou (1). On aurait donc pu se demander si cette dernière rondelle n'était pas une simple pièce d'ornement; mais l'autre rondelle, qui était évidemment de même nature, n'était pas percée, et n'avait pu, par conséquent, être portée comme ornement. L'opinion émise à Lyon par M. Prunières se trouvait donc pleinement confirmée; les deux pièces étaient des amulettes, et on comprend très-bien qu'un objet de ce genre ne fût pas toujours porté de la même manière; on ne le perçait que lorsqu'on voulait le suspendre au cou. Le fait est que, parmi les nombreuses amulettes crâniennes qui ont été trouvées depuis, il n'y en a qu'un assez petit nombre qui soient percées d'un trou ou munies d'entailles de suspension.

Pendant que nous recevions l'hospitalité au château de Baye, M. Prunières adressait à la Société d'anthropologie un travail, accompagné d'une planche et de plusieurs fragments crâniens façonnés de diverses manières. Ce travail, qui fut communiqué dans la séance du 5 mars 1874 (2), donna lieu à une discussion de quelque étendue. Depuis lors, à plusieurs reprises, M. Prunières nous a envoyé d'autres pièces de même nature. En tenant compte de ces diverses pièces, et en y joignant les cas où l'on a trouvé, à défaut des amulettes mêmes, des crânes portant la trace de sections posthumes en rapport avec la fabrication des amulettes, on arrive à réunir un nombre de faits plus que suffisant pour lever tous les doutes qu'avait suscités, dès l'origine, l'extrême diversité des fragments crâniens travaillés. Il est clair que les qualités qu'on leur attribuait ne concernaient ni leurs formes, ni leurs dimensions, ni la nature du travail, mais la substance même dont ils étaient formés. C'est ce qui ressortira, d'ailleurs, bien plus clairement encore de la suite de cet exposé.

(1) J. de Baye, La trepanation préhistorique, Paris, 1876, broch. in-8°, p. 9, fig. 3.

(2) Bulletins de la Société d'anthropologie de Paris, 2e série, t. IX, p. 185. Dans cette séance fut montrée l'amulette à entailles marginales représentée cidessus, fig. 3.

La première des pièces étudiées ayant reçu, d'après sa forme, le nom de rondelle, ce nom a été appliqué par extension aux autres pièces du même genre, quoique de formes différentes. Cette habitude a prévalu parmi nous à l'époque où beaucoup de personnes hésitaient à se servir du mot'amulette, qui impliquait une interprétation encore contestée. C'est peut-être un abus de langage, mais il ne s'agit que de s'entendre sur les mots.

Toutes les rondelles ou amulettes dont je viens de parler datent de l'époque néolithique, et j'ai déjà dit qu'un certain nombre d'entre elles étaient façonnées de manière à être suspendues au cou; on retrouve des restes de cette coutume dans des temps bien postérieurs à l'époque néolithique. Il y a dans la collection Morel, à Châlons-sur-Marne, un torques gaulois auquel est suspendue une rondelle osseuse, plate, ronde, polie sur ses deux faces, semblable à nos jetons, et percée d'un trou central. Cette pièce a été taillée dans un fragment de crâne humain. M. de Baye a trouvé, à Wargemoulin (Marne), une rondelle pareille à la précédente, suspendue à un fil de laiton et percée de trois trous (1); il en possède plusieurs autres qui n'étaient pas attachées à des torques, mais qui, selon toutes probabilités, étaient faites aussi pour être suspendues au cou, comme les médailles actuelles. Il est permis de croire que cet usage gaulois était la continuation de l'antique usage néolithique. Peut-être les Gaulois n'y attachaientils pas les mêmes idées que leurs prédécesseurs; ce qui dans l'origine avait été une amulette, pouvait, avec le temps, être tombé à l'état d'ornement pur et simple, car on sait avec quelle persistance certaines coutumes populaires se perpétuent sous leur signe matériel, alors même qu'on en a oublié le but originel. Je montrerai pourtant plus loin que, jusqu'à une époque presque récente, on a attribué à la substance du crâne humain des propriétés curatives toutes spéciales. J'ajoute que de nos jours encore les médicastres traitent diverses maladies à l'aide de sachets renfermant certaines drogues et suspendus au cou des patients. Cette pratique date de l'antiquité : les sachets médicamenteux étaient appelés en latin noduli ou sacculi, en grec papoúmo. Galien lui-même traitait l'épilepsie par la racine de pæonia suspendue au cou (2). Il est donc permis de considérer comme probable que

(1) Bulletins de la Société d'anthropologie, 2 mars 1876, 2o série, t. XI, p. 121. (2) Galien, De simplicium medicamentorum facultatibus, lib. VI, édition des Juntes, Venise, 1586, in-fol., t. IV, p. 45, verso.

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