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néolithique n'était pas moindre qu'aujourd'hui, et je dois le remercier d'avoir soulevé une question qui a tourné à l'avantage de mon opinion sur le but des trépanations préhistoriques.

Aux faits de trépanation complète viennent s'ajouter d'autres faits qui méritent quelque attention.

Les plaies de tête compliquées de décollement du péricrâne produisent ordinairement la mortification de la table externe de l'os; celle-ci se détache, ou, comme on dit, s'exfolie au bout de quelque temps, laissant une perte de substance superficielle qui finit par se cicatriser. Sur les crânes qui ont subi autrefois cette exfoliation, on aperçoit une surface déprimée, recouverte d'une cicatrice compacte, mais mamelonnée et peu régulière. On en trouve un certain nombre d'exemples dans toutes les collections craniologiques, sur des crânes de tous les pays et de toutes les époques.

Mais j'ai été frappé de la fréquence de cette lésion sur les crânes néolithiques, et je me suis préoccupé surtout des cas où la perte de substance de la table externe présente la forme elliptique et les dimensions des ouvertures de trépanation chirurgicale. L'un des crânes de Baye, l'un des crânes de l'Homme-Mort, et l'un des deux crânes extraits par M. le général Faidherbe des dolmens de Roknia (1), en fournissent des exemples remarquables, et la grande ressemblance de ces trois faits m'a conduit à penser qu'ils n'étaient pas fortuits. Dans les trois cas, la cicatrisation est complétement parachevée, et le tissu osseux environnant est revenu à son état le plus normal, comme si la lésion traumatique datait de l'enfance. Notre musée possède en outre un quatrième cas où cette date est tout à fait certaine (voy. fig. 25). C'est le crâne d'un homme adulte âgé de quarante ans au moins, dont la suture sagittale est en partie oblitérée. Il a été extrait par M. Prunières de l'un des dolmens de la Lozère. Sur la partie droite et postérieure de ce crâne existe une assez grande surface déprimée et cicatrisée qui repose sur la table interne de l'os, qui empiète par moitié sur l'écaille occipitale et sur le pariétal, et qui est traversée dans une étendue de plus de 4 centimètres par la branche droite de la suture lambdoïde. Celle-ci n'est nullement oblitérée, et nous pouvons en conclure,

(1) Il y a dans le musée de Bone un grand nombre de crânes provenant des dolmens de Roknia, mais je n'ai pu en examiner que deux, apportés à Paris par le général Faidherbe.

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pour les motifs qui ont déjà été exposés ailleurs (plus haut, p. 27), que la perte de substance a été produite à une époque où la membrane fibro-cartilagineuse de la suture avait encore une notable épaisseur, qu'elle date par conséquent de l'enfance. Mais quelle

FIG. 25. Région pariéto-occipitale droite du crâne no 18 de la série des dolmens de la Lozère. Musée de l'Institut d'anthropologie. Donné par M. Prunières. Gr. nat. La grande surface irrégulièrement elliptique sur laquelle la table externe a été enlevée par le raclage est recouverte d'une cicatrice peu régulière, mais très-ancienne et trèscompacte. Elle est traversée par la branche droite de la suture lambdoïde, qui n'est nullement oblitérée.

a pu être la cause de cette perte de substance, qui comprend toute la table externe et toute l'épaisseur du diploé? Une plaie de tête compliquée de décollement du péricrâne aurait-elle pu la produire? Non, car à l'âge où la membrane de la suture est encore épaisse, le péricrâne des deux os voisins vient y adhérer très-solidement, de sorte que le décollement et l'arrachement du péricrâne ne peut franchir la suture pour se prolonger d'un os à l'autre. Le décollement pathologique du péricrâne par un abcès sous-périostique s'arrêterait aussi sur la même limite. Il n'y a que l'opération du raclage qui puisse produire un pareil résultat. Il est d'ailleurs difficile de savoir si la perte de substance a été obtenue

directement par le raclage successif des couches osseuses, ou indirectement, par un raclage limité au périoste, et suivi de l'exfoliation des couches superficielles de l'os.

Ce fait remarquable ne peut recevoir aucune autre interprétation. Il prouve que l'on se bornait quelquefois à pratiquer une trépanation incomplète, et il devient dès lors assez probable que les abrasions observées sur les trois autres crânes de Baye, de l'Homme-Mort et de Roknia ont été également produites par le même procédé.

Lorsque j'ai discuté et interprété ces faits devant la Société d'anthropologie, je ne connaissais pas encore le curieux Traité de l'épilepsie, de Taxil. Aujourd'hui je puis emprunter à cet auteur un argument précieux. On a vu que Taxil recommande de traiter l'épilepsie tantôt en enlevant par le raclage (en rappant) toute la table externe de l'os, tantôt en dépassant cette table et « en profondant iusques à la dure-mère» (voy. plus haut, p. 209). Les opérateurs empiriques du moyen âge, dont le livre attardé de Taxil réflète les pratiques grossières, faisaient donc précisément ce qu'avaient fait, un grand nombre de siècles avant eux, les opérateurs néolithiques, avec cette différence toutefois que pour ceuxlà la trépanation incomplète était la règle, et la trépanation complète l'exception, tandis que pour ceux-ci c'était au contraire la trépanation complète qui était la règle, l'autre n'étant que l'exception.

Quel était le but de la trépanation incomplète? Pourquoi la perte de substance pratiquée sur le crâne était-elle tantôt pénétrante, tantôt non pénétrante? N'est-ce pas parce que ces deux opérations s'adressaient à des maladies différentes? Cela n'est pas impossible sans doute, et cela paraît même probable au premier abord, car si la trépanation complète était destinée à ouvrir passage à un esprit, il est clair que la trépanation incomplète ne pouvait remplir cette indication. Malgré cet argument pressant, j'incline à croire que les deux opérations n'étaient que deux formes d'une même thérapeutique, et qu'elles s'appliquaient aux mêmes cas. A côté des croyants qui admettaient sans examen la doctrine de la possession, il pouvait y avoir des gens moins crédules, de la nature de ceux qu'on appelle aujourd'hui les esprits forts. Ceux-ci, sans pousser la critique jusqu'à oser mettre en doute l'efficacité curative de la trépanation, pouvaient ne pas être convaincus de ses propriétés mystiques et attribuer la pré

tendue guérison des trépanés à une cause naturelle, à l'action matérielle exercée sur le crâne. Dès lors, était-il bien nécessaire de racler toutes les couches jusqu'à la dure-mère, et le raclage des couches superficielles ne produirait-il pas sur le crâne une action suffisante? Qu'un opérateur néolithique ait fait ce raisonnement, qu'il ait trouvé avantageux de substituer à la trépanation complète une opération moins grave, que celle-ci lui ait paru tout aussi efficace que l'autre, qu'enfin il ait réussi à faire accepter ses idées par quelques personnes et à trouver quelques imitateurs, il n'y a rien là que de très-admissible. Et ce fut peut-être ainsi que l'on commença à préparer la décadence de la pratique mystique de la trépanation chirurgicale, et de la trépanation posthume qui s'y rattachait si étroitement.

$9. DE LA CROYANCE A UNE AUTRE VIE.

J'ai signalé à dessein, dans la partie historique de ce travail (voir plus haut, p. 4), les figures de femmes sculptées dans les parois des antigrottes qui conduisaient dans les grottes sépulcrales artificielles de Baye. Ces figures, dont le type est assez uniforme, ne peuvent représenter que des divinités ; la place qu'elles occupent à l'entrée des sépultures nous permet de penser qu'elles étaient là pour protéger les morts, et si l'on éprouvait le besoin de placer les morts sous cette protection, c'était probablement parce que l'on croyait qu'ils étaient appelés à une autre vie.

Cette conclusion toutefois est loin d'être rigoureuse, car la divinité de l'antigrotte aurait pu n'avoir d'autre fonction que d'assurer le repos des morts; et en tous cas la découverte de M. de Baye laissait sans réponse la question de savoir de quelle nature était cette autre vie, et si le mort y conservait son individualité. Aujourd'hui, l'étude des trépanations préhistoriques nous apporte une solution plus décisive.

Parmi les rondelles ou amulettes crâniennes de l'époque néolithique, nous en connaissons trois qui ont été trouvées dans l'intérieur de crânes largement ouverts par des trépanations posthumes. Ces trois faits importants ont été découverts par M. Prunières. Dans les trois cas, la rondelle intra-crânienne provient incontestablement d'un crâne étranger, car elle diffère du crâne où elle a été introduite, aussi bien par son épaisseur que par sa couleur et par le degré de densité de son tissu,

La première de ces trois pièces est la célèbre rondelle de Lyon (fig. 1 et 2, p. 2). Le crâne où elle se trouvait présentait dans la région pariétale droite une large ouverture artificielle et il était entièrement rempli de terre. En le déblayant, M. Prunières amena la rondelle; il reconnut qu'elle était formée d'un fragment du pariétal d'un autre individu; car elle était d'un blanc jaunâtre, tandis que le crâne était noirâtre; et elle était très épaisse, tandis que le crâne était assez mince. Comment avaitelle pénétré dans ce crâne? Elle pouvait y avoir été amenée naturellement par la poussée des terres; il pouvait se faire encore qu'en remaniant le sol du dolmen pour une inhumation nouvelle, on l'eût refoulée sans le savoir, de manière à la faire pénétrer, avec une certaine quantité de terre, dans un ancien crâne oublié. «Enfin, ajoutait M. Prunières, ne peut-on pas encore se demander si elle n'aurait pas été introduite intentionnellement par l'homme (1)?»

Ainsi s'exprimait M. Prunières dans une note datée du 18 février 1874. Mais quelques jours après, en déblayant de nouveaux crânes néolithiques, qu'il conservait depuis plusieurs années et qui étaient encore pleins de terre, il découvrit deux autres amulettes intra-crâniennes de forme irrégulière, qu'il m'expédia aussitôt avec une nouvelle lettre, et que je pus présenter à la Société d'anthropologie en même temps que sa première note (2). Cette fois le doute n'était plus possible. Il n'y avait plus à invoquer les causes fortuites, et un fait qui s'était reproduit jusqu'à trois fois dans des conditions à peu près identiques ne pouvait être attribué qu'à un acte intentionnel.

Dans les trois cas, les crânes dans l'intérieur desquels se irouvaient les amulettes crâniennes avaient été soumis à la trépanation posthume. Après avoir produit sur l'une de leurs faces latérales d'immenses pertes de substance, on n'avait pas cru devoir les inhumer dans cet état, et, à travers la vaste ouverture que

(1) Bull. de la Soc. d'anthropologie, 5 mars 1874, p. 186.

(2) Loc. cit., p. 191-192. Il y a dans la rédaction de cette présentation une confusion et une inexactitude. C'est la première rondelle et non pas la seconde qui se trouvait sur l'intérieur du crâne présenté à la Société; en outre, cette rondelle (qui est figurée ci-dessus, p. 195, fig. 18) présente un bord cicatrisé qui n'est pas mentionné dans la rédaction. J'avais pris l'in dication de ces pièces dans la seconde lettre de M. Prunières, lequel ne connaissait pas encore la trépanation chirurgicale.

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