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variables. On en voit de nombreux exemples réunis dans les musées d'anatomie pathologique; on en voit aussi çà et là quelques-uns dans les musées craniologiques, sur des crânes trouvés dans des sépultures de tous les temps et de tous les pays, et il est tout naturel de se demander si les ouvertures cicatrisées de nos crânes néolithiques ne sont pas dues à des causes accidentelles ou pathologiques. Elles sont, il est vrai, incomparablement plus fréquentes sur ces crânes que sur les crânes ordinaires; mais cela pourrait être attribué aux mœurs violentes et guerrières des hommes de ce temps-là.

L'idée d'une opération chirurgicale ne se présenterait donc pas à l'esprit si nous n'avions sous les yeux qu'un seul de nos crânes trépanés. L'un de ces crânes a été recueilli en 1840 dans le dolmen de Bougon (Deux-Sèvres), et M. le docteur Sauzé, qui l'a étudié avec soin, a pensé qu'il était atteint d'une blessure de guerre (1). Le crâne perforé découvert en janvier 1874 par MM. Louis Lartet et Chaplain, dans la grotte de Sorde (BassesPyrénées), fut interprété de la même manière par M. Hamy (2). Moi-même, ayant reçu, en 1872, la belle collection des crânes de la caverne de l'Homme-Mort, généreusement donnée par M. Prunières au musée de mon laboratoire, je méconnus entièrement la nature des perforations cicatrisées qui existaient sur deux de ces crânes. Les bords de l'un s'étant un peu altérés dans le sol de la sépulture, je me laissai aller à supposer qu'il s'agissait d'une érosion posthume, tout en reconnaissant cependant « que ces bords pouvaient paraître cicatrisés »; j'ajoute, pour mon excuse, que la portion de l'ouverture qui était cicatrisée correspondait à la partie antérieure et inférieure de la fosse temporale, région où la paroi, très-mince, est souvent dépourvue de diploé, de sorte que le caractère le plus décisif des cicatrices crâniennes, l'occlusion des cellules du diploé, ne peut être constaté. Quant à l'autre perforation, je pus aisément reconnaître qu'elle était traumatique et cicatrisée; mais ce ne fut pas sans hésiter que je l'attribuai à une blessure de combat. « Avant d'avoir étudié ce crâne, disais-je, je n'aurais jamais supposé qu'une hache de pierre pût ainsi détacher d'un seul coup, et d'un coup très-obli

(1) Babert de Juillé, Rapport déjà cité sur le dolmen de Bougon, Niort, 1875,

p. 9.

(2) Louis Lartet et Chaplain, Une sépulture des anciens troglodytes dans les Pyrénées, Toulouse, 1874, broch. in-8°, p. 55, fig. 22, no 2, et p. 56, note I. T. VI. 1877.

REVUE D'ANTHROPOLOGIE.

quement dirigé, une pièce d'os aussi large et aussi épaisse; il fallait que l'arme fût maniée par un bras athlétique, et je cherche en vain, parmi lés humérus de la caverne de l'Homme-Mort, l'indice de cette force herculéenne (1). » On voit que j'étais loin d'être satisfait de mon interprétation; je sentais bien qu'elle était forcée; je l'acceptai néanmoins, faute de pouvoir en proposer une autre, et je ne songeai pas même à la possibilité d'une opération chirurgicale.

Mais aujourd'hui, lorsque nous voyons la même perforation reparaître avec les mêmes caractères sur un grand nombre de crânes néolithiques, avec sa forme elliptique, son contour régulier, son bord aminci et très-oblique, son grand axe toujours dirigé dans le même sens et ses dimensions assez peu variables, nous sommes obligés de reconnaître que les hasards du traumatisme ou de la maladie ne pourraient donner lieu à un effet aussi constant. Il y a là un type qui ne peut résulter que d'un procédé régulier, appliqué par un opérateur méthodique. C'est ainsi que les premiers silex taillés du diluvium ont paru d'abord brisés par des chocs fortuits; mais lorsqu'on a vu les mêmes formes se reproduire un grand nombre de fois, on y a reconnu la signature de l'homme.

La preuve tirée de la constance du type des ouvertures n'est pas la seule que l'on puisse invoquer. Il est facile, en effet, de reconnaître que ces ouvertures diffèrent de toutes les autres.

Les ouvertures non chirurgicales du crâne sont congénitales, pathologiques ou traumatiques; je ne parlerai que de celles dont le diamètre peut atteindre 2 centimètres, les perforations plus petites ne pouvant évidemment pas être confondues avec celles que j'étudie.

Les ouvertures congénitales sont de deux espèces : 1° les unes sont la conséquence d'un arrêt de formation des pariétaux; elles sont doubles et symétriques (voir fig. 8 et 9); elles tiennent la place des trous pariétaux, et ont, par conséquent, un siége absolument fixe (2); ces deux caractères permettent de les mettre hors de cause; 2° les autres donnent passage à des hernies du cerveau

(1) P. Broca, Mémoire sur la caverne de l'Homme-Mort, dans la Revue d'anthropologie, t. II, p. 18, janvier 1873.

(2) P. Broca, Sur la perforation congénitale des pariétaux (Bulletins de la Société d'anthropologie, 1875, p. 192-198). — Sur les trous pariétaux et sur la perforation congénitale double et symétrique des pariétaux (même volume, p. 326-336).

ou des méninges; elles ne peuvent se produire qu'en un certain nombre de points déterminés, et leur formation est impossible dans la plupart des points où s'observent nos trépanations. Elles diffèrent, en outre, complétement de ces dernières par la disposition de leurs bords. J'ai étudié, par exemple, dans le musée

FIG. 8. 9. Perforation double et congénitale des pariétaux. Tiers nat.- FIG. 8. D'après la photographie d'un crâne donné par M. le baron Larrey au musée du Val-de-Grâce. FIG. 9. Dessin stéréographique d'un crâne canarien donné par M. le docteur Chil au musée de l'Institut anthropologique.

Dupuytren, un cas où la hernie cérébrale s'est faite à travers la branche droite de la suture lambdoïde. L'ouverture est grande, elliptique et assez régulière; son bord est très-compacte, aminci, presque tranchant, comme celui de nos ouvertures chirurgicales; mais ce bord n'est pas resté sur le niveau de la surface générale du crâne, il a été fortement repoussé, presque retourné en dehors par la pression de la hernie, et la région voisine présente un certain degré de voussure, tandis que la conformation des crânes trépanés est parfaitement normale autour de l'ouverture, dont le bord, d'ailleurs, n'est nullement dévié.

Je passe aux ouvertures pathologiques. Elles sont produites, tantôt par des tumeurs intra ou extra-crâniennes, capables d'envahir et de détruire le tissu osseux; tantôt par une maladie de l'os lui-même. Dans le premier cas, l'ouverture ne peut pas se cicatriser et, par conséquent, ne peut ressembler en rien aux perforations chirurgicales. Dans le second cas, la guérison et la cicatrisation ne sont pas impossibles; mais la maladie de l'os, s'étendant toujours bien au-delà des points où la perforation s'est produite, laisse, tout autour de celle-ci, des traces indélébiles, que l'on ne retrouve pas sur les crânes artificiellement perforés.

Il ne reste donc plus à considérer que les ouvertures traumatiques, résultant de certaines blessures du crâne. L'os blessé, n'étant pas malade, peut faire aisément les frais d'un travail de réparation, aboutissant à une cicatrisation complète. L'ostéite qui accompagne ce travail, produit tout autour de l'ouverture, et dans une étendue assez considérable, une dilatation des canalicules et, par conséquent, une porosité qui ne disparaît ensuite qu'avec une extrême lenteur; mais, lorsque le blessé survit pendant un nombre d'années suffisant, l'ouverture du crâne présente les deux principaux caractères des ouvertures de la trépanation, savoir la cicatrisation complète des bords et l'intégrité parfaite du tissu osseux environnant. On peut donc être tenté d'attribuer à des accidents traumatiques les ouvertures que j'appelle chirurgicales.

Les blessures capables de produire des perforations crâniennes sont les plaies contuses, les fractures et les sections par armes tranchantes.

Les plaies contuses amènent rarement ce résultat. Elles agissent en décollant le périoste. L'os dénudé, ne recevant plus de vaisseaux, se mortifie, c'est-à-dire se nécrose; la partie mortifiée, appelée séquestre, est détachée par un travail d'élimination, et tombe au bout d'un temps qui varie entre un et trois mois; cela est très-commun; mais le plus souvent le séquestre n'occupe que la couche superficielle de l'os, et la perforation ne se produit que dans les cas rares où le séquestre comprend toute l'épaisseur de l'os. Or, tous ceux qui ont vu ces séquestres pénétrants savent qu'ils sont toujours limités par des bords dentelés et extrêmement irréguliers; les mêmes irrégularités existent nécessairement, dans l'origine, sur l'ouverture crânienne; elles s'atténuent beaucoup dans la suite, grâce au travail de cicatrisation, mais elles ne disparaissent pas, et il faudrait un concours de circonstances tout à fait exceptionnel pour qu'une ouverture de ce genre devînt semblable à une ouverture chirurgicale.

Les fractures avec esquilles peuvent produire des ouvertures d'étendue variable, mais le plus souvent très-irrégulières, et accompagnées de fêlures marginales plus ou moins étendues, dont la trace ne s'efface jamais. Nos projectiles modernes font quelquefois des ouvertures presque régulières et sans fêlures divergentes; mais les hommes néolithiques ne disposaient pas de pareils moyens. Les projectiles ordinaires, les pierres de fronde,

les coups de massue, les chutes sur la tête, se bornent presque toujours à produire des fractures par enfoncement, que nos chirurgiens transforment quelquefois en ouvertures plus ou moins grandes en enlevant méthodiquement quelques-uns des fragments déviés et en relevant les autres; mais il est très-rare que les fractures abandonnées à elles-mêmes donnent lieu à des ouvertures, car la plupart des esquilles ne sont qu'incomplétement détachées; elles tiennent encore par une partie de leurs bords; elles continuent donc à vivre; lorsque certains fragments sont éliminés, ils ne laissent que des ouvertures petites, irrégulières, dont les bords sont plus ou moins enfoncés, et celles-ci n'ont aucune ressemblance avec nos ouvertures chirurgicales.

Je n'ai donc plus à examiner maintenant que les pertes de substance produites par l'uction d'une arme tranchante. C'est le noeud même de la question. J'ai dû, pour compléter ma discussion, et pour réfuter à l'avance les interprétations que l'on pourrait m'opposer, passer en revue toutes les espèces de perforations crâniennes; mais, cette fois, il ne s'agit plus de prévoir des objections qui n'ont pas encore été faites; il s'agit d'examiner une opinion qui s'est toujours présentée, avant toute autre, à l'esprit des observateurs. Tous ceux à qui l'on montre pour la première fois un de nos crânes néolithiques trépanés, attribuent invariablement la perte de substance à l'action d'une arme tranchante, qui aurait enlevé d'un seul coup un grand copeau du crâne. C'est ce qui m'est arrivé à moi-même, je m'en suis déjà accusé et excusé, si c'est une excuse d'avoir senti la faiblesse d'une interprétation et de n'avoir pas osé la rejeter. — J'espère prouver aujourd'hui que cette interprétation ne résiste pas à un examen attentif.

Il faut un bras bien vigoureux, et une arme bien tranchante et bien solide pour exciser un grand copeau comprenant toute l'épaisseur du crâne, car il n'y a qu'une coupe très-oblique qui puisse produire cet effet, et une arme ainsi dirigée glissera sur la surface dure et convexe du crâne ou l'entaillera à peine, à moins qu'elle ne soit à la fois très-tranchante et animée d'un mouvement extrêmement rapide. Ce coup terrible s'observe cependant quelquefois sur les fantassins taillés en pièces par une charge de cavalerie. Le poids du sabre et la vitesse du cheval s'ajoutent à la force du bras du cavalier, et l'arme tombe sur la tête du piéton avec assez de force et de rapidité pour pénétrer

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